Articles, Textes, Radios
La dernière trace
Filmer les lieux de mémoire
.
La dernière trace, c’est ce qui est donné à voir lorsque nous arrivons trop tard. Après coup. Les cinéastes s’expriment toujours après coup. Comme les historiens qui parlent quand c’est déjà fini, presque réglé, en cours d’être passé – plus ou moins bien passé. Aux historiens, la raison d’être commande un tel délai. Pour réfléchir à ce qui s’est passé, il faut attendre que cela soit passé. Difficile d’allier les deux, de vivre l’événement et d’en faire l’analyse distanciée. D’ailleurs on n’est jamais sûr que ledit événement en soit un, qu’il mérite de passer à la postérité – même si parfois, quand l’époque est agitée et l’émotion intense, on a le sentiment grisant de « vivre l’Histoire ». Les historiens ne vivent pas l’Histoire, ils font de l’Histoire. Et pour ce faire, ils ont besoin de recul, de retard. Ils ne sont pas chroniqueurs de l’actualité. À peine contemporains de leur propre pensée.
Pas plus que les historiens, les cinéastes n’ont vocation à vivre dans l’instant. Ni témoins du réel, ni observateurs des événements en cours. En filmant, ils créent de la distance et prennent du recul. Ils refabriquent l’espace et le temps en déplaçant l’événement ailleurs et plus tard, c’est-à-dire sous forme d’un récit travaillé. Ils scénarisent le réel à l’aide de médiations techniques qui font écran.
« La dernière trace » intéresse cinéastes et historiens parce qu’ils ne cherchent pas à exhiber le réel mais à le reformuler. La « dernière trace » superpose deux états du monde : celui qui a été, et celui qui est. Ce qui s’est passé, et ce qui se passe. Montrer la dernière trace, c’est organiser l’existence de ce qui n’existe plus. C’est mettre en scène une manifestation ultime, à l’aide d’un témoignage, d’une photographie ou d’une archive, d’un monument ou d’un lieu anonyme, voire à l’aide d’un minuscule fragment de rien du tout. Tout ce qui forme « lieu de mémoire » devient ainsi susceptible d’être exploré, lu ou regardé, filmé.
Texte de François Caillat, paru dans le catalogue du 14ème festival “Les Ecrans Documentaires” (Gentilly).
La mémoire des lieux
.
KATHLEEN EVIN : Bienvenue dans cette «humeur vagabonde» qui vous demandera aujourd’hui une écoute toute particulière. Pas facile, en effet, d’évoquer des sentiments, des sensations, des émotions, qui n’ont pas de nom précis, mais qui pourtant vous envahissent parfois avec une violence surprenante devant un paysage apparemment paisible.
L’histoire tourmentée des hommes imprègne-t-elle à jamais les lieux où elle se déroule ? Et pourrait-on traverser la place du marché à Rouen, les vastes plaines de la Somme, les collines caillouteuses qui bordent l’Ebre, les champs paisibles qui entourent la petite ville de Weimar, sans ressentir, au plus profond, les douleurs et les morts dont ils ont été le théâtre indifférent ?
Philosophe de formation, François Caillat est un documentariste très particulier puisqu’il ne filme que l’infilmable : l’ouïe, le langage, le souvenir. Originaire de Lorraine, une région écartelée entre deux patries, il a cherché à comprendre par les paysages, les silences, ce que la parole des hommes se refusait à livrer : la mémoire des lieux.
C’est exactement cela dont il nous parlera ce soir.
*******
KATHLEEN EVIN : François Caillat, on ne va pas se livrer à un inventaire à la Georges Perec. Et pourtant, c’est bien de souvenance qu’il s’agit ce soir. Qu’est-ce qui vous a plongé dans ce domaine si flou pour un documentariste ?
FRANÇOIS CAILLAT : “ Si flou ”, je ne suis pas sûr. On parle de mémoire des lieux. Et je pense que les lieux, c’est quelque chose d’extrêmement cinématographique. C’est quelque chose qu’on peut filmer assez facilement, qui est très présent. Et c’est une donnée de départ séduisante pour un documentariste.
Je m’intéresse beaucoup à l’idée de trace : en partant de ces paysages, de ces décors, de ces lieux, de ces villes dans lesquelles se sont passés des événements à la recherche desquels je m’en vais. La réunion des deux directions, mémoire et lieu, fabrique quelque chose de très précis. Pour moi, c’est vraiment un projet cinématographique. C’est aussi un projet de documentariste parce que je parle de lieux bien réels. Je m’intéresse à des histoires réelles. Passées, mais réelles.
K.E. : Il s’agit, en tout cas pour vous, François Caillat, de lieux très précis puisque vous êtes d’origine lorraine. Toute votre famille y est implantée. Et d’ailleurs, vous avez réalisé en 1997 un film qui s’appelle « La quatrième génération » : la vôtre.
Est-ce que le fait d’appartenir à une terre comme la Lorraine – qui a été si souvent envahie, dépecée, prise, reprise, conquise, abandonnée -, est-ce que c’est cela, qui vous tient le plus à coeur ? Est-ce que cette mémoire, ce goût pour la mémoire des lieux, vous viennent d’abord de l’histoire familiale ?
F.C. : Oui, obligatoirement, au sens où les émotions qu’on a eues comme enfant sont toujours fécondes et très porteuses pour faire des films. C’est rechercher dans ses émotions d’enfance quelque chose sur quoi travailler. Je suis né dans cette région, j’y ai grandi, j’ai passé pas mal de temps là-bas étant jeune. C’est donc pour moi à l’origine de beaucoup de significations. Mais ce sont des significations d’enfant, ou d’adolescent. Ce sont des souvenirs. Et il s’agit de les retravailler, de les transcrire, de les importer, dans un domaine qui est tout autre : celui de l’activité que je fais, c’est-à-dire cinéaste. Tout ce travail, qui va de l’enfance jusqu’à un métier d’adulte, est très passionnant. C’est un travail de transformation qui me prend tout mon temps, toute ma tête. D’ailleurs je ne sais même pas si c’est un travail. C’est une situation, une position, un sentiment. C’est presque une manière d’être.
K.E. : En tout cas, cette terre est à la fois familiale – donc agréable – et en même temps hantée par des morts : des morts allemands, des morts français. Est-ce que ça veut dire que, pour vous, cela a été comme une sorte de territoire hantéqu’il vous fallait, arrivé à l’âge adulte, réapprivoiser ?
F.C. : Oui, et même plus que réapprivoiser. Tout simplement pouvoir m’en approcher. Le film « La quatrième génération« , que j’avais fait sur ma famille, était déjà une première manière de m’en approcher. C’est-à-dire de penser à ce qu’avait pu être ma famille dans ce lieu que je connaissais bien. Quand on grandit dans un lieu, on ne sait pas forcément qui a vécu avant : la génération d’avant, deux générations, trois générations… Les gens ne sont plus là. Pour moi, retrouver ce passé, c’était déjà un point de départ. Je découvrais que ces lieux – que j’avais cru simplement chargés de mon enfance – étaient en fait chargés de bien plus que ça. Ils étaient chargés de toute une histoire que je me suis mis en quête d’aller rechercher.
K.E. : Votre dernier film passe sur Arte, lundi 5 novembre à 22 h 30, et s’appelle « Trois soldats allemands« . Ce film s’ouvre sur l’exhumation en 1951 d’un squelette – le cadavre d’un soldat allemand inconnu -, sur les lieux de votre enfance. Et on se rend compte assez vite que cette anecdote, qui est un bon point de départ pour un film qui raconterait une histoire, n’est qu’une sorte de prétexte à un voyage dans une Lorraine un peu… j’allais dire devenue une sorte de métaphore, puisque on n’y voit pas un être vivant. On entend des voix, le plus souvent par téléphone, mais il n’y a de vivant que les paysages.
Avant d’en parler, on va écouter la voix d’une vieille dame qui raconte, en quelques mots terribles, ce qu’a été l’histoire de ces lieux en Lorraine.
Extrait sonore du film
« Trois soldats allemands »
K.E. : Ce document raconte bien la déchirure apparue chez les jeunes lorrains : ils étaient obligés de porter un uniforme étranger et, en même temps, ils se sentaient considérés comme des ennemis. C’est vrai que ça pose la question : Qui sommes-nous? Contre qui nous battons-nous ?
F.C. : Reparlons de cette histoire de soldat déterré car c’est le point de départ. Dans le jardin d’une propriété privée, il y avait une dépouille de soldat allemand. J’en ai toujours entendu parler quand j’étais enfant. Dans les années 50, ce soldat a été déterré – je ne sais pour quelle raison, les militaires de la guerre de 40 devaient probablement être renvoyés ailleurs. Ce qui m’a intéressé, à partir de ce fait divers, de cet événement un peu singulier, c’est de réfléchir plus largement à ce qui s’était passé pour tous les gens qui avaient vécu à cet endroit-là. Et à partir d’une anecdote d’allemand enterré dans un jardin, j’ai découvert qu’il y avait eu effectivement alentour des tas de destinées avec des gens qui avaient été là. Et je me suis demandé ce qui s’était passé pour tous ces gens, durant la mobilisation et la guerre de 40.
K.E. : D’autant plus que, au sein d’une même famille, on pouvait combattre sous l’uniforme français ou sous l’uniforme allemand. C’est-à-dire que des frères, des cousins, des gens d’une même famille, pouvaient se retrouver embrigadés dans deux armées ennemies.
F.C. : Oui, mais il faut distinguer ce qui s’est passé durant les deux annexions allemandes : celle qui a eu lieu de 1871 à 1918, et celle qui a eu lieu entre 1940 et 1944.
Entre 1940 et 1944, quasiment tous les jeunes Mosellans et Alsaciens ont été enrôlés dans l’armée allemande et sont partis, en général sur le front de l’Est. Ils ont combattu dans les rangs de la Wehrmacht.
En 1914, les Lorrains étaient annexés, mais il y avait quand même de l’autre côté de la frontière – c’est-à-dire dans la partie de la Lorraine qui n’avait pas été annexée en 1871 (par exemple du côté de Nancy) -, il y avait des Français qui étaient leurs cousins. Et effectivement, il y a eu des familles qui se sont retrouvées avec des enfants dans chacune des deux armées qui se sont combattues durant la Première Guerre Mondiale.
K.E. : Du coup, la mémoire qui vient après ces événements tragiques – qui consiste à célébrer les martyrs, les morts, et à repartir dans un avenir apaisé – cette mémoire est devenue impossible sur cette terre. Comment faire pour concélébrer le souvenir de morts allemands dans un pays qui est redevenu français ? C’est assez particulier…
F.C. : Aujourd’hui, c’est l’avènement de l’Europe, donc tout est un peu apaisé. Mais il reste encore beaucoup de survivants de la dernière guerre. Il y a des traces fortes, il y a des gens qui ont la mémoire de cette guerre de manière très vive, très douloureuse. Et il existe une espèce de fossé entre ceux qui ont vécu cette période, qui en gardent un souvenir un peu…. presque une certaine culpabilité : aucun Mosellan ni aucun Alsacien ne se vanterait d’avoir été engagé dans l’armée allemande ; c’était une obligation et elle est restée pendant très longtemps vécue comme une tache… Donc, entre ces survivants de la guerre et la génération plus jeune qui n’a pas connu la guerre – par exemple ma génération : la première génération de lorrains qui n’a pas connu de guerre franco-allemande, ce qui est à la fois magnifique et tout à fait incroyable -, entre ces générations il y a forcément un hiatus. Et je trouve qu’il y a un peu… non pas d’incompréhension réciproque, mais… le poids de l’Histoire est passé par là. Ça fait une grosse différence.
Ce qui m’a intéressé, c’est d’articuler deux époques : l’époque à laquelle j’appartiens, c’est-à-dire l’époque de la construction européenne avec tous les aléas qu’on connaît – mais la relation franco-allemande, même si ce n’est pas toujours facile, a été considérée jusqu’à présent comme le noyau dur de l’Europe ; et la période d’avant, c’est-à-dire la génération de mes parents et de mes grands-parents qui ont vécu, eux, ce noyau franco-allemand dans des termes beaucoup plus rudes…
K.E. : François Caillat, dans ce film « Trois soldats allemands« , je disais tout à l’heure que les vivants étaient réduits à des voix, et que vous aviez filmés les paysages comme les vrais acteurs de cette histoire.
Les paysages de Lorraine vous ont-ils dit quelque chose que les survivants de cette histoire tourmentée ne pouvaient pas vous dire ?
F.C. : Les paysages ont pris la place des personnages parce que j’ai eu envie de faire un film un peu fantomatique. Un peu hanté. Sur des destinées passées qui imprègnent beaucoup ces lieux. Les gens ne sont plus là, donc je ne pouvais pas les faire parler. Mais même ceux qui étaient là, ceux qui restaient, je n’avais pas envie de les mettre en avant et de les faire trop parler. Je préférais voir comment tout ce passé pouvait s’inscrire dans les lieux, et notamment les paysages.
Il faut rappeler que cette partie de la Lorraine dans laquelle se passe le film, c’est-à-dire la Moselle du côté de Sarrebourg, est une Lorraine très paysagée. Ce n’est pas la Lorraine sidérurgique, ce n’est pas la Meurthe-et-Moselle industrielle. C’est un paysage situé au pied des Vosges, assez magnifique, fait de plaines, d’étangs, avec des forêts complètement incroyables, notamment des sapins. C’est un paysage qui est très fort, très prenant, il a vraiment une dimension qui… il porte en lui la possibilité de retrouver tout un passé. Et il y a là toute une histoire investie – à supposer qu’on s’y intéresse et qu’on ait envie de la filmer d’une certaine manière. C’est ce que j’essaye de faire.
Je pense que le paysage peut… non pas prendre la place de l’homme, mais en tout cas porter en lui toute la dimension de ce que l’homme a mis dedans. On peut faire parler un paysage. Et c’est aussi le propre d’une démarche cinématographique. C’est-à-dire qu’il y a une manière de montrer les choses qui leur donne une ampleur. Mais ceci n’existe pas forcément au premier regard quand on se promène dans la Lorraine d’aujourd’hui. Si on passe rapidement sur une route, on ne sera pas forcément sensible à ça. Mais il suffit de rester un petit peu, de s’imbiber des lieux, et on peut essayer de retrouver dans ce paysage quelque chose qui vient du passé. C’est aussi une manière de les filmer un peu intemporelle. Ce que j’ai essayé de faire, dans « Trois soldats allemands« , c’est de filmer les lieux de telle manière qu’ils puissent fonctionner de la même manière aujourd’hui, ou il y a cinquante ans, ou il y a cent ans. Les mêmes lieux que j’ai filmés fonctionnent ainsi sur plusieurs époques, dans une dimension qui traverse le temps. Mais si elle traverse le temps, ce n’est pas parce qu’elle est dénuée d’humain. C’est parce qu’elle traverse les époques, elle porte toutes ces époques, elle charrie plusieurs dimensions. Il y a une espèce de stratification des lieux, d’archéologie. Du coup, évidemment, ça devient très hanté, très fantomatique. Et le moindre champ, la moindre maison, peuvent devenir terriblement lourds. Et même pesants.
K.E. : Est-ce qu’il n’y a pas aussi, peut-être, une petite méfiance à l’égard de la mémoire humaine ? La mémoire des lieux : il suffit d’interroger les lieux, et ils raconteront l’Histoire. Alors que la mémoire humaine est souvent refabriquée, recomposée ; elle est partielle. D’une certaine manière, la mémoire des hommes est plus faillible que celle des lieux ?
F.C. : C’est sûr que la mémoire des survivants est toujours faillible. Je ne suis pas historien, mais je sais que les historiens, souvent, ont une certaine méfiance pour les témoins. Ils sont les premiers à dire qu’un témoin, même s’il a vécu les choses, peut s’être trompé. Ou avoir en tous cas une mémoire défaillante. N’ayant pas vécu cette période, je ne vais pas dire que je me méfie des témoins, ça serait peut-être beaucoup. Ça pourrait supposer que je veux me mettre à leur place – ce qui n’est pas le cas, parce que je n’ai rien à dire à côté de quelqu’un qui a vécu ces moments.
Je ne suis pas historien, je ne suis pas survivant. Je suis cinéaste. Je ne me méfie pas des gens en tant que témoins, j’essaye de construire quelque chose qui soit plus collectif, plus romanesque. D’un point de vue global. Je pourrais convoquer un témoin, deux témoins, dix témoins… Même ces dix ou cent témoins seraient toujours moins que le lieu qui les a vu vivre à un moment donné. Parce que le lieu est forcément porteur de quelque chose de plus transversal, de plus général – dans le bon sens du terme : je pense que le lieu peut porter tous les témoignages.
K.E. : Par exemple, dans le film « Trois soldats allemands« , une des histoires que vous racontez est celle de la famille Cailloux, qui a eu un jeune mort pendant la guerre de 14-18. C’était une famille française auparavant, et Edouard Cailloux est mort sous l’uniforme allemand. Et il est assez troublant d’entendre les descendants de cette famille dire : “ Oui, mais il paraît qu’il est mort en se rendant vers les lignes françaises, pour revenir à sa patrie d’origine ”. Alors que toute la correspondance qu’il échangeait avec sa famille montre bien qu’il n’avait pas d’états d’âme : il était soldat allemand. Cette mémoire, aujourd’hui, des Lorrains redevenus français, a peut-être besoin aussi de s’arranger avec la réalité que les lieux s’obstinent à raconter ?
F.C. : Les témoins ne font finalement que prolonger les contradictions qui ont existé tout le temps. Prenons l’exemple de cette famille Cailloux. Ils étaient français et après 1870, ils ont été annexés. Edouard Cailloux, mort à 21 ans en 1915 sous uniforme allemand, était né citoyen allemand. Probablement « français de coeur » (comme on disait à l’époque) parce que sa famille au départ était française, il est mort sous nationalité et uniforme allemands. Ensuite, en 1918, toute cette partie de la Lorraine est redevenue française et la famille Cailloux n’avait donc plus de raison de revendiquer le moindre héritage allemand. Mais c’est vrai qu’après, il est resté pendant longtemps une espèce de contradiction vivante, consistant à dire ce paradoxe étonnant : Edouard est mort sous uniforme allemand, mais en fait il est mort parce qu’il voulait, très probablement, rejoindre les tranchées françaises et retrouver ses frères français. Je pense qu’il existe effectivement des Lorrains qui ont essayé de déserter l’armée allemande pour rejoindre les Français, ce n’est pas du tout impossible. Mais dire cela, c’est aussi faire fi de cette réalité : toute la jeunesse de Moselle et d’Alsace a combattu sous uniforme allemand pendant la guerre de 14/18. Et c’est là une contradiction nationale : il faut quand même rappeler que la première annexion n’était pas une annexion de fait, c’était une annexion tout à fait légale : le Parlement français a voté, en bonne et due forme, la cession de la Moselle et de l’Alsace aux Allemands en 1871. Tout ça était très légal, tout à fait arrangé. Et le fait d’être allemand en 1914, pour quelqu’un qui était originaire de Lorraine, n’était finalement que l’effet de ce qu’avaient décidé ses aînés.
K.E. : Ce qu’il y a d’extraordinaire, dans cette histoire, c’est qu’elle connaît un épilogue en 1984, dans un lieu – oh combien parlant ! : Verdun, où François Mitterrand prend la main du chancelier allemand Helmut Kohl. En présence du neveu de Edouard Cailloux, Bruno Cailloux, qui est général et qui commande la nouvelle brigade franco-allemande…
Extrait sonore du film
« Trois soldats allemands »
(commentaire off, dit dans le film par Jean-Pierre Kalfon)
“Quarante ans plus tard. En 1984. Ce militaire français qui commande la prise d’armes s’appelle Bruno Cailloux. Il a contribué à la création de la nouvelle brigade franco-allemande… Il a participé aux premières opérations conjointes des deux armées…
Bruno Cailloux est un général français.… C’est le fils de Paul qui s’est battu à Saumur en 1940… C’est le neveu d’Edouard, l’artilleur tué en 1915 sous uniforme allemand… C’est aussi le neveu de Lucien Gasser, l’infirmier militaire réquisitionné en 14… Comme son garde Charles Engel… Lucien Gasser, dont le père Chrysostome est parti en Amérique en 70 pour ne pas servir dans l’armée du Reich… Et qui est revenu ensuite en Lorraine annexée avec la nationalité allemande qu’il a conservée jusqu’en 1919… Il est alors redevenu français…“
K.E. : Les histoires de famille en Lorraine, c’est ça : un moment on est français, un moment on est allemand. Et puis finalement l’Europe apporte, en tout cas là, une réponse qui ne renie pas la mémoire mais qui est une sorte de pardon. Est-ce qu’on peut parler de pardon réciproque ?
F.C. : De pardon, je ne sais pas. En tout cas d’aboutissement, oui.
Je voudrais apporter une précision concernant l’extrait sonore qu’on vient d’entendre. C’est à la fin du film, ça résume toute la contradiction qui n’a pas cessé d’avoir lieu entre plusieurs générations tantôt allemandes, tantôt françaises. Et qui ont combattu d’ailleurs avec bravoure : Edouard est mort en 1915 sous uniforme allemand ; son jeune frère Paul n’a pas fait la guerre de 1914 mais celle de 40 où il a été un héros – sous uniforme français cette fois-ci ; et le neveu de Edouard, le général Bruno Cailloux est, quant à lui, un des concepteurs de la Brigade franco-allemande… C’est assez étonnant de voir que le nouvel embryon de l’armée franco-allemande a été conçu par des gens qui avaient des parents militaires français et militaires allemands !
Je pense que la relation franco-allemande n’est pas de l’ordre du pardon, mais de l‘apaisement. Et c’est plus que ça : il n’y avait rien d’autre à faire, d’une certaine manière. Il y a eu trois guerres, trois guerres en un siècle. Il y a eu une première tentative de faire l’Europe de manière… on va dire une préfiguration négative, sous l’hitlérisme. On sait ce que ça a donné. Il y avait eu l’annexion précédente, jusqu’en 1918, qui était beaucoup plus douce et qui n’était pas du tout semblable idéologiquement. Et puis il y a eu la construction de l’Europe. Et c’est arrivé à un moment où il y a eu un épuisement absolu des deux pays. Ce n’est pas par hasard si ces deux pays ont pu former le noyau de ce qui se passe aujourd’hui. Ce n’est pas un pays qui a pardonné à l’autre – même si les Allemands ont été vaincus en 1945 et en 18 – c’est plutôt l’aboutissement d’une histoire. Je ne sais pas si ça aurait pu être autrement.
K.E. : François Caillat, pour savoir bien regarder, notamment les lieux, il faut savoir aussi écouter. Avant 1999,vous avez réalisé un film qui s’appelle « L’Homme qui écoute« .
Extrait sonore du film
« L’Homme qui écoute »
(commentaire off, dit dans le film par François Caillat)
Le silence : ce qui annonce le doute et l’inquiétude…
Il y a ce qu’on entend, il y a ce qu’on invente. J’observe les gens durant le soir. J’imagine des vies. Je mets en images des rêveries sonores.…
Après, il ne me reste plus qu’à accorder les lieux aux sons que j’ai imaginés. Peut-être l’ai-je vécu, peut-être pas…
Alors, je me mets à imaginer que tous les lieux gardent la mémoire sonore de leur passé. Ça pourrait être Marseille : souvenirs de grèves et cortèges de dockers, souvenirs de toute la Méditerranée…
Je suis l’homme qui écoute et qui rêve…
K.E. : François Caillat, c’est vous, “ l’homme qui écoute et qui rêve ” ?
F.C. : Oui, ça m’arrive ! Ce qui est bien, avec les lieux, avec les paysages, c’est qu’on peut imaginer tout ce qui s’est passé : non seulement l’histoire des hommes, mais aussi toutes les sonorités qui ont fait cette histoire.
Tout à l’heure, vous me demandiez si je remplaçais les témoins par les paysages. C’est vrai que les lieux permettent, eux aussi, d’inventer toutes sortes de vies. Je fais du documentaire avec des gens qui ont existé, mais j’essaye aussi de compléter ce que je sais en inventant le reste. J’invente toutes les vies qui auraient pu se passer, à côté de celles dont j’ai pu reconstituer quelques bribes. Disons que je m’intéresse surtout aux histoires dont je n’ai que des bribes.
Pour les sons, c’est pareil : s’agissant du passé, il faut les inventer. Je vois un paysage et j’imagine des choses qui se sont passées là. Par exemple à Marseille, comme dans l’extrait sonore qu’on vient d’écouter. À Marseille, et dans beaucoup de ports (je suis sensible à des villes comme Marseille mais ça pourrait être n’importe où), on imagine tout un passé qui est matérialisé par des voix, des musiques, des événements sonores. Dans mon film « L’Homme qui écoute« , consacré à la perception des sons, il y a toute une partie qui consiste à savoir ce qu’on peut imaginer, rêver… ce qu’on peut compléter… comment on peut restituer ce qui n’existe plus qu’à moitié…
K.E. : François Caillat, vous savez que ces termes de lieux de mémoire, ou de mémoire des lieux, ont inspiré beaucoup d’historiens et de philosophes. Pierre Nora a écrit un très beau livre là-dessus, « Les lieux de mémoire« , et on pense tout de suite à l’énorme travail qui a été fait. Dans son livre, Pierre Nora fait une distinction très intéressante entre la mémoire et l’Histoire. Pierre Nora dit que la mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude : il y a autant de mémoires que de groupes ; la mémoire est collective, plurielle et individualisée. L’Histoire, au contraire, appartient à tous et à personne. La mémoire s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste, l’image et l’objet ; la mémoire est un absolu. L’Histoire ne connaît que le relatif. Et il ajoute que l’Histoire était plus équitable que la mémoire, sous-entendu : pour les humains qu’elle juge.
Est-ce que c’est aussi votre avis ?
F.C. : L’Histoire est plus “ équitable ”, c’est ce que dirait un historien. Effectivement, les historiens ont l’idée de faire un travail plus objectif, donc plus débarrassé des sentiments, des souvenirs, des sensations. Ces historiens sont toutefois les premiers à reconnaître que chaque décennie fabrique une nouvelle conception de l’Histoire, et que c’est très bien comme ça. Disons que c’est une science en évolution permanente. Par rapport à la mémoire, ça n’a rien à voir parce qu’on peut dire que l’Histoire advient quand la mémoire n’est plus là. La mémoire existe tant qu’il y a des survivants, une tradition orale minimale, des gens qui ont vu, ou qui ont entendu quelqu’un qui avait vu que, etc… Mais tout finit par s’épuiser. Aujourd’hui, si par exemple on parle de l’époque napoléonienne, il n’y a plus que l’historien qui puisse en parler. C’est sur la base de choses écrites, de restes de mémoire, mais l’historien est venu prendre la place de la mémoire.
Le travail du cinéaste se situe, chronologiquement, avant le travail de l’historien. Le cinéaste travaille sur un registre qui est encore celui de la mémoire (soit que l’on fasse parler des témoins, comme le font beaucoup de mes collègues cinéastes, soit qu’on s’en passe). Le cinéaste reste sur un sentiment des choses, sur une mémoire assez récente. Tandis que l’historien prétend à une impartialité, une objectivité, en tout cas une distance, qui n’auraient pas grand intérêt dans un film. Je traite de faits historiques dans mes films, c’est vrai, mais je ne pense pas du tout faire des films d’Histoire.
FRANCE-INTER, émission « L’Humeur vagabonde », de Kathleen Evin
Mercredi 31 octobre 2001, de 20 à 21 heures.
Invité : François Caillat. Thème : La mémoire des lieux.
Films évoqués : « La quatrième génération », « L’Homme qui écoute », « Trois Soldats allemands »
La transparence du temps
Dans son roman Vestiaire de l’enfance, Patrick Modiano parle de la “transparence du temps“ pour évoquer la superposition de différentes époques dont se souvient le narrateur. Modiano utilise, à propos de cette superposition, le terme de ”surimpression“ : comme si la mémoire possédait une consistance cinématographique, comme si chaque souvenir formait une image où s’inscrivent en transparence d’autres images vivaces
Cette formulation caractérise la tâche que je me fixe actuellement dans mes projets – dans les derniers films que j’ai tournés, dans ceux que je prépare. Je n’entends pas par “tâche” une contrainte que je m’imposerais et que chaque film aurait obligation d’accomplir. J’évoque une manière d’être dans laquelle je me glisse avec bonheur, un sentiment intérieur qui me convient si parfaitement que je n’en vois aucun autre possible.
Je souhaite donner à la ”transparence du temps“ une incidence aussi forte sur la fabrication matérielle de mes films que le cadre, la prise de son ou le choix des acteurs. Le facteur temporel peut sembler une valeur très abstraite s’il s’agit de tourner une interview ou de filmer nos contemporains. Pourtant, il engage une qualité précise d’image, de la même manière que l’utilisation d’une pellicule apporte un rendu particulier de couleur et de lumière. Déjà, dans mon film Trois Soldats allemands, le projet de récit fantomatique fixait les choix techniques : filtres et écrans translucides propices aux apparitions, diffuseurs servant une texture d’image incertaine. Chaque plan devait être hanté. Plus tôt, dans mon film La Quatrième génération, le facteur temps référé à l’enfance entraînait, là encore, des décisions de support et de cadre : super-8, gros plans de nature, etc. Dans mes prochains films, je souhaite poursuivre ce travail et montrer le temps comme une superposition, une “surimpression”. Cela suppose qu’il ne se réduise pas à la simple diachronie d’un récit, ni à des procédés de flash-back, mais qu’il soit l’effet d’outils cinématographiques offrant à chaque image une épaisseur temporelle très visible. De tels outils existent ou sont à inventer, je les explore.
Je souhaite faire apparaître, sous le réel documentaire, un autre réel. Présent mais très ancien, infiniment passé. Je souhaite parler d’un monde qui ne se confonde pas avec celui que raconte le film : son arrière monde, son double, l’écho qui lui donne sens. D’une certaine manière, je cherche à dialoguer avec les morts. Non pour les faire parler, mais pour instaurer avec eux une parole où nous serions à part égale.
Texte de François Caillat publié dans le magazine ZEUXIS, n°10.
(enquête intitulée “ Le printemps des cinéastes, 25 cinéastes répondent à Zeuxis ”).
Il était une fois
Comment parler des morts ? Comment faire parler les vivants ?
D’habitude, ce sont les vivants qui parlent des morts.
Ils racontent : Il était une fois…
Je voudrais organiser l’inverse. Parler des vivants, faire parler les morts. Mêler aux hommes que nous sommes ceux qui l’ont été avant nous. Mettre en scène une rencontre.
Dans cette rencontre, qui parle à qui ? Est-ce nous qui évoquons le passé, est-ce le passé qui se prolonge en nous ? Qui sont les morts et qui sont les vivants ? Ne faut-il pas dire que nous sommes tous porteurs de vies successives ?
Nous voilà pleins de ces mille vies. Mortels mais hantés. Inscrits dans un temps séculaire, par delà notre courte existence. Vivants pour tous les autres qui ne sont plus là.
Nous remontons le siècle de génération en génération, de guerres en paix, de passions en regrets, de désillusions en espoirs. Nous sommes ces soldats qui vivent plusieurs destins contraires. Nous sommes ces hommes alourdis de tant d’histoires qu’ils en deviennent des fantômes : fantômes d’un trop-plein d’événements, fantômes de l’Histoire qui s’accumule à l’excès… Fantômes de ce qui pourrait arriver, encore et encore…
Pour qui vit-on ? Et pour qui meurt-on ? À quelle histoire appartiennent ces cimetières où reposent par millions des hommes pareils à nous ? Pourquoi chaque existence est-elle vouée à devenir une parcelle de souvenir dans la mémoire d’autrui ?
Le genre documentaire, on le sait, préfère généralement traiter les morts en morts (archives) et les vivants en vivants (interviews).
La manière que je cherche veut s’affranchir de ces codes en instaurant un lieu de rencontre. Mais comment définir ce lieu ? Il est double. C’est là où vivants et morts viennent hanter l’écran : le lieu du cinéma ; c’est là aussi où je puis m’interroger et les faire parler : le lieu du documentaire.
Le cinéma documentaire. Fait de romanesque autant que de questionnement. Aux confins du monde imaginaire et du monde éveillé.
Une sorte d’hallucination vérifiée.
Il était une fois… Une histoire improbable qui a bien existé.
Texte de François Caillat, produit avec le scénario du film“Trois Soldats allemands”
Trace, métonymie, plein et vide
A propos d’une programmation sur le thème « La dernière trace ».
LE PLEIN ET LE VIDE
(avec ou sans archive)
Du passé, il subsiste toutes sortes de souvenirs : documents écrits, dessins ou photographies, témoignages et récits… Mais la part majeure de la mémoire, c’est aujourd’hui l’archive filmée. Depuis l’invention du cinéma, l’archive est devenue la trace par excellence : trace magique, qui permet de croiser mille figures légendaires (de Raspoutine à Diana), de contempler tranquillement d’affreuses tueries (refaire Verdun dans son salon), de partager les ambitions des grands et les tracas des petits dans la grande aventure du siècle déroulée devant nous ; mais l’archive est aussi trace maudite, se prêtant à l’ellipse ou à la coupe fatale (Staline avec/sans Trotsky), au commentaire envahissant (comment « faire parler » l’image), à la sonorisation forcée (abus de musiques dites représentatives)… Et d’une archive, on pourra toujours donner l’image qu’on veut. Difficile à manier, irréductible au seul effet d’illustration, elle s’avère un matériau très encombrant. Comme un trop-plein de souvenirs.
Le cinéma documentaire qui s’intéresse aux « lieux de mémoire » a toujours à faire avec l’archive. Soit pour se l’approprier (quitte à la remettre en scène), soit pour la délaisser au profit d’images plus récentes. Ainsi aborde-t-il le passé de l’une ou l’autre manière : tantôt en scénarisant des documents légués – photographies ou films d’amateurs dans Fotoamator de Dariusz Jablonski ou Parmi les hommes de Peter Forgacs, archives plus officielles dans La guerre d’une seul homme de Edgardo Cozarinsky ; tantôt en fabriquant des images inédites – images de la campagne française dans Le temps détruit de Pierre Beuchot. Ici, le réalisateur, évoquant la mort de trois soldats en 1940, mêle aux archives des lieux d’aujourd’hui : des lieux sans mémoire parce que le temps n’y a laissé aucun trace visible, des lieux sans images parce que rien n’y fut jamais filmé, des lieux devenus quasiment vides. Pour évoquer son père mort en Moselle le 18 juin 40, Pierre Beuchot montre juste la bordure herbagée d’un canal, là où on sait que se déroula la bataille. Il fabrique la mémoire de ce lieu, il filme le vide pour exprimer le plein qui s’y déroula autrefois.
Juin 1940. Voilà l’époque montrée selon deux manières cinématographiques. Pierre Beuchot filme un lieu anonyme : le canal de la Marne-au-Rhin, un champ lorrain, un décor banal… Pendant que Edgardo Cozarinsky montre les actualités du jour : défilé des allemands avenue Foch, premiers temps de l’Occupation parisienne, symboles et images lourdes de sens…
Les « lieux de mémoire » s’accomodent du vide aussi bien que du plein…
LA TRACE
Au coeur du « lieu de mémoire », il y a la trace. Celle qui subsiste lorsque tout est détruit. Celle qui retient un fragment de passé, exhibe un bout de preuve, signale que quelque chose a eu lieu ici. La trace, meilleure alliée du temps…
Des traces, il en est de toutes sortes. Certaines renvoient à des blessures, d’autres à des instants de grâce. Cicatrices ou médailles. Mais les unes et les autres comme s’en vont vite. Elles s’usent et deviennent invisibles. Ou elles s’effacent comme le vent dans le sable… Et bientôt il ne reste que la toute dernière trace.
Le film Ernesto « Che » Guevara, le Journal de Bolivie, de Richard Dindo, s’appuie sur l’idée de trace. Il la met en scène, il la parcourt durant une heure et demi de cinéma. Il s’agit ici de suivre la dernière trace du Che : à la fois son ultime aventure politique et son impasse dans la forêt bolivienne. Suivre à la trace le Che, c’est refaire son cheminement dans les sentiers de montagne, parler aux mêmes paysans, vivre jour après jour la logique puis l’échec du projet politico-militaire. Voilà en somme un film sur la réitération. La trace y est moins un vestige qu’un moyen d’accès au passé recomposé. Elle nous met sur la piste et, peu à peu, aboutit à un récit complet.
LA METONYMIE
Les traces se déclinent selon diverses formules. Correspondantes du passé, elles disent ceci plutôt que cela, se montrent volontiers partiales ou s’avèrent incomplètes… Mais elles peuvent aussi, à elles seules, figurer la totalité du passé. En donner une représentation presque idéale. On pourrait parler à ce propos de métonymie : quand la trace est à la fois fragment et totalité, quand elle conjugue détail et synthèse.
Une maison à Prague, de Stan Neuman, s’inscrit dans cette perspective. Le film raconte l’histoire, privée et publique, d’une famille tchèque à travers le devenir de sa maison praguoise. Voilà une petite maison hissée au plus haut rang : elle est filmée comme une métonymie de Prague, du communisme, du XXème siècle.… Dans les Récits d’Ellis Island de Robert Bober et Georges Perec, c’est une métonymie de l’émigration américaine qui est figurée par le baraquement administratif de Ellis Island – petite île face à New-York, où transitèrent durant un siècle tous les arrivants d’Outre-Atlantique. Cette bâtisse, en tant que trace du passé, constitue une métonymie féconde. Elle donne la dimension du peuplement américain, elle signale sa filiation avec le reste du monde. Modeste baraque en bois, elle est la preuve du passage de millions de femmes et d’hommes, le souvenir collectif d’une nation. Elle est devenue aujourd’hui un très officiel « lieu de mémoire » de l’histoire américaine.
François Caillat
Ce texte accompagnait la programmation de quelques films sur le thème « La dernière trace » au festival Les Ecrans Documentaires de Gentilly.
Plaidoyer pour les mystères du monde
par François Caillat
Un cinéma de la lumière. Le cinéma documentaire semble s’être longtemps donné pour but de rendre le monde un peu plus lisible. En lui donnant un surcroît de lumière et de sens. En faisant mieux connaître ce qui semblait déjà connu. Le cinéaste coupe dans le réel et délimite une séquence de vie sur laquelle exercer l’acuité de son regard. Il taille et détaille, met en valeur, fragmente, grossit, exagère à dessein. Par son point de vue, par ses choix de plans et de montage, il élargit le domaine du visible en agissant comme une loupe ou un révélateur. Il montre autrement ce qui était jusqu’alors mal regardé, peu vu, parfois même ignoré.
On pourrait relire sous cet angle les grands courants qui ont nourri le cinéma documentaire. Le cinéma militant brandit une torche pour éclairer les luttes et préciser les antagonismes du monde. Sa vocation n’est pas de témoigner, mais d’expliquer, d’apporter de la causalité, pointer les contradictions. Il porte le regard au loin, comme le porte-voix amplifie les mots d’ordre. Le cinéma ethnographique se donne, lui aussi, un rôle de pionnier. Il présente la diversité du monde avec un mode d’emploi. Il ne propose pas des clefs, mais une autre manière de voir et d’entendre, une disponibilité. Il promeut une disposition particulière à comprendre ce qui vient à l’écran. Il veut rendre le regard critique, aiguiser l’oeil et affûter l’oreille, acculturer. C’est un guide vers le nouveau, l’étranger. Il accroît le régime de visibilité.
Terrasser le monde obscur. Le cinéma documentaire ne déteste pas les ténèbres. Il quitte alors les limites du visible pour aborder le domaine des ombres. Il poursuit là son projet de clarification. Il fait venir à la lumière, il accomplit sa mission de déjouer toutes les opacités. Ce qu’il savait faire avec le méconnu, en lui donnant un surcroît de sens, il s’emploie à le faire maintenant du côté de l’inconnu. Il braque son projecteur et fouille la scène obscure. Il dévoile, révèle, exhibe. Il illumine le monde sur son écran. Et dans ce mouvement qui le mène de l’invisible au visible, il prend des airs de conquérant, comme si la clarté était un gage de réussite, le critère décisif de son art.
Ici encore, on pourrait relire quelques pans du cinéma documentaire. On verrait à l’oeuvre, chez certains, le désir de tout dire et tout montrer. C’est le syndrome de l’enquêteur. Le cinéaste policier se donne pour but de dénouer les intrigues et mettre un peu ordre dans un monde illisible. Chez les autres, plus subtilement, on trouve l’idée d’une mission dévolue au cinéaste. Le voilà promu explorateur bienveillant, apôtre de la juste distance et de l’altérité mesurée. Un tel cinéma messianique, paré des meilleures intentions, n’est certes pas indigne. Mais il ne répond pas à la question : pourquoi vouloir tant de lumière ? De quelle histoire se prévaut-on pour vouloir dissoudre les mystères du monde ? Ne serait-il pas plus intéressant de se tenir à la frontière ?
Mettre en scène l’invisible. Il existe une manière de traiter la dualité visible-invisible, sans pour autant la réduire. Le cinéaste ne cherche plus à supprimer l’invisible, mais il le met en scène. Il veille à lui conserver son statut. Il souhaite que l’invisible se déploie sans disparaître, qu’il soit présent sans s’effacer, qu’il reste une autre partie du monde : sa part d’ombre, sa face cachée, comme un arrière-plan nécessaire. On pourrait prendre ici la métaphore de l’étoile dans le ciel. Regarder une étoile qui scintille n’empêche pas de dire qu’elle est peut-être éteinte. Là-haut, la source a disparu, dissoute dans le néant, morte au regard malgré la lumière qui vient tardivement jusqu’à nous. Cette étoile exprime le visible et l’invisible mêlés.
En cherchant à résoudre la question de l’invisible, le cinéma se donne une tâche difficile. Comment construire l’image de ce qui ne se laisse pas voir ? Comment représenter ce qui a priori n’est pas représentable ? Le projet documentaire, qui avait pour objectif de faire toute la lumière, doit proposer ici une double visée, accommoder son regard à deux focales simultanées. D’un côté, il ne renonce pas à son but d’accroître le visible ; de l’autre, il convoque l’invisible et le fait exister. Il associe les deux. Il filme ce qui se voit devant, ce qui se laisse éclairer sous les feux ; et il fait entrevoir l’autre versant, ce qui subsiste en arrière-plan, ce qui ne dépend pas du projecteur de l’avant-scène.
Présenté selon cette double face, le monde apparaît alors comme un projet ouvert, un chantier à mener. Le spectateur n’est plus confronté à une image achevée, vite réduite, facile à décrypter. Il doit au contraire travailler, porter un regard plus curieux, se laisser capter par plusieurs directions simultanées : toute image apporte avec elle son double. Le plus visible ne peut se défaire d’un autre qui l’encombre et le hante. Ainsi le spectateur est-il convié à participer à une quête complexe où le visible et l’invisible dialoguent à l’écran. On pourrait parler d’un cinéma “fantomatique”. On y découvre un réel composé de strates, un entrelacement de ce qui se voit et ce qui ne se voit pas. Une présence-absence.
Documentaires sans documents. De nombreux films se sont engagés dans cette nouvelle voie depuis une ou deux décennies. Ils ont délaissé l’impératif qui demandait au cinéma documentaire de conquérir le monde par le regard. Peut-être cet impératif était-il lié à une époque où la propagation des images restait encore restreinte. Quand les documentaires ne dédaignaient pas de faire aussi document. Les films proposés dans les cinémas de quartier, autant que les programmes d’une télévision soucieuse d’instruire, répondaient alors à une demande d’explication et un désir d’ordonnancement. A quoi pourrait prétendre aujourd’hui une pédagogie documentaire ? Le projet d’un cinéma apte à clarifier le monde semble obsolète face à la multiplication des réseaux. La circulation des messages et la vitesse des échanges sont devenus les seuls référents. La réactivité remplace le sens.
Cette situation nouvelle devrait pourtant renforcer le cinéma documentaire. Elle pourrait même le rendre indispensable. Mais à condition qu’il renonce à son habit de lumière. À condition qu’il accueille l’incertitude autant que la vérité et se méfie des fausses gloires du coup de projecteur. Ainsi conçu, le cinéma documentaire se séparerait à jamais du reportage, du journalisme et de l’information. Il se perpétuerait comme un art autonome et délié du réel – de la même façon que la peinture s’est autrefois sauvée en renonçant à photographier le monde.
Texte de François Caillat paru dans la revue “Images Documentaires”, numéro spécial 75/76. (Cet article est la reprise – modifiée, élargie – du texte “Filmer l’invisible”, écrit pour le catalogue “François Caillat, un cinéma hanté”, édité par l’Institut Français.)
Le cinéma documentaire romanesque
Je ne filme pas le réel, je cherche plutôt sous le réel. J’interroge ses lacunes, ses absences, ses souvenirs. J’essaie de reconstituer un feuilletage, une épaisseur, la marque du temps. Je voudrais associer à chaque image d’aujourd’hui les fantômes de son passé. Si ce passé n’est pas connu, je tente de le reconstituer. Si c’est impossible, je suis à prêt à l’inventer. Le monde réel ne m’intéresse pas si c’est seulement une surface ici et maintenant. Je lui préfère son double, son multiple, ses profondeurs que le cinéma peut tenter de rendre plus ou moins visibles, à l’aide d’images et de sons qui deviennent autant de signes hantés. Je me confronte ainsi à la mémoire possible des êtres et des choses. Je m’y intéresse d’autant plus que cette mémoire est incertaine, fragmentaire, inaccomplie. Dans ces failles se trouve justement la possibilité de mener un film comme on mène une enquête à partir de traces et d’échos. Une enquête parfois très documentée, mais jamais réaliste. Elle se mesure à des faits, voire à des preuves, mais elle se satisfait aussi de flous, de réponses partielles, d’explications inabouties. Je suis prêt à combler les manques, à fournir des réponses qui ne seront que les miennes. Les lieux vides et les destins mystérieux sont évidemment propices à un tel travail. Ils engagent l’imagination à compléter le tableau. Je ne sais pas s’il s’agit de cinéma documentaire ou de fiction. Je préfère dire que je fais de la fiction avec des personnages réels. C’est ce que j’aimerais appeler du cinéma documentaire romanesque.
Texte de François Caillat publié dans le journal “Périphérie”, du Centre de création cinématographique Périphérie.
Ce texte répond à la question “ Pourquoi filmons-nous le réel ? ”(posée à une douzaine de cinéastes).
Un cinéma de l'arrière-monde
.
Entretien de François Caillat avec Gisèle Breteau-Skira, critique d’art.
Gisèle Breteau-Skira : Y a-t-il, dans la conception de vos films, une double perspective : à la fois un travail de mémoire sur la recherche d’un individu – Trois soldats allemands et L’affaire Valérie – et, entremêlé, un travail de “reconstitution“ historique des lieux et des dates ?
Comment procédez-vous pour écrire de tels scénarios ?
François Caillat : Il y a un aspect historique dans le sens où si je m’intéresse à des faits ou à des évènements comme les guerres franco-allemandes. Je tiens compte évidemment de l’histoire, mais ce n’est pas la reconstitution qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse, c’est de partir d’une scène d’aujourd’hui, un événement qui se présente, une intrigue, une énigme, et d’essayer de voir comment cet événement porte en lui toute une narration qui renvoie dans le passé. De voir comment les lieux et les personnages sont hantés d’une histoire qui est la leur.
Si je m’intéresse au passé, c’est dans la mesure où je peux le faire revenir, le faire ré-émerger. Je filme ce que je vois aujourd’hui et j’essaye de trouver une porosité et des couches derrière, un feuilletage. C’est l’envie de creuser sous le réel. Ce qui est devant n’est pas remplacé par un arrière-monde plus ou moins mystérieux, mais il porte une dimension cachée – cachée dans le sens où elle est présente , peu visible. L’imaginaire du spectateur à qui je fais appel, c’est cette capacité à retrouver dans le visible tout cet arrière-monde : une dimension que l’on peut sentir, palper presque physiquement, de l’ordre de l’émotion et de la sensation.
GBS. Au fond, vous reconstruisez un personnage qui vous intrigue en filmant d’autres personnages qui parlent de lui. C’est le cas dans L’affaire Valérie, dans Trois soldats allemands. C’est à travers des documents et une narration ?
FC. Chaque élément narratif est le prétexte à parler d’autre chose. Dans L’Affaire Valérie, la recherche d’un personnage disparu me permet de rencontrer d’autres histoires. Dans Trois soldats allemands, la recherche d’un soldat m’amène à en retrouver d’autres. C’est un peu un processus sans fin, j’essaie de n’avoir jamais le nez sur le réel, ni de me laisser happer complètement par le présent. L’ici et maintenant ne m’intéresse pas en tant que cinéaste, il ne m’intéresse que si je peux fabriquer un ailleurs et un autrefois.
GBS. À un moment donné, dans Trois soldats allemands, vous dites : “J’aurais pu m’appeler Franz” ; ou encore : “Quel est le fantôme de l’autre ?“. Dans La Quatrième génération : “Qu’ai-je à voir avec tout ça ? Et : “Je suis un étranger“.
C’est donc un réel qui vous échappe, que vous tentez de reconstruire à travers une histoire “ universelle”, mais c’est aussi votre histoire.
Comment entremêlez-vous tous ces éléments ?
FC. Oui, je tente de reconstruire quelque chose, mais en même temps je n’ai aucune intention d’y arriver. Ce qui m’intéresse, c’est le processus qui me fait aller vers le passé, vers le possible, vers ce qui a été. Mais je ne cherche pas à résoudre quelque chose, ni à combler une absence. C’est plutôt l’appréhension de la perte. Ce mouvement qui me décentre tout le temps
GBS. De quelle perte s’agit-il ?
FC. J’essaie de mettre en scène une dimension qui n’est plus là, tout en étant encore présente, qui est de l’ordre de l’absence: un cinéma hanté. C’est un cinéma où subsiste, sous une certaine forme, des choses qui ne sont plus là, qui ont été. Si je m’intéresse à ce qui m’échappe, ce n’est pas du tout pour le rattraper. C’est pour montrer comment cela s’échappe, pour mettre en scène cette échappée, cette perte, cette absence, cet oubli ou encore cette présence d’arrière monde.
GBS. En même temps, il y a une progression dans l’intrigue et la recherche de l’énigme, petit à petit le récit s’enrichit, c’est là où il rejoint la fiction. Il y a de nouveaux éléments qui interviennent – c’est le cas dans Trois soldats allemands.
FC. Oui, forcément, cela s’enrichit d’explorer toutes les possibilités romanesques d’éléments ou de personnages indéterminés. Il y a de quoi fabriquer des heures de narration. L’indétermination peut conduire à une vaste narration. Mais cela demande des modèles de montage qui consistent à tourner en rond tout en avançant. Un modèle m’inspire beaucoup, c’est la spirale. Cela permet de revenir sur les mêmes points en progressant, labourer un terrain de manière très obstinée, revenir sur les mêmes choses.
Ce sont des films qui fabriquent de la complexité. Ce qui m’intéresse, c’est de montrer comment une histoire est porteuse de mille autres histoires, à l’infini.
.
UN CINEMA DU “JE”
GBS. Vos sujets vous hantent véritablement, comment le vivez-vous?
FC. Je suis complètement hanté par mes sujets. Ce qui m’arrive, parfois de façon inquiétante, c’est que le sujet que je traite me plonge littéralement au cœur du dispositif que je suis en train de filmer. Dans Trois soldats allemands, je me retrouvais dans un état d’hallucination éveillée, dans la peau d’un soldat allemand en Lorraine en 1915. Dans L’Affaire Valérie, je pensais rencontrer le personnage de Valérie partout dans ma tête et dans les Alpes. Dans Une Jeunesse amoureuse, évidemment encore plus, j’étais au cœur de ma propre existence vingt-cinq ou trente ans en arrière.
GBS. Dans quel état cela vous a-t-il plongé de réécrire l’histoire de vos amours ?
FC. Cela fut très difficile, les années ont fabriqué des couches d’oubli, de résistance et de protection. il a fallu que je casse toutes ces protections pour revenir à des évènements dont certains avaient été traumatisants pour moi. je me suis replongé dans un état dont je m’étais sorti. C’était à la fois très violent et formidable car j’ai retrouvé l’état émotif de cet âge-là et cet état depuis ne m’a plus quitté. j’ai acquis une capacité à atteindre de nouveau les émotions et les sensations passées de mon adolescence, revivre un état de très grande vulnérabilité. C’est l’effet du film.
GBS. Ce film a-t-il agi comme une thérapie ?
Si oui, je l’ai faite tout seul ! je ne voulais pas réaliser le film de l’homme mûr parlant avec ironie, distance et cynisme de sa jeunesse, cela n’avait aucun intérêt. Je voulais pouvoir retrouver quelque chose de plein-pied. Ce plein-pied, évidemment les années l’avait recouvert de tas de marches, j’ai dû casser ces marches et ainsi revenir à cet état antérieur. Une fois que j’y étais, je ne l’ai plus quitté.
GBS. Etiez-vous dans le mouvement de mai 68 ?
FC. J’étais dans le mouvement de mai 68, mais j’étais encore lycéen, j’étais aux CAL (Comités d’Actions Lycéens) à l’époque. Je n’avais pas l’âge de Sauvageot et Geismar, je n’étais pas organisateur de barricades. Je suis de la génération de Michel Recanati dont parle Romain Goupil dans son film Mourir à 30 ans. Politiquement j’avais le même désir que l’époque, une radicalité plus culturelle que politique.
GBS. Avez-vous inventé le personnage de Valérie ?
FC. Je ne sais pas s’il est inventé, il pourrait l’être parce qu’en fait je ne sais rien de ce personnage et personne n’en a jamais rien su. Cette Valérie disparue, c’est aussi la possibilité de disparition de mille Valérie. Ce qui m’intéresse dans le cinéma documentaire que je pratique, c’est de partir de très peu d’éléments, d’affaires non élucidées, d’événements incertains, de documents brouillés et illisibles, et c’est à partir de cette absence ou de ce vide que j’ai envie d’ouvrir un espace, raconter une histoire.
GBS. Il y a un véritable crescendo dans l’énoncé de l’énigme, comme si celle-ci s’enrichissait au fur et à mesure, comment procédez-vous ?
FC. La vision hallucinée que je présente dans mes films est mienne, elle n’est ni inventée, ni fabriquée, elle m’appartient. C’est une manière de regarder les choses qui fait que je vois toujours autre chose que ce que je vois. Non pas que je possède un don de voyance, ce qui m’intéresse, c’est d’entendre des voix, de voir des choses invisibles, de laisser passer le temps. Cela doit venir d’un goût très prononcé pour le romanesque, une capacité de transformer le quotidien le plus terne en rêve, en roman.
.
UN ART DE FILMER
GBS. Il est vrai qu’il y a une écriture romanesque dans vos films.
FC. Oui, on me dit que je fais un cinéma littéraire. Mais c’est aussi parce que j’utilise beaucoup la voix-off, il y a des récits portés par une narration. En même temps, ce qui n’est pas littéraire, c’est que je travaille beaucoup les images pour leur qualité cinématographique. J’aimerais faire un cinéma très incarné, un cinéma de chair, pour que la matière cinématographique soit très présente. La pellicule et les sons. Je ne cherche pas du tout à tenir l’image à distance, au contraire je souhaite la triturer et la mâcher, j’ai envie d’un cinéma physique. En ce sens là ce n’est pas littéraire, mais c’est plutôt l’idée de fabriquer des récits. Car encore une fois cette perception du réel, un peu chargée et pleine du rêve qui m’habite, n’est pas une vision intellectuelle du monde, c’est une vision très physique et trop émotive. Quelquefois, je pense que le cinéma est pour moi une manière de contrôler mes émotions.
GBS. L’image agit-elle en double par rapport à la voix-off ? Quand vous brouillez les images par exemple, souhaitez-vous cacher l’énigme dans l’image même ?
FC. Ce ne sont pas des images brouillées, ce sont des images qui essayent d’être les plus sensibles possible, tournées souvent en super 8mm. C’est une manière de regarder et de sentir les choses de manière très brutale, très violente presque. Je cherche une immédiateté qui soit presque tactile, très frontale, très sensuelle. Les séquences en super 8mm sont des confrontations bien plus vives avec le réel, une confrontation très impulsive, des moments de fulgurance par rapport à d’autres séquences plus installées.
Il y a deux esthétiques d’images. D’un côté des images tournées dans un format super 16mm, de l’ordre de l’attente, de l’intériorité et du temps qui passe, cadrées souvent en plans fixes. Et puis, au contraire, les séquences tournées en super 8mm, très vives, très arrachées, des moments où l’on perd pied. Par exemple, dans Trois soldats allemands, j’ai fait des séquences en super 8mm, de fausses séquences d’archives comme si elles avaient été tournées pendant la guerre de 1940. Le film super 8mm permet de donner cette idée de dévastation et d’effroi, tout ce qui se passe d’épouvantable au moment des combats, ce sont des images très désordonnées, filmées à l’endroit, à l’envers, à la limite de ce qui est visible. J’essaye d’exprimer un moment subjectif du personnage, tout lui échappe, il n’y a plus qu’une vision limite.
GBS. La caméra est très légère, on a l’impression qu’elle est maniée facilement. Parfois même elle scrute, elle fouille dans le paysage, c’est très beau.
FC. Oui, la caméra est très mobile, le super 8mm me permet d’acquérir une liberté complète à un moment donné, mais c’est une liberté dans le désordre, je cherche à mettre en scène un désordre, un excès.
Dans Une Jeunesse amoureuse, il y a aussi des images super 8mm qui transcrivent l’excès et le désordre, ce sont des états amoureux, des paroxysmes, la grâce d’une rencontre, le désespoir d’une séparation. C’est pour moi un outil qui correspond à cette recherche.
GBS. Les paysages, les ciels, les oiseaux noirs qui reviennent de façon récurrente dans vos films, sont-ils une façon de vous éloigner du sujet ?
FC. J’ai un goût tout à fait immodéré pour le paysage. Pour moi, le paysage est la métaphore d’un état de bonheur intense, le paysage est un spectacle très romanesque, une forêt, une vallée, la mer, la montagne, où j’imagine mille mondes possibles. Ce n’est ni de la nostalgie ni du passéisme, c’est être habité par toutes les possibilités du monde. Il m’arrive parfois de revivre dans un lieu quelques siècles en arrière, c’est absolument incroyable comme sentiment. J’appréhende les paysages et les décors comme un appel au roman, au récit, car le cinéma c’est aussi une invention de récit possible.
GBS. Pourquoi filmer Paris la nuit dans Une jeunesse amoureuse ?
FC. Cela m’évoque une vie nocturne que j’avais, évidemment, et que j’ai perdu avec l’âge. J’étais capable de passer deux ou trois nuits blanches de suite et de travailler la journée. Il y avait un Paris de la nuit qui était un Paris amoureux et de toutes les choses possibles. Quand on est jeune, on adore la nuit, car on est tout le temps dans un état d’improvisation.
GBS. Et à quoi correspondent les images diurnes ?
FC. En fait j’ai filmé à toutes les heures du jour et de la nuit, à l’aube, au crépuscule. Evidemment je préfère comme tout cinéaste les lumières de transition. L’aube et le crépuscule sont beaucoup plus intéressants que le plein jour, ou que la pleine nuit qui est très difficile à filmer. Dans les heures de transition, on a une réceptivité aux choses bien plus grande. Tout bascule très vite, les lumières du crépuscule à Paris provoquent quelque chose de l’ordre du frisson, on essaye d’attraper les choses, alors que c’est déjà en train de changer, il y a quelque chose de très fragile dans la lumière.
GBS. Avez-vous vraiment besoin de documenter votre image ?
FC. C’est une question que je me suis posée pour Trois soldats allemands. Le film travaillant presque exclusivement sur des paysages, aurais-je pu me passer des documents présents, airais-je pu me passer du récit? Je ne sais pas.
GBS. Le récit non, mais en voix-off.
FC. Peut-être, ce n’est d’ailleurs pas du tout impossbile. Cela sera peut-être l’objet d’un de mes prochains films.
GBS. Car en fait vous filmez et vous progressez un peu comme les peintres, dans la touche, ajoutant au fur et à mesure, fabriquant des strates, et une épaisseur.
FC. Une épaisseur et des strates, oui, parce qu’en fait quand on filme, on ne peut oublier son spectateur. Ce qui est formidable, c’est de le prendre là où il est et de l’emmener très loin. Et effectivement je rajoute des couches et une complexité de façon progressive, pour nourrir son imaginaire. Mon programme est de ne jamais tenir ce que j’annonce. Ce qui m’intéresse, c’est d’ajouter de l’indétermination, créer du doute et de la richesse. Comment faire perdre pied au spectateur, cela m’intéresse beaucoup. Car ce n’est plus simplement l’art de filmer, mais aussi l’art de monter, savoir comment on peut petit à petit bousculer les choses, décentrer les sujets, oublier les objectifs, laisser aller le spectateur à un doux vertige. Et comment on peut finalement dériver pendant une heure et demie. Comment fabriquer une dérive, une distorsion, un dérèglement ?
GBS. La Quatrième génération se termine par des images grises. Et, dites-vous, “A la quatrième génération, on n’a droit qu’aux fantômes”, le film s’arrête sur des images grises. Que voulez-vous signifier ?
FC. On apparente beaucoup le passé au noir et blanc et le présent à la couleur. Quand la couleur repasse au noir et blanc, c’est une manière de dire que l’on est toujours dans les deux. le spectacle se présente à nous aujourd’hui et autrefois. mon idée est de montrer comment passé et présent sont simultanément là, comment l’un porte l’autre. dans Une Jeunesse amoureuse, j’ai filmé paris comme le lieu de tous les amours possibles. le paris de mes amours, c’est le paris de tous les amours, le paris où tous les amours ont été possibles, sont possibles et seront possibles. ma vie est une métaphore de toutes les romances qui peuvent advenir dans ce même décor.
.
UN CINEMA DE L’INTIME
GBS. Lorsque vous filmez longuement les bâches d’un échafaudage ou encore des ampoules du métro, certains objets urbains, à quoi correspondent-ils pour vous ?
FC. Ce sont des images, des métaphores cinématographiques de l’amour. Parler de l’amour dans un film qui traite du passé et de choses insaisissables, qui ne se base pas spécifiquement sur des documents à part quelques rares photos et lettres. C’est un film qui joue sur des associations, des réminiscences. C’est vrai, comment montrer l’amour, comment montrer l’érotisme dans une ville sans jamais rentrer dans un appartement, en disant simplement, là il s’est passé quelque chose d’extrêmement intense, une passion amoureuse, charnelle, une femme. Que dire, que montrer à ce moment-là, cela peut être le passage d’un avion dans le ciel, un nuage, le tremblement d’un rideau qui flotte et scintille. Ce sont des états, un peu comme des musiques d’une certaine manière. Ce ne sont pas des objets symboliques, la bâche de l’immeuble de la rue des Rosiers n’a jamais existé à l’époque où je fréquentais cette rue, cette bâche est d’aujourd’hui, mais elle est pour moi une manière de parler d’un état affectif.
GBS. Dans Une jeunesse amoureuse, y a-t-il cette contradiction entre les paysages urbains déserts et votre état amoureux ?
FC. Ce ne sont pas des paysages vidés d’humanité, c’est la ville que je place dans une situation plus propice à faire rêver. pour moi, vider les rues, c’est apporter de la respiration, un espace qui du coup peut devenir amoureux. mon but, c’est de reconstruire un espace amoureux, dans la rue, jamais en intérieur, je ne rentre pas dans les lieux où j’ai vécu, à une seule exception près. le projet est de rester dehors, de montrer des fenêtres, rien n’est plus anonyme et banal qu’une fenêtre ou qu’une porte. C’est comment rendre la ville poétique au sens de la ville comme espace amoureux, comme Carte du tendre.
GBS. Les instants arrêtés avec le banc ou les nuages correspondent-ils à des instants de réflexion sur votre vie ?
FC. L’état amoureux est un état de surinvestissement, un état très fort sur l’objet aimé et désiré. Ce surinvestissement est une forme d’excès, c’est une relation qui est dans l’excès, celle-ci trouve son équivalence dans l’investissement sur des lieux, c’est-à-dire qu’il y a une manière de vivre les lieux et de les filmer qui est amoureuse. Filmer amoureusement les lieux c’est bien les filmer, bien filmer un lieu c’est se projeter dedans, fabriquer une empathie, un sentiment d’amour vis-à-vis des lieux.
GBS. L’amour est proche de la passion, auriez-vous pu fabriquer des images plus enlevées ?
FC. La passion a produit dans ma vie et dans le film des effets assez terribles. Que faudrait-il pour filmer ça ? Je ne sais pas comment j’aurais pu filmer ça autrement que comme je l’ai filmé. Une espèce de débordement de tristesse. Filmer un banc vide, pour moi, c’est cela. Un débordement de tristesse.
GBS. Au fond, vous parlez toujours de vous, cependant vos histoires touchent chaque individu.
FC. Je parle de moi, sans chercher à faire un cinéma autobiographique. je parle de moi car je crois que c’est à partir de mes sentiments que j’arrive à être le plus authentique, le plus incarné, le plus sincère, donc le plus apte à fabriquer des images indécises donc intéressantes. non seulement je me cherche, mais à travers ce que je dis de moi, j’essaye de me fabriquer un espace qui soit celui de chaque spectateur.
GBS. Vous dites “ Je souhaite faire apparaître sous le réel documentaire un autre réel. Présent mais très ancien, infiniment passé. Je souhaite parler d’un monde qui ne se confonde pas avec celui que raconte le film : son arrière monde, son double, l’écho qui lui donne sens. D’une certaine manière je cherche à dialoguer avec les morts. Non pour les faire parler mais pour instaurer avec eux une parole où nous serions à part égale. “
FC. Quand je parle du passé, de personnes disparues, de fantômes, c’est que je souhaite dialoguer avec eux. j’ai l’impression de vivre dans et avec l’humanité qui m’a précédée, je n’ai aucune inquiétude sur la mort et sur ma finitude car je suis tout le temps entouré par ceux qui m’ont précédé, je suis de plain-pied avec eux. Quand je dis “j’aime les choses hantées“, ce n’est pas que je suis amateur de roman fantastique, c’est que j’aime la présence de choses innvisibles autour de moi.
GBS. C’est la raison pour laquelle vous filmez ?
FC. Oui, c’est pour ça que je filme. Filmer est une réponse à un état dans lequel je me trouve. je ne me sens même pas réalisateur de films, je cherche simplement une expression possible à des états qui sont les miens.
GBS. L’attirance pour les fantômes s’amenuise t-elle au fur et à mesure que vous réalisez, ou à l’inverse grandit-elle en vous ?
FC. Non cela ne s’amenuise pas du tout, cela a même tendance à envahir ma vie, je me laisse porter, ce n’est pas une décision intellectuelle et froide, ni un programme de travail, encore moins une décision de carrière de m’intéresser aux fantômes, je ne sais pas de quoi sera faite la suite. J’ai de très forts désirs.
Gisèle Breteau-Skira est critique d’art. Elle a notamment lancé en 1987 la “Biennale Internationale du Film sur l’Art”, au Centre Pompidou. Elle a également créé “Zeuxis”, un magazine de cinéma indépendant (2000/2007).
Les fantômes du réel
programmation au cinéma Latina, novembre 2012,
par François Caillat et Hélène Coppel.
La programmation Les fantômes du réel rassemble des cinéastes qui cherchent comment représenter l’indétermination du monde, ses interstices et ses zones floues. Les quinze films proposés ici s’interrogent sur la question du visible et de l’invisible, ils explorent la porosité du réel : ses creux, ses troubles, ses flottements. Leur objectif n’est pas d’épuiser le sens caché des choses ou des êtres, mais de mettre en scène la complexité et le doute. Ils travaillent dans l’entre-deux, aux confins des ombres et des lumières, dans l’incertitude du présent et les fantômes du passé.
FIGURES. Certains êtres nous hantent et continuent d’irradier le présent. Ils sont des marques invisibles et tenaces. Leurs visages, leurs mots, s’inscrivent sur le monde alentour comme un palimpseste.
Les films « Dernier adieu » de Robert Cahen et « Une Jeunesse amoureuse » (présenté en avant-première) de François Caillat explorent la transparence de la vie.
LIEUX. Le paysage porte jusqu’à nous le passé disparu, ses secrets oubliés. Il raconte la permanence et le renouvellement, il est le témoin du temps et l’allié des fantômes.
Les trois films « Un pont sur la Drina » de Xavier Lukomski, « Profit motive and the whispering wind » de John Gianvito, « Nature et Nostalgie » de Digna Sinke, explorent l’extraordinaire mémoire des lieux.
FRAGMENTS. Les cinéastes inventent des formes pour exprimer la perméabilité du réel. Ils cherchent un langage où la matière du cinéma serait contaminée par l’incertitude et la fugacité.
Les essais poétiques « L’empreinte » et « Corps flottants » de Robert Cahen, les films « Le battement d’ailes d’un papillon » de Alexandr Balagura et « Trois Soldats allemands » de François Caillat participent pleinement au mystère du monde.
TRACES. Les cinéastes attentifs au passé cherchent une manière de l’approcher, lui rendre vie, le toucher. Ils suivent des pistes, regardent des empreintes, s’interrogent à l’aune des signes disponibles.
« Ernesto Che Guevara, le journal de Bolivie » de Richard Dindo et « Nostalgie de la lumière » de Patricio Guzman mènent leur quête aux confins de la vie et de la mort.
ABSENCES. Des cinéastes convoquent leurs disparus. Ils les interpellent et les font exister dans un nouveau récit. Peu soucieux de mener une enquête policière ou de résoudre l’énigme, ils s’égarent en chemin et se laissent volontiers déborder par la tentation romanesque.
Les films « Sotchi 255 » de Jean-Claude Taki, « Près du corps » de Gaëlle Douël et « Surgi dans la brume dans un rugissement strident » de Christine Marrou racontent des absences qui ne seront jamais comblées.
En clôture de cette programmation, le film d’Alain Resnais « L’année dernière à Marienbad » met en scène des personnages fantomatiques dans une narration éclatée et une chronologie défaite. Il reste le modèle d’un cinéma de la fragmentation et de l’incertitude.
Le cinéaste et critique Jean-Louis Comolli dialoguera avec François Caillat lors d’une rencontre au cinéma Latina, le dimanche 25 novembre, à 14h de 16h.
Il y sera question des Fantômes du réel, revêtus de quelques concepts cinématographiques : le champ et le hors-champ, le cadre et le cache, le plein et le vide…
Programmation proposée par François Caillat et Hélène Coppel,
avec le soutien de Documentaire sur Grand Ecran
(du 21 au 25 novembre 2012, cinéma Le Latina, Paris).
Projet de cinéma mémorial
Lorsqu’on parle de « lieu de mémoire », on évoque un lieu propice à accueillir une sédimentation : du passé, des souvenirs, de la remémoration… C’est-à-dire une fabrication de mémoire. Il y a lieu de mémoire lorsqu’il y a lieu de se souvenir.
On sait que les lieux de mémoire ne sont pas nécessairement affectés d’un même coefficient de visibilité. Tous ne se laissent pas admirer, à l’instar de l’Arc de Triomphe (mémoire orgueilleuse des victoires napoléoniennes) ou de la Tour Eiffel (mémoire dressée de la modernité). Il existe en effet des lieux de mémoire plus modestes, tels les monuments aux morts de chaque commune française. Il existe aussi des lieux de mémoire dépourvus de toute monumentalité, anonymes, presque insignifiants. Par exemple, à courte distance du Mémorial de Caen, qui commémore le débarquement du 6 juin 1944, on trouverait moulte lieux – prés, bâtisses, fermettes – qui portent en eux la mémoire de ce jour. Ils en portent la mémoire incontestable puisque l’événement (tel ou tel épisode de cette journée du 6 juin) s’y est véritablement déroulé. En regard du Mémorial de Caen – reconstitution a posteriori, lieu symbolique de mémoire – ce sont là des lieux réels. Et pourtant, paradoxalement, ces lieux sont devenus muets sur l’événement passé (route anonyme, champ ordinaire) tandis qu’un autre lieu s’est attribué leur fonction mémoriale dans une mise en scène publique. Ainsi le lieu de mémoire s’est-il déplacé de son terrain d’origine vers son terrain de représentation : l’événement est devenu monument, le visible a déserté le réel pour investir le symbolique – au prix, certes, d’un tour de passe-passe topologique puisque le débarquement du 6 juin 1944 n’a pas eu lieu devant le Mémorial de Caen, pas plus que le soldat inconnu n’est mort en haut des Champs Elysées…
L’idée de travailler sur des lieux de mémoire anonymes et banals recoupe cette relation visible / non visible. Il s’agirait d’explorer deux sortes de lieux de mémoire, chacun étant susceptible d’être cinématographié. D’un côté, on trouverait les « monuments de mémoire » tels qu’ils figurent dans le patrimoine collectif (toutes tendances confondues : du Panthéon au Sacré-Coeur). Ici, la difficulté consiste à représenter quelque chose qui est déjà de l’ordre de la représentation : comment mettre en scène un monument qui est déjà (par nature) mis en scène, comment « panthéoniser » le Panthéon ? De l’autre côté, on trouverait les « lieux réels » où s’est déroulé l’événement : des paysages où il n’y a souvent plus grand-chose à voir, des espaces rendus muets sur leur passé, le champ de Waterloo devenu morne plaine… Ici, le projet consiste à faire revivre ces lieux dans leur histoire, à les réinscrire dans une filiation, à les remettre à leur tempo. En vérité, il s’agit rien moins que de partir du vide pour aller vers le plein.
Partir du vide… Mais comment faire avec si peu ? À quoi s’accrocher lorsque le passé s’est tellement éloigné? Lorsqu’il ne subsiste, de ce passage du temps, qu’une sorte de dissolution, un effacement ? Il faudrait réfléchir à cela : comment le cinéma peut-il parler de l’effacement ? Et comment peut-il le faire sans risquer à chaque instant la falsification ? Car le « cinéma mémorial », on s’en doute, fait obligatoirement appel à de nombreux fantômes : il les convoque, les écoute, leur demande d’intervenir à tout propos… Mais qu’adviendrait-il si certains d’entre eux s’avéraient, malencontreusement, être des fantômes de vérité, c’est-à-dire de vrais mensonges ?
Pour que les fantômes ne soient pas mensongers, pour qu’une « archéologie imaginaire » conserve sa vérité, il faut s’intéresser aux traces. La trace, on le sait, signale le chemin possible du présent au passé. C’est plus qu’un signe, plus qu’un indice. C’est une véritable empreinte, une trace matérielle – un peu comme la griffe du cerf inscrite dans la boue exprime matériellement qu’un animal est passé là (pour peu, bien sûr, qu’on sache déchiffrer le sol). Faire un cinéma du lieu de mémoire exige ainsi de s’appuyer sur des traces matérielles aussi souvent que possible. Mais de quelles traces matérielles parlera-t-on ici ? Car il en existe toutes sortes qui peuvent orienter le lieu de mémoire : certaines sont écrites (carnets de routes, ou journaux intimes, relatant un historique du lieu), d’autres sont orales (témoignages, ou parcours commentés), d’autres encore sont picturales ou photographiques (représentations du lieu au passé, donc preuves par simple comparaison d’images), etc. Il y a également, et c’est ce qui nous intéresse ici, ce qu’on pourrait appeler des « fragments du décor » : morceaux de paysage, route, arbres, maison, etc. – chacun de ces fragments pouvant incarner, à lui seul, le passé qui vient jusqu’à nous. Autrement dit, il existe, au sein du visible, des figures métonymiques.
“Métonymie” (Petit Larousse illustré) : « Procédé par lequel on exprime l’effet par la cause, le contenu par le contenant, le tout par la partie, etc. » Appliqué à notre problématique du lieu de mémoire, la figure métonymique est l’inscription – partielle mais significative – du passé dans le présent. Quelques exemples. La nature offre de nombreuses figures métonymiques. Ainsi, dans le monde animal, le lézard est une métonymie de la préhistoire : son corps d’écailles exprime la configuration ancienne d’un monde peuplé de reptiles ; de même le fossile est-il métonymie : comme empreinte matérielle d’animal (ou de plante), il transporte à lui seul une époque et une datation. Quelle serait la métonymie dans le règne cinématographique ? Quand appliquer cette figure à l’oeil documentaire ? Très exactement, c’est quand le regard se porte sur un élément isolé du décor, en tant que cet élément figure à lui seul le passé qui le constituait autrefois. Regardons par exemple ce reste de mur d’usine envahi par la végétation : il figure qu’une usine se dressait alentour. Regardons cette cheminée à demi écroulée : elle révèle à elle seule l’activité industrieuse dont elle n’était jadis qu’un maillon. Et encore cette cheminée, par son côté ostentatoire, traduit-elle mieux que tout autre la dimension de l’ensemble ; mais il est d’autres parties moins symboliques et tout aussi métonymiques. Ainsi le terril minier ornant un paysage du Nord : recouvert aujourd’hui de verdure, un peu perdu dans un environnement agricole, il est la figure métonymique du passé charbonnier. Certes on doit savoir interpréter sa forme conique et son dôme verdoyant (tout comme l’empreinte du cerf dans la boue est lisible par le seul chasseur). Mais pour qui sait voir, ce terril peut traduire la totalité historique du décor qui l’entoure. Point n’est besoin de le compléter par d’autres fragments. Ce terril, petite partie du paysage d’aujourd’hui, figure en même temps la totalité du paysage d’autrefois. En lui se côtoient ainsi la partie et le tout. Sa présence atteste que « Le tout est dans la partie».
On parle ici d’usine, de cheminée, de terril… Ce sont des éléments de décor très visibles, presque excessifs. Il en est d’autres plus ténus, minuscules, presque futiles, qui joueraient aussi bien la partition métonymique. C’est par exemple un bout d’embarcadère délabré sur une plage, un hangar éventré à la lisière d’un bois, un reste de mirador perché dans un arbre… Chacun peut figurer une totalité passée, chacun est un fragment qui a la prétention d’être un résumé complet. Car chacun raconte une histoire, parle de temps anciens, donne une image de ce qui se passait ici autrefois. Même un petit bois peut signifier qu’il existait jadis une vaste forêt. Ce petit bois, ou même cet arbre isolé, est la figure métonymique d’une forêt qui se dressait jadis. Le projet de « cinéma mémorial » consistera ici à montrer cet arbre tel qu’il est isolé, c’est-à-dire à la fois une réduction extrême de la forêt d’antan et son incarnation parfaite. Car cet arbre isolé incarne à la fois « tous les arbres » de la forêt, et « le seul arbre » présent devant nos yeux. Le tout et la partie, le tout dans la partie… Voilà précisément la figure métonymique de ce modeste arbuste.
On connaît le dicton «Derrière l’arbre se cache la forêt». Adapté à notre dessein métonymique, ce dicton s’avère fructueux. Il dit en effet que la forêt est cachée par l’arbre et qu’en même temps l’arbre est l’indice de cette forêt. Autrement dit, l’arbre masque et révèle à la fois. Il est la trace visible de l’invisible. Autrefois l’un et l’autre se répondaient dans l’espace (l’arbre était situé devant la forêt), aujourd’hui l’un et l’autre se répondent dans le temps (derrière cet arbre, il y a eu une forêt). Pas d’arbre sans une forêt qui l’ait rendu possible et – inversement – pas de forêt possible sans un premier arbre placé devant nous. Dire ainsi que «L’arbre cache la forêt» consiste à formuler avec beaucoup de précision la relation présence/absence. Du point de vue du « cinéma mémorial », c’est donner une formulation du travail mené sur les lieux de mémoire : comment montrer l’invisible ? Comment parler de l’effacement ? Comment reformuler le passé, et à quelles conditions éviter la falsification ? La tâche de notre « archéologie imaginaire » devient claire : elle doit représenter une forêt entière à travers ce qu’il en reste : un arbre ; mais, sauf à risquer le faux, elle ne peut probablement jamais se passer de cet arbre-là.
Élargissons l’enjeu. Est-il possible d’étendre la figure de la métonymie à des lieux de mémoire qui ne soient plus géographiques, mais humains ? Peut-on regarder les visages comme des paysages, déchiffrer les corps en détail, faire une topologie du vivant ? Peut-on, dans un projet de « cinéma mémorial », considérer chaque individu comme une parcelle du passé ? Autrement dit, l’homme peut-il être, lui aussi, un lieu de mémoire ? La réponse, si elle est positive, consiste à montrer en chacun une inscription venue d’antan : un signe fantomatique, une manifestation de présence / absence, la preuve du travail d’effacement. À ce moment, devant nous, dans tel visage précis, on scrute à la fois le nouveau et l’ancien. Le « cinéma mémorial » considère ainsi les hommes comme il considère les lieux : il les fait parler, d’autant plus qu’ils sont muets ou prétendent n’avoir rien à dire. Ceci, évidemment, ne concerne pas seulement le discours parlé. Il faut savoir présenter un visage en cherchant, dans cette présentation, un indice du passé. Comment faire résonner ce visage de ce qui l’habite depuis des millénaires ? Appliqué à l’humain, le lieu de mémoire n’est pas l’effet d’une dissection menée par les médecins-légistes de l’âme. Il relève plutôt de la généalogie. On y considère en effet que l’homme est une figure métonymique de l’humanité passée. L’homme porte la généalogie de son passé, il est à lui seul son propre arbre généalogique.
Nous voilà revenus à “L’arbre qui cache et révèle la forêt”. Tout homme est un arbre généalogique parce qu’il est à la fois partie et tout : branche et tronc, morceau de la famille et ferment de famille. L’arbre généalogique dessine en lui un présent et un passé. Le terme de « généalogie » doit s’entendre ici au sens génétique du terme (chacun existe comme nouvelle combinaison héréditaire, reformulation originale de composants connus) et, plus encore, au sens de filiation généralisée : transmission de comportements, d’histoire, de temps… Autrement dit, c’est la généalogie en tant que processus de fabrication de mémoire. De ce point de vue, on comprend que l’homme soit lui-même un lieu de mémoire, puisqu’il est l’occasion de cette mémoire : dès lors qu’il vit, et évolue dans le temps, il fabrique de la mémoire, c’est-à-dire le souvenir du temps auquel il participe et contribue en partie. On admettra donc aisément que, ici encore, «L’arbre cache la forêt» : l’homme cache l’humanité en même temps qu’il la révèle. Il la cache parce qu’il s’installe en avant-plan, comme en exergue (lui, cet homme tout seul, entité unique et parfois exemplaire) ; mais il la révèle aussi parce qu’il transporte en lui les caractéristiques de ses semblables, et qu’il manifeste ainsi, parfois à son insu, qu’il est la totalité des hommes du seul fait de cette parenté. Le voilà arbre et forêt à la fois. Homme seul et humanité au complet.
Le « cinéma mémorial » doit s’emparer de cette relation présence / absence pour interroger les hommes comme des figures métonymiques : chacun est une partie représentative du tout, chacun est présent à la condition d’être parent des absents. Et le moindre vivant devient un fragment des morts. Dans sa mise à jour du passé, l’ »archéologie imaginaire » fabrique alors une dramaturgie humaine. Elle met à jour des strates, elle fait une topologie feuilletée du vivant, elle donne à chacun une valeur d’exemplarité autant que de singularité. L’enjeu d’une telle démarche consiste évidemment à montrer (cinématographiquement) l’homme dans sa dimension proprement historique. N’oublions pas les préalables : pour qu’il y ait de la mémoire, il faut qu’il y ait à la fois du semblable et du différent, du même et de l’autre, de la continuité et de la rupture – la mémoire étant précisément la comparaison en acte de ces différents états. Voilà pourquoi un « cinéma mémorial » est un cinéma qui privilégie la dimension historique de l’homme. Il veut montrer son inscription dans le monde.
Texte de François Caillat paru sous le titre « Le tout est dans la partie », Journal de l’Association des cinéastes documentaristes ADDOC.
La voix intérieure
Il y a la voix in et la voix off.
Du off, on connaît les multiples déclinaisons possibles : texte lu ou dit, récit subjectif ou propos général, com- mentaire ou simple transition. On sait combien le pouvoir et le savoir se jouent dans cette voix invisible qui parle au-dessus des images, ou à côté, ou dedans. Cette voix qui peut inventer une présence, ou la dissimuler, ou se faire passer pour naturelle.
Ces questions sont anciennes et ont été souvent traitées dans les textes critiques et les débats de cinéastes – particulièrement dans le documentaire, qui fait de la voix off un usage courant.
Il existe toutefois une voix qu’on évoque moins souvent mais qui, à mon sens, a une place importante à tenir. C’est ce qu’on pourrait appeler la voix intérieure – très dif- férente de la voix off.
Tout a commencé pour moi par une expérience technique qu’il me semble utile de rappeler ici. La première fois que j’enregistrais une voix off, c’était pour mon film La Quatrième Génération. Je racontais, sur le mode du Je, l’histoire ma propre famille. Le film comportait peu de voix in, j’avais préféré écrire le récit sous forme d’un long monologue off. Je le lisais moi-même dans le film. J’étais dans une subjectivité totale puisque je mettais en scène ce récit familial en occupant tous les points de vue : auteur et réalisateur du film, récitant à la première personne, objet d’une histoire à laquelle j’appartenais.
Hélas, lors du montage, mes tentatives d’enregistrement s’avéraient décevantes. Je n’arrivais pas à trouver la bonne voix, celle qui incarnerait ma position multiple. Je trouvais le résultat désincarné, extérieur aux images, formulé sans direction précise. C’était comme si je manquais d’interlocuteur à qui le dire. De fait, je ne savais pas à qui je m’adressais.
La solution est venue le jour où j’ai fait un enregistre- ment en mettant un casque d’écoute. Soudain tout a changé. Je parlais moins fort, je m’entendais, je me parlais. Et je comprenais que le premier interlocuteur du récit, c’était moi-même, et non un possible spectateur. Je racon- tais une histoire et je me la disais seulement à moi. C’était d’autant plus légitime, dans ce cas précis, que le récit parlait de ma famille, de mon propre passé familial. Le formuler ressemblait à une sorte de récapitulatif. Je me disais in petto des choses que je savais déjà. J’étais dans un récit de l’entre-soi.
C’est cette voix que j’appelle une voix intérieure. Elle n’a rien de commun avec une voix off. Il est difficile de la décrire, mais on peut en donner quelques caractéristiques.
Contrairement à la voix off, la voix intérieure ne se déclame jamais : elle ne vise pas un spectateur éloigné ni un auditoire nombreux, elle reste une parole intime, dis- crète. Elle n’est jamais sur-jouée ni poussée aux effets : elle reste égale, minimaliste, sans interprétation. Elle n’est pas non plus scandée ni bien articulée : on n’a pas besoin de rythmer les mots pour être avec soi-même. Elle ne respecte même pas les liaisons et les mots sont volontiers avalés : on sera toujours compris. Cette voix intérieure est exactement la petite voix qu’on entend dans sa tête.
On pourrait la qualifier de pensée orale. Une pensée à lisière de l’énoncé explicite, de la formulation conçue pour autrui. Les gens distraits, ou ceux qui se parlent tout seuls, comprendront. Ils connaissent cette pensée au bord de la parole, présente à l’esprit mais pas encore déployée dans un discours audible. Cette voix est comme un murmure ou un balbutiement. Elle est à l’intérieur parce qu’elle reste secrète, tapie au fond de soi.
L’usage du casque m’a fait découvrir comment fabriquer la voix intérieure d’un film familial. J’ai ensuite vite compris que cet usage pouvait largement dépasser le cadre familial. Tout récit à la première personne peut être dit sur ce ton. Une telle voix indique avec précision le statut de celui qui parle. Ce n’est plus la voix qui va d’un récitant vers un spectateur, c’est un partage d’espace intérieur. Le spectateur n’est plus convoqué pour écouter un récit, il est admis à participer à une pensée en cours d’éla- boration, une rêverie en chemin vers les mots. Autant dire qu’on est ici loin du discours surplombant, du commen- taire assuré ou de l’explication définitive. Le spectateur participe au flottement, au trouble d’une pensée dont il capte les mots. Il rentre dans une incertitude, et cette incer- titude est celle de la pensée qui se cherche, de la voix qui hésite ou ne parvient pas encore à se solidifier.
J’ai appris à pratiquer cette voix dans mes films et je l’ai aussi expérimentée avec des comédiens lors d’enregistrements. Je leur demandais de trouver cet état de flottement. D’abord en parlant moins fort (les comédiens qui enregistrent un texte off ont parfois tendance à parler fort, en voix portée), à ne pas articuler ni faire les liaisons (ce qui leur pose parfois problème, comme si leur éthique professionnelle s’en trouvait menacée). Je leur demandais sur- tout de se laisser gagner par le doute, par une sorte d’incertitude de ce qu’ils lisent. Comme s’ils étaient en train de chercher. De chercher leurs idées et leurs mots. Ou comme s’ils se répétaient intérieurement des mots qu’ils devraient ensuite prononcer sur scène. Des mots essayés.
La voix intérieure, c’est une voix de répétition, un entre- deux, une association des mots dans la tête, une tentative. On se remémore ce qu’on va dire, on fait travailler sa mémoire, on rumine. On se répète des choses qu’on sait probablement déjà. La voix intérieure est une forme de voix mémorielle.
C’est pour ce côté mémoriel que je l’ai pratiquée dans mes films faisant appel au passé (dans La Quatrième Génération et plus encore Une jeunesse amoureuse). Mais cela peut se faire aussi dans des récits au présent. La voix intérieure devient alors expérimentation d’un récit qui se cherche, work in progress. Cela convient à toutes sortes de sujets, y compris théoriques (comme dans mon film L’Homme qui écoute, où le Je du narrateur entraîne le spectateur dans une réflexion épistémologique sur le son).
La voix intérieure se prête à différents usages, et particulièrement au texte littéraire off figurant dans un film documentaire. La voix intérieure fait entendre, presque par hasard, un romancier ou un poète qui passait par là. Le spectateur est mis en présence d’une histoire qui ne lui était pas nécessairement destinée. Il entend un récit romanesque et il entre dedans par effraction.
Ici, la voix intérieure cherche à s’approprier le texte, à le rendre sien. Elle devient la voix du romancier lui- même. Le récitant tient le rôle de ventriloque, il parle en place de l’auteur.
Ce rôle est bien différent de celui de médiateur. Car le médiateur s’empare de l’objet d’autrui, il l’interprète à cette fin, il le transmet. Il est la voix autorisée, l’expert, celui qui peut vous rendre un écrivain audible et agréable. Il s’applique à vous donner accès. Dans la voix intérieure, au contraire, le récitant n’est pas un médiateur. Il ne cherche pas à transmettre, il se contente d’éprouver, de vivre le texte comme s’il l’écrivait lui-même. Il le pense, il réfléchit à haute voix, il se le répète comme on récapitule des pensées dans sa tête. Il considère que vous, auditeurs, êtes seulement des témoins.
François Caillat
Texte paru dans la revue
Images documentaires
n° 109
Le "Je" des films
Le “Je” des films
Presque tous mes projets se sont formulés sur le mode du Je. Ce n’était pas voulu au départ, ni même envisagé. Je l’ai découvert tardivement, après avoir réalisé plusieurs films et écrit un roman.
La déclinaison de ces Je est variée. Il ne s’agit pas toujours d’un récit subjectif au sens strict. Certes il existe plusieurs Je de nature autobiographique. C’est celui de La quatrième génération, film sur l’histoire de ma famille en Lorraine, déroulé depuis ma position en quatrième génération. C’est également le Je de mon film Une jeunesse amoureuse, récit de ma vie sentimentale parisienne dans les années 70, conté sur le mode d’un souvenir personnel. C’est aussi le Je confonté à un autre Je, dans Espérance, lettres sur engagement, film où Silvia Radelli et moi échangeons, chacun à la première personne, nos idées sur la politique et l’humanitaire.
A côté de ces Je subjectifs, il y a le Je théorique de L’homme qui écoute. Le film débute par ce postulat : « Je suis l’homme qui écoute ». Il annonce un point de vue général, celui de tout individu qui écoute le monde alentour en réfléchissant avec son cerveau auditif. C’est le Je du genre humain.
Le Je peut aussi se détacher du sujet vécu pour basculer dans la fiction, comme dans L’affaire Valerie, où le film annoncé comme documentaire mène une enquête sur une hypothétique jeune femme.
Plus loin encore dans la fiction, il y a le Je invisible et omniprésent de Bienvenue à Bataville : « Je suis Dieu », déclare au début du film le personnage (off) de Thomas Bata, avant de nous entraîner dans un récit consacré à son œuvre.
Dans mon premier roman se poursuit cette figure du Je comme moteur du récit. Le narrateur de La vraie vie de Cecile G. tient le journal de sa vie et nous engage à le suivre sur les traces de l’improbable Cécile.
Le Je figure dans mes projets futurs.
Ce mode du Je présente beaucoup d’avantages. C’est sans doute pourquoi j’y suis souvent revenu. Il mêle le sentiment et la réflexion, le vécu et la pensée. On peut y faire alterner les modes de narration : le récit mené par un Je alerte et vif, parfois jusqu’à l’enquête menée tambour battant; et le commentaire plus distant, analytique et détaché de son objet. Dans ce dernier cas, le Je se met en retrait, il revient sur les situations pour faire un bilan, un comptage, il réfléchit au monde vécu et donne des perspectives. C’est le Je de la représentation qui double le Je du sentiment.
Entre ces deux modes, la distance n’est pas toujours aussi marquée. C’est un aller-retour, souvent rapide, voire une superposition au sein d’une même phrase.
La question du paysage
Le paysage comme personnage.
Tourner un film dans la nature exige disponibilité et modestie. La nature n’est jamais telle qu’on l’avait imaginée, repérée, préparée. Elle reste imprévisible et se renouvelle à chaque instant. Elle prend la lumière avec caprice et suit les aléas du moment. Aussi doit-on, pour la filmer, guetter le moment opportun, ou plutôt conformer ce qu’on filme au moment opportun : s’adapter, refaire le programme. La nature est un composé vivant, sujet aux sautes d’humeur. Elle est multiple, variable, et chaque paysage est un personnage provisoire. Le cinéaste doit rester toujours prêt à l’investir.
Le paysage comme lieu d’investissement.
Filmer une forêt (ou une prairie, une montagne), c’est lui porter un regard particulier, la charger d’émotion, de sentiment. Le paysage est peut-être le lieu idéal où exprimer un état d’âme. Le cinéaste dispose là d’une matière adéquate pour mettre en forme, ou mettre en scène, les intentions humaines. Et il recueille aussitôt ce qu’il a investi. Un paysage, même s’il n’est qu’un tas de pierres surmonté de feuilles mortes, donne l’illusion d’être le partenaire de l’homme qui le filme. Aussi peut-on le décliner à l’envi : paysage hanté, paysage sonore, paysage familial. C’est une invention autant qu’un référent.
Le paysage comme référent.
Rien n’est plus difficile, souvent, que de filmer un paysage. Car il est devenu, depuis le milieu du XXème siècle, un référent quotidien pesant. La télévision, et dans une moindre mesure le cinéma, lui assignent le rôle de gardien du réel. Il évoque la pérennité du monde par-delà les vicissitudes humaines ou les soubresauts de l’Histoire. Il rappelle le bon sens et l’entêtement paysan. Il est labellisé « Nature ». Autant dire que la question du réalisme travaille le paysage au point de lui faire généralement rendre gorge. Inventer une vision personnelle oblige alors à se débarrasser des oripeaux naturaliste ou réaliste. Le cinéaste doit retrouver, devant un champ ou une forêt, la possibilité du doute, de l’incertitude. Il doit filmer le paysage comme une réalité sinon improbable, du moins très indécise. Il en fait alors non pas la preuve du monde, mais un objet d’art. Moins un référent qu’une représentation.
Le paysage comme représentation.
Filmer la nature fait surgir des siècles de représentation. En Europe, tout paysage est déjà présent dans l’imaginaire collectif. Il figure dans les images de la peinture, de la photographie, du cinéma. Il est porteur de sens et nous affecte sans que nous sachions toujours comment. Le cinéma documentaire peut s’emparer de représentations existantes pour les détourner, les amener à un support original fait d’images animées. La peinture ou la photographie inspirent alors des cadres, des couleurs, une lumière. Par exemple, dans la mise en scène d’un paysage « hanté », le pictorialisme et son esthétique du flou aide à construire un cinéma fantomatique. Le tournage devient alors une expérimentation où des images sont travaillées sans fin. Et le paysage devient l’expression de ce travail.
Le paysage comme travail.
Filmer la nature oblige à une médiation technique forte. La caméra est l’outil qui donne au paysage son expression unique : ce champ-là, à telle heure, en telle lumière. Un paysage n’existe jamais deux fois de suite à l’identique. Son expression est à la fois son acte de naissance et de mort. C’est la formulation d’un court instant, datée et localisée, et qui ressort de choix techniques : cadres et objectifs, filtres, rendus de couleurs, etc. Le chef opérateur, avec le réalisateur, est celui qui fabrique le paysage. Il a des recettes artisanales comme un peintre ou un photographe. A la fois l’art et la manière. Il travaille sur une technique aussi mobile et fluctuante que son objet. Devant ses yeux, le paysage est toujours une mise en question.
Texte écrit par François Caillat pour le catalogue du festival « Le réel en scène », organisé en par « Les Ecrans Documentaires » (Gentilly).
Cinéma, peinture, photographie
Emprunt / empreinte
Une autre relation possible entre le cinéma documentaire et la peinture ou la photographie
par François Caillat
Le cinéma documentaire, face à la peinture ou la photographie, peut-il faire autre chose que proposer des films sur des artistes et leurs œuvres ? N’a-t-il pas aussi toute liberté pour s’approprier ces pratiques comme matériau d’inspiration ?
.
1. De la peinture romantique à “L’Affaire Valérie”.
Dans mon film L’Affaire Valérie, j’ai cherché comment montrer le décor alpin où avait disparu la jeune serveuse en 1983. Comment présenter les lieux d’un drame inexpliqué ? Comment filmer les sommets, les vallées, les forêts ? Il fallait trouver une représentation de la montagne qui rende possible le cadre d’une telle tragédie, à l’insu des visions idylliques et clichés vacanciers auxquels chacun concourt (immensités neigeuses pour skieurs d’hiver, prairies enchanteresses pour randonneurs d’été). Je devais montrer que la jeune fille avait pu mystérieusement disparaître dans ce décor, que son effrayante énigme n’était pas contradictoire avec les lieux. Si L’Affaire Valérie s’était passée en bord de Méditerranée, j’aurais songé que la mer n’est pas qu’un lieu de plaisance et de jeux aquatiques, mais aussi un engloutissement. Dans un contexte alpin, apprécié des touristes, je devais contredire la beauté légendaire de la montagne à laquelle s’accordent tant d’attributs élevés : grandeur, magnificence, pureté virginale. Je devais remodeler cette beauté en montrant qu’elle apporte le drame. Qu’elle suscite l’épouvante avec l’admiration.
Or cette alliance des contraires, cette union de sentiments opposés, caractérise exactement le concept de “ sublime ” tel qu’il a été théorisé au 18ème siècle par le penseur anglais Edmund Burke, puis par Emmanuel Kant dans ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime. Le sublime définit un mélange de terreur et de fascination, une frayeur grandiose, un effroi magnifique d’où surgit chez le spectateur une vive émotion. Cela arrive lorsque la nature révèle sa démesure à travers des formes imprévues : tremblement de terre, foudre, tempête et naufrage, catastrophes variées. La montagne du 18ème siècle, réputée jusqu’alors contrée hostile et détestée par tous les voyageurs, a joué le rôle enviable de pourvoyeur de sublime. Les romantiques allemands se sont emparés du thème pour en faire l’objet privilégié de leurs peintures et textes esthétiques. Souvenons-nous des Lettres sur la peinture de paysage du peintre et théoricien Carl Gustav Carus. Pensons aux œuvres de Caspar David Friedrich, dont un contemporain disait qu’il peignait “ la tragédie du paysage ”.
Ayant retrouvé cette idée de sublime, je me suis intéressé à la peinture romantique allemande pour chercher des paramètres utiles à mon film. Il y avait d’abord ce qui relève du cadre : le rectangle du peintre, la “ fenêtre ouverte sur le monde ”. Quelle est la fenêtre du sublime ? On sait que la perspective classique privilégie le regard unificateur. Le peintre relaie le magistère divin en ordonnant la nature. Il offre au spectateur un monde stable et hiérarchisé du proche au lointain : bien disposé, à tous les sens du terme. Rompant avec la vision classique, le cadre romantique apparaît alors bien embrouillé. A la clarté du regard succède un vertige de l’œil. La montagne est peinte en fragments, partielle ou décadrée. L’avant-plan est obstrué de rochers en équilibre instable. Des grottes sombres le disputent aux crevasses menaçantes. L’ensemble paraît flottant et désarticulé, prêt à basculer en entraînant le spectateur au fond de précipices. Dans une telle mise en scène, la présence insistante de gouffres et d’obstacles signale qu’un enivrant danger, une “ délicieuse horreur ”, constitue le centre de gravité du tableau.
Comment intégrer de tels paramètres dans un film ? Comment traduire en cinématographie les contradictions d’une nature sublime ? J’ai choisi de renoncer au paysage conçu comme un spectacle rassurant (panoramique, vue générale, regard totalisant). J’ai déserté les sites en altitude, sommets et cols, lorsqu’ils offraient la clarté pédagogique d’une carte (postale ou topographique). J’ai délaissé les perspectives ordonnées pour m’approcher de fragments de rochers. Je me suis attardé au bord des précipices, j’ai filmé des parois en gros plan. J’ai scruté les morceaux éclatés d’Alpes rendues méconnaissables. J’ai multiplié les points de vue au sein d’une même image. J’ai tenté, avec le chef-opérateur Jacques Besse, de joindre à la splendeur de la montagne les signes permanents de sa dangerosité.
Une telle réflexion sur le cadre s’est renforcée par un travail sur la lumière, par des choix de pellicule et d’optique. Quelques impératifs s’imposaient : rechercher la lueur incertaine qui règne à mi-montagne, fréquenter les brouillards matinaux, préférer l’ambiance polluée des vallées à l’éblouissement des sommets ; produire avec la pellicule une image granuleuse qui suggère la dissolution des roches et la fugacité des nuages ; utiliser des optiques qui créent, par un changement d’échelle, le sentiment d’une matière friable, énigmatique, imprévisible.
Cette procédure technique a renforcé l’objet du film. Elle a fabriqué un univers où la disparition d’une jeune fille devenait possible, probable, réelle. L’événement dramatique se donne à lire dans le paysage : lieux magnifiques, nature ambivalente, angoisse diffuse. La montagne joint l’invisible au visible, elle suggère la mort sous un masque de beauté.
On voit comment l’intervention d’un modèle pictural transforme un banal décor alpin (ici la vallée de la Maurienne) en paysage hanté. La montagne, filmée comme un tableau romantique, conquiert une place de personnage. Elle est le substitut du rôle principal, la réincarnation de l’héroïne disparue, son fantôme et son double. A travers elle, une jeune fille absente vient nous parler. Elle s’élance sur des pentes brumeuses, s’attarde dans de sombres forêts, grimpe jusqu’aux sommets grandioses et inquiétants. Son existence est muée toute entière en “ tragédie du paysage ”.
Dans cet emprunt à la peinture, j’ai cherché à créer une empreinte qui subsisterait dans le film. La référence “ sublime ” a suscité un travail, des images. Puis elle a été oubliée.
Elle est comme la grille qui a servi au dessin et qu’on a ensuite retirée.
Emprunt et empreinte.
.
.
2. La photographie pictorialiste dans “Trois soldats allemands”.
En tournant mon film Trois soldats allemands, je me suis demandé comment mettre en scène le trouble et la confusion. Le film s’ouvre sur une énigme : l’exhumation, dans une propriété privée de Lorraine, d’un cadavre de soldat inconnu. La rumeur locale dit que son fantôme hante les lieux depuis la guerre de 1940. L’enquête recherche quand ce soldat a été tué, et dans quelles conditions. Elle échoue à répondre, mais elle met à jour les traces de plusieurs personnages aux destins embrouillés : des jeunes lorrains, tantôt français tantôt allemands, incorporés sous un uniforme ou un autre durant les trois guerres entre la France et le Reich. Le film révèle leurs vies hasardeuses et les confusions de l’Histoire. Le récit se déploie en spirale, à la mesure d’une aventure vertigineuse où une population a changé cinq fois de patrie en moins d’un siècle.
Comment montrer une maison hantée par son passé ? Comment filmer cette propriété avec sa part d’ombres et de récits inavouables ? Comment faire la narration de l’équivoque et du confus ? Il fallait trouver ici une expression cinématographique qui traduise la nature fantomatique du sujet, le caractère aléatoire de l’enquête, l’obscurité des conclusions. Sur les figures de ces soldats controversés, la mise en scène devait laisser un voile. D’une certaine manière, le flou entourant cette affaire devait se retrouver dans la matière du film : images troubles, lumières équivoques, couleurs brouillées.
En préparant le film, j’ai découvert qu’une telle esthétique caractérisait l’école pictorialiste en photographie, appelée parfois “ l’école du flou ”. On sait que le mouvement pictorialiste, au tournant des 19ème et 20ème siècles, cherche à hisser la photographie au rang des Beaux-Arts au même titre que la peinture. Les amateurs fortunés, qui fondent des cercles sécessionnistes en Europe et aux USA à partir de 1890, souhaitent rompre avec la pratique commerciale de la photographie. Ils récusent la production industrielle d’images conçues comme des documents, ils ne veulent plus représenter le monde en termes d’identification ou de conformité. Ils prétendent s’impliquer subjectivement, interpréter. Ils passent de la photographie à la photographie d’art : “ La première est un procédé d’enregistrement, la seconde un moyen d’expression. Dans la première, l’homme essaie de représenter quelque chose qui lui est extérieur ; dans la seconde, il essaie de représenter quelque chose qui réside en lui-même (…) L’artiste photographe utilise la nature pour exprimer son individualité ” (Marius de Zayas, Photography and Artistic Photography, Camera Work n°42/43, 1913). Le photographe, devenu “ artiste ”, met désormais son inspiration et sa sensibilité au service d’un regard inédit sur le monde. L’image n’est plus la reproduction de la réalité mais le support d’une vision.
Ainsi conçue comme création, la photographie devient une composition dont le référent extérieur n’est plus qu’un prétexte. “ Tandis qu’autrefois le but du photographe était d’obtenir une représentation ou un portrait d’une scène donnée, celui du photographe moderne est de réaliser un tableau ” (A.H. Wall, Artistic Landscape Photography, Londres, 1896). “ Réaliser un tableau ” signifie que l’artiste cherche, par l’expression de son sentiment, à élaborer un objet décrété “ pictural ” (le terme pictorialisme trouve son origine dans le mot anglais “ picture ” : image, mais aussi tableau). La photographie se découvre ainsi une parenté avec la peinture, en particulier avec deux écoles de son époque. D’un côté, sa vision investie rencontre le monde hanté des symbolistes. Il suffit de penser à des peintres comme Fernand Khnopff et Henri Le Sidaner, ou de regarder un tableau comme L’île des morts de Arnold Böcklin (1880), pour comprendre les valeurs qui attirent les artistes photographes : sentiment personnel, intériorité, représentation de vérités essentielles sous la fugacité du réel. Les pictorialistes fréquentent le symbolisme pour la profondeur de ses arrière-mondes, ils apprécient sa peinture qui ne se réduit pas au visible. D’un autre côté, leur vision subjective les apparente à l’école naturaliste. Rien d’étonnant, si l’on se rappelle que le naturalisme au 19ème siècle revendique une présence active du regard dans la présentation du réel. Songeons aux peintres anglais qui préconisent de distribuer dans le tableau une mise au point sélective (un centre net, le reste presque flou). Pensons au photographe Peter Henry Emerson, admirateur de Millet, qui cherche à introduire dans ses clichés l’imprécision de l’image rétinienne. On retrouve cette idée chez le pictorialiste belge Léonard Misonne, qualifié de “ Corot de la photographie ”, amateur de campagnes brumeuses et de flou matinal.
Comment relier cette esthétique pictorialiste à un film comme Trois soldats allemands ? Un regard commun est possible. Le pictorialisme déploie son projet sur deux versants : un monde hanté et un monde flou. Or ces deux mondes se retrouvent dans le projet fantomatique de Trois soldats allemands, qui associe la confusion du passé aux spectres de soldats disparus. La parenté n’est pas à rechercher dans le sujet, mais dans le traitement. Dans la manière de présenter le monde : parcouru de bruissements invisibles, habité de forces troubles et de souvenirs obscurs. Plein d’une inquiétante étrangeté. En un mot : déréalisé. C’est dans cette perspective que j’ai réfléchi aux choix techniques du pictorialisme. Il y a d’abord une prédilection pour les rendus “ atmosphériques ”, obtenus grâce aux phénomènes naturels (crachin, pluie, fumée et vapeur, neige, etc.) Les photographes se servent de ces sources pour obtenir des effets d’estompage, des halos, des contrejours, des ombres et reflets. Ils cherchent ainsi à introduire dans la scène une forme d’énigme visuelle. Ils renforcent cette tendance en utilisant des optiques spéciales, permettant des aberrations et un surcroît d’indétermination (après 1900, les innovations techniques proposent un objectif dit “ pictural, qui accentue les possibilités d’interprétation). Le travail majeur se fait ensuite en laboratoire, par des interventions au développement et au tirage. Les négatifs et les épreuves sont manipulés : retouches, ajouts de peintures, tirage au charbon, report aux encres grasses, utilisation pour l’impression de papiers à dessin, ou encore le célèbre “ tirage à la gomme bichromatée ” qui donne aux images l’aspect de la sanguine, du fusain ou du lavis – procédé dont les photographes Robert Demachy et Edward Steichen sont de brillants adeptes.
C’est en reprenant certaines de ces techniques que j’ai cherché, avec le chef opérateur Jacques Besse, à construire l’univers hanté et flou de Trois soldats allemands. Les prises de vue en extérieur ont été faites à des moments privilégiés de la journée, quand l’heure favorise les rendus atmosphériques : brumes matinales, soleil rasant, tombée de la nuit, aurores brouillées. Le tournage, réparti sur trois saisons, a utilisé chaque époque pour ses qualités propres : ciels blafards d’hiver, brouillards humides de printemps, contrejours d’été. Aux optiques ont été mêlés des procédés de filtrage : ajouts naturels (buée, gouttes sur une vitre, reflets volontaires) et écrans artificiels (adjonction de verre, plastique, grillage, textile). Tous ces filtres, translucides ou transparents, plus ou moins visibles, ont induit à la fois des aberrations d’optique (lignes et contours), des troubles de lumière (diffusion inégale, obstruction) et des effets de manque (défaut d’informations sur les détails). Ils ont permis de créer en direct, à la prise de vue, des effets que le pictorialisme obtenait en laboratoire par un travail minutieux sur chaque image.
De la photographie pictorialiste, on a pu dire qu’elle voulait “ laisser un souvenir brumeux de la chose vue ”. Il y a dans Trois soldats allemands une exigence de cet ordre. L’enquête est longue et tortueuse. Elle échoue à identifier un spectre mais en découvre dix autres, qui gardent leurs énigmes. Le récit quitte une guerre pour une autre, puis une troisième, tandis que les héros se succèdent et changent d’uniforme. L’objet du film demeure fuyant. Il y a dans cette matière, romanesque et historique, une confusion des êtres et des nations dont la texture cinématographique veut porter la trace. Les images troubles racontent le temps de l’équivoque et des contradictions.
La photographie pictorialiste, dans sa volonté d’accéder au domaine de l’Art, est hantée par la peinture de son époque. De la même façon, la Lorraine de Trois soldats allemands est hantée par l’Allemagne de son temps. C’est cette hantise que le film porte en lui, dans sa forme comme dans son contenu.
Article de François Caillat paru en deux volets dans les numéros 17 et 18 du magazine de cinéma “Zeuxis”.
Repris en un seul texte, dans le chapitre “Emprunt /Empreinte” de l’ouvrage collectif “Le style dans le cinéma documentaire” (Ed. L’Harmattan).
Profession cinéaste
Entretien avec François Caillat
par Isabelle Didier et Philippe Raynaud – Ina (Institut National de l’Audiovisuel).
Après un parcours universitaire (agrégé de philosophie, études de musique et d’ethnologie), François Caillat tourne des courts-métrages de fiction, des films musicaux et des séries de documentaires courts. Depuis le milieu des années 1990, il s’est engagé dans la réalisation de films aux frontières du documentaire et de l’essai, où il s’intéresse à l’absence, aux traces, à la mémoire : long-métrages produits pour le cinéma ou la télévision (Arte), portraits d’intellectuels et d’écrivains.
Comment devient-on documentariste ? Y a-t-il un profil type pour faire ce métier ? Non bien sûr, répond François Caillat, qui fait du cinéma documentaire depuis une quinzaine d’années, des films singuliers autour de la mémoire et des traces. Il revendique un parcours atypique, non formaté, dans un milieu dont la richesse tient à la diversité du parcours des réalisateurs. Il refuse de se laisser enfermer dans des définitions, soit d’un métier soit d’un genre. Il revendique l’activité de cinéaste comme une position, comme la capacité de transformer un désir en activité sociale collective, productrice d’objets singuliers. Il se situe à un carrefour entre documentaire et essai, entre télévision et cinéma. Son parcours personnel lui permet d’analyser les évolutions de la télévision, la fin selon lui de l’« outil télévision », et de pressentir les innovations futures sur de nouveaux supports, où tout est à réinventer.
François Caillat, parlez-nous du parcours qui vous a amené au cinéma documentaire, après un passage par l’université.
François Caillat : Pour les cinéastes, il n’y a évidemment pas de parcours typique. Ce qui fait la diversité et la force de ce métier, c’est que les gens viennent d’horizons très différents et apportent chacun une vie antérieure. Leur insertion dans la création cinématographique met donc un certain temps, parce qu’ils ont toujours fait quelque chose avant. Et c’est ce qui détermine souvent la nature des films qu’ils vont réaliser. J’aime cette diversité : des gens apportent leur goût de la peinture, du théâtre, de la philosophie ou d’un métier manuel, et ils commencent à faire des films avec cet habitus qui est le leur.
En ce qui me concerne, j’ai commencé par étudier la philosophie et l’enseigner, après avoir fait l’École normale supérieure et passé l’agrégation. Rien ne me prédestinait à la philo plutôt qu’au cinéma. C’était un choix de jeunesse, imprévisible. J’aimais beaucoup la philo, mais je n’avais pas envie d’être professeur et j’ai vite démissionné de l’Éducation Nationale. Donc j’ai avancé par ruptures. Après cette première rupture, j’ai essayé diverses choses, j’ai cherché ma voie avant de la trouver.
Je suis venu au cinéma par une série de hasards, de rencontres. Ce qui m’attirait, c’était la possibilité d’insérer dans la création cinématographique de nombreux aspects de l’existence. Le métier de réalisateur est très complet. Il ne s’agit pas simplement d’imaginer un film, il faut aussi le mettre en chantier, être capable d’entraîner des gens pour faire ce travail, emmener des producteurs, des techniciens, des collaborateurs nombreux. Cette force d’initiative m’intéresse énormément. L’autre aspect qui me plaît, c’est d’investir dans mes projets une dimension intellectuelle qui fasse écho à ma formation philosophique. Enfin, c’est surtout une activité très créative, où l’on peut beaucoup s’impliquer et fournir une part d’imaginaire personnel.
Il s’est trouvé, à un moment donné, que le cinéma est devenu le lieu exact où je pouvais réinvestir tout cela, tout ce que ce que je ressentais comme les “facettes” de moi-même. Mais cela ne s’est pas fait du jour au lendemain. C’est comme un tricot qui se fabrique, avec différents fils qu’on tire et qui se réunissent peu à peu. Et cela aboutit à une activité de cinéaste !
Mon parcours est donc assez atypique. Je n’ai pas fait d’école de cinéma parce que, ayant déjà fait des années d’études de philosophie, je n’avais plus envie de me retrouver dans une école. Et je n’ai jamais travaillé sur le film de quelqu’un d’autre. Je suis totalement un « self made man ». J’ai décidé de faire du cinéma en le pratiquant. Je pense d’ailleurs que le cinéma est un métier d’auto-proclamation.
Vous avez dit : « Je ne me sens même pas réalisateur de films, je cherche seulement une expression possible à des états qui sont les miens ». Et Gérald Collas affirme que vous êtes « sans conteste un auteur et non un réalisateur habile et expérimenté » [1]. Comment vous situez-vous : cinéaste, auteur, réalisateur… ?
J’envisage le fait d’être cinéaste non pas comme un métier, même si c’en est un socialement, mais plutôt comme une position : c’est un endroit où l’on se tient, c’est une place quelque part. Et cette place se situe au croisement de différents mondes : le tournage, la production, la distribution ou la diffusion, le cinéma ou la télévision, avec leur grande diversité de métiers, d’univers mentaux, d’objectifs et de références.
Au sein de ce processus, le cinéaste occupe un lieu très précis. Il est comme une sorte de courroie d’entraînement. À un moment donné, il lance quelque chose, il essaie de réunir autour de lui, autour d’un élan qu’il porte, des gens qu’il va entraîner dans des aventures le plus souvent extrêmement périlleuses – au sens où un film ne se prouve qu’a posteriori. On peut toujours dire avant que ça va être réussi, mais c’est juste des paroles ! Tout repose en fait sur un crédit qui est donné. Le cinéma est l’une des rares activités qui draine une économie importante et, en même temps, repose sur un pari complet : c’est comme à la roulette ! Tout est porté par l’enthousiasme, l’énergie, la capacité d’embarquer avec soi des gens sur un projet, une idée, un désir…
Un film, c’est d’abord un désir.
Le désir de l’auteur…
C’est le désir de cette personne que je nomme cinéaste. C’est pour ça que je dis que c’est une position, plus qu’un métier défini par des catégories de savoirs ou d‘activités précises. Le cinéaste est quelqu’un qui a la capacité de transformer son désir en activité sociale collective, qui mobilise des énergies à partir d’une intuition, d’une nécessité très intérieure, et qui est capable d’en faire un objet socialisé qui va coûter de l’argent, induire du temps de travail, être vendu et distribué. C’est cette transformation que j’appelle le cinéaste.
Je suis très opposé à l’idée de la réalisation qui serait d’abord définie comme un corps de métier, parce que si ce n’est que cela, on élimine toute une part de cette capacité à vaincre l’impossible. Aucun film n’est nécessaire, aucun cinéaste n’est attendu, c’est toujours une proposition qu’on impose, par le désir justement. Un film, c’est une création, quelque chose en plus, à laquelle on ne s’attend pas. Si c’est attendu, ce n’est pas une création, c’est une commande, c’est la réponse à ce qui est déjà inscrit dans le champ des attentes. Le film, c’est quelque chose dont a priori personne ne veut et que, finalement, tout le monde va vouloir. Cette transformation, c’est le cinéaste qui la fait. Dire qu’être cinéaste c’est simplement un métier, c’est négliger la part qui nous fait vaincre l’impossible et qui est la force des grands cinéastes, ce qui les amène à réaliser de grands films. D’où la difficulté d’expliquer ce qu’est un cinéaste ! Parce qu’il y a à la fois ce côté-là, l’auteur, le cinéaste en tant que créateur ; et à côté de ça, il y a quelqu’un qui a un savoir-faire technique, qui est capable de répondre à des objectifs quantifiables, une part plus organisationnelle, plus socialisée. Ces deux facettes sont nécessaires et complémentaires.
Ce désir de ne pas être défini est intéressant. Vous répondez par un « work in progress », une expérience. Vous ne voulez pas non plus être corseté dans un genre, on dit que vous faites des essais à la frontière du documentaire et de la fiction. Vous avez d’ailleurs commencé par la fiction.
Comme je n’ai pas fait d’école de cinéma, que je n’ai jamais travaillé sur les films d’autrui, que je ne suis même pas allé sur des tournages, il fallait bien que j’apprenne. J’ai donc commencé par faire des courts et moyens métrages de fiction. Pendant plus d’une décennie, j’ai beaucoup tourné, j’ai engrangé de l’expérience. C’était formidable. J’ai trouvé les moyens financiers de faire des films et j’ai pu expérimenter beaucoup de choses. Et techniquement, j’ai appris à me servir de l’appareillage cinématographique.
Et puis je me suis rendu compte que la fiction engageait, pour moi, une trop grande part d’organisation. Faire un film de fiction est un travail plus carré que le documentaire, pour des tas de raison. Par exemple, j’adore l’improvisation, je travaille en improvisant énormément. Mais dans la fiction, c’est plus compliqué. Il y a plein d’impératifs, il faut suivre un scénario, dire à l’avance aux comédiens ce qu’ils vont tourner, organiser un plan de travail de chaque instant. De plus, le rapport à l’argent y occupe une place plus cruciale. Ce mode de fonctionnement est trop encadré pour moi.
Effectivement, j’aime être dans un « work in progress », un travail en toute liberté. Le côté très organisé de la fiction, ce rapport de conformité entre l’objet préparé et l’objet réalisé, a fini par me déplaire. Quand je prépare trop, j’ai l’impression que le film est fait, je n’ai plus de plaisir à l’accomplir.
D’où le choix du documentaire ?
Oui, le documentaire s’est présenté à moi — je le dis aujourd’hui a posteriori, mais ce cheminement s’est fait de manière très intuitive — comme un objet très souple, qui me permettait d’engager une certaine liberté, d’enlever tous ces cadres qui m’oppressaient un peu. Je vois le documentaire comme une manière d’être dans un rapport toujours ouvert au monde, à la fois dans les sujets traités et dans la manière de travailler.
Dans ce parcours de la fiction au documentaire, je me suis retrouvé à un carrefour, qui est le mien : ni fiction ni documentaire – parce que je ne suis pas non plus ce qu’on appelle un documentariste « pur jus ». J’essaie de fabriquer des récits, d’introduire une dimension romanesque dans mes films, de mettre en œuvre des paramètres qui touchent à l’imaginaire. Toutes choses qui, en général, sont assignées plutôt à la fiction qu’au documentaire. Je ne suis pas le seul à faire cela, mais disons que je suis dans un courant du documentaire qui se situe à la marge – au sens où je travaille certes sur des objets réels, des histoires qui ont eu lieu, des personnages qui existent, mais avec des éléments plutôt utilisés dans la fiction. C’est ce genre un peu particulier que j’essaie de pratiquer.
Comment choisissez-vous les sujets de vos documentaires ?
Cela ne se passe pas comme ça. En fait, je ne choisis pas des sujets. J’ai des idées, comme tout le monde, et ce sont tout simplement des désirs. À un moment donné, j’ai un désir de parler de telle chose, ce qui ne veut pas dire que c’est un sujet, avec un thème et un contenu précis, cela peut être tout simplement l’envie de tourner à un endroit, ou de travailler sur tel domaine d’image. Ce n’est pas nécessairement une histoire.
Après, j’essaie de tester la solidité de ce premier désir, en le laissant traîner un peu. Je fais toujours plusieurs films en même temps, mais qui ne sont pas chacun dans le même état. En général, il y en a un qui est à l’état d’idée, l’autre en tournage, l’autre en montage, l’autre en distribution — ce qui me permet de ne pas être trop pressé par rapport à une nouvelle idée, parce que comme je suis en train de réaliser un film, je peux attendre de voir si cette idée d’un autre film va tenir sur la durée. Je ne note rien, et si je n’ai pas oublié mon idée, si elle travaille toute seule, je me dis que là il y a quelque chose qui me concerne. À ce stade, je ne me demande pas si cela peut faire un film qui puisse intéresser quelqu’un, mais si ce désir va être suffisamment fort pour me tenir longtemps.
Faire un film, c’est quelque chose d’assez long, d’assez compliqué, sur lequel il faut déployer une énergie considérable, remuer des montagnes. Si le désir est assez fort, je suis prêt à franchir tous les obstacles. Au début, ce n’est pas un scénario ficelé, c’est une idée que je développe, qui commence à se déployer. Si je me sens convaincu, je peux commencer à élaborer un échange, à en parler avec des gens. Je collabore beaucoup avec ma femme, Silvia Radelli, non seulement au stade du projet mais ensuite, pendant le tournage. Elle figure au générique de la plupart de mes films. Grâce à elle, j’ai toujours eu confiance pour tenter des choses qui semblaient au départ impossibles, trouver les bons ressorts pour prendre des risques, improviser, me sentir libre.
J’ai traité des sujets très différents, mais j’ai l’impression qu’ils tournent tous autour de la même affaire. Maintenant que j’ai fait un certain nombre de films, on me dit que j’ai fait quelque chose de très cohérent. Mais c’est parce que j’ai suivi uniquement mon désir. Cette unité de mon travail, c’est tout simplement moi-même, ce qui s’est révélé dans le temps, je dirais presque : malgré moi. Ce n’est pas du tout prémédité.
Votre œuvre interroge les traces de la mémoire et explore l’inscription du passé dans le quotidien, vous proposez « un cinéma qui cherche à représenter l’invisible ». Pouvez-vous nous parler de votre quête de convoquer « une autre dimension du réel » ?
Je cherche à travailler sur ce qui a disparu, donc sur la mémoire, sur les traces. Ce travail sur la mémoire, que je fais depuis une quinzaine d’années, m’a mené un peu plus loin. Au début, je m‘intéressais aux traces visibles, pour essayer de retrouver des empreintes du passé, de faire une sorte d’archéologie. Maintenant, ce qui m’intéresse de plus en plus, c’est l’absence de traces : ce qui est là, mais qu’on ne peut absolument plus capter. Je suis très inspiré par l’idée de vide, d’absence. Je crois que c’est vers là que je vais désormais. J’ai envie de filmer ce dont il n’y a même plus d’empreinte visible, comme une présence invisible, secrète, souterraine. Pour un cinéaste, c’est un défi assez passionnant : comment réussir à filmer ce qui n’est pas visible ? En somme, je m’intéresse au documentaire parce que je pars du monde qui existe autour de moi, mais je veux surtout montrer ce qui se trouve en dessous, derrière, présent et invisible. On pourrait qualifier cette démarche de cinéma “fantomatique”, de cinéma “spectral”.
C’est dans cet esprit que j’essaie de trouver des manières de filmer. Je voudrais que le spectateur se retrouve confronté à la fois au réel que je lui présente et à un autre univers qu’il peut imaginer à travers ce que je lui montre. Par exemple, dans mon dernier film, « Une Jeunesse amoureuse » [2], je parcours les lieux où j’ai vécu des histoires sentimentales durant les années 1970/80. Mais je ne montre pas le Paris de cette époque, ni ses traces, ni ses souvenirs. Je filme seulement le Paris d’aujourd’hui : des rues, des façades, des lieux que chacun connaît ou parcourt quotidiennement. Je ne cherche pas à retrouver le Paris d’autrefois. Et pourtant le film est fabriqué de telle sorte que chaque spectateur puisse projeter, sur ces lieux actuels, des histoires qui s’y sont passées. Il y a là cette double démarche dont je parlais : faire voir ce qui est, faire imaginer ce qui ne se voit pas. En quelque sorte, il s’agit de représenter le manque.
Quelles sont les caractéristiques de votre écriture documentaire ?
Je n’écris pas de scénario très précis. J’ai quand même l’idée d’un film, évidemment, parce qu’il faut bien en parler à autrui, réunir de l’argent, etc. Mais le scénario porte plutôt sur des dispositifs, des intentions générales, sur la nature du film que je veux faire, et non sur l’histoire exacte qui va s’énoncer. Je filme des lieux avec l’idée d’un récit futur, et ensuite je construis au montage. J’écris le récit durant le montage. Et là, c’est un travail intuitif, très expérimental, au jour le jour. C’est assez fatigant, cette longue période de montage, parce que c’est là que se fait la partie la plus créative de mon travail.
Presque tous mes films sont des récits à la première personne. Mais ils ne sont pas nécessairement autobiographiques, ils peuvent s’énoncer dans un « Je » plus large. Par exemple, dans mon film « L’Homme qui écoute » [3], le récit débute par « Je suis l’homme qui écoute », c’est-à-dire tout le monde, je parle là au nom d’une collectivité humaine. Cela peut être aussi un « Je » fictionné, comme dans « Bienvenue à Bataville » [4], où je me mets dans la peau d’un patron pour raconter l’histoire, je parle en son nom. Cela peut être encore un « Je » très incarné, relatif à ma propre histoire – comme dans « La Quatrième génération » [5], film sur ma famille, ou dans « Une Jeunesse amoureuse », récit autobiographique.
Je m’intéresse beaucoup aux lieux, pour retrouver des histoires qui s’y sont passées. J’essaie de faire croiser ces lieux – des paysages urbains, comme dans « Une jeunesse amoureuse », ou des paysages naturels comme dans « Trois Soldats allemands » [6] et « L’Affaire Valérie » [7], avec des récits que j’insuffle. Le récit, c’est un peu le fil conducteur, la colonne vertébrale du film. C’est ce qui me permet d’avancer et de m’approprier les lieux filmés.
C’est dans cette rencontre, entre un récit et un lieu, que j’essaie de fabriquer mon film. Et l’invisible surgit parce que je raconte une histoire sur un lieu où, le plus souvent, il n’y a rien de particulier à voir. Mais la nature de mon récit, et la manière dont je filme, font que le lieu peut devenir habité, hanté…
Pour le tournage et le montage, travaillez-vous avec une équipe type ? Quel rôle jouez-vous ?
J’ai travaillé avec les mêmes techniciens, au son et à l’image, sur la plupart de mes films. Il m’est arrivé une fois de tourner tout seul, c’était pour « Une Jeunesse amoureuse », mais je l’ai fait parce j’avais besoin d’avoir un investissement personnel plus important que sur mes autres films. Et je voulais y consacrer énormément de temps. Sinon, je préfère travailler avec les mêmes chef-opérateurs, Isabelle Razavet et Jacques Besse, avec qui j’ai beaucoup de connivence. Au montage c’est pareil, j’ai travaillé surtout avec deux chef-monteuses, Martine Bouquin et Sophie Brunet.
Je m’implique beaucoup dans les choix techniques. À toutes les phases de la fabrication du film. Au tournage, même s’il y a un chef-opérateur, je contribue activement aux cadres. J’aime bien mettre la main à la pâte. Je n’ai pas la conception d’un réalisateur qui serait entouré d’une équipe experte à qui il déléguerait tout. Nous faisons tous les choix ensemble. C’est le côté « concert » de l’activité de cinéaste, que j’aime beaucoup.
Quelle place occupent les portraits d’intellectuels et d’écrivains que vous avez réalisés pour la télévision ? Les avez-vous proposés ou étaient-ce des commandes ?
Je travaille dans deux directions. J’essaie d’une part de développer des films très personnels. Ils sont sur une ligne qui correspond grosso modo aux six long-métrages que j’ai faits jusqu’à aujourd’hui : quatre pour la télévision (produits avec Arte) et deux sortis en salles de cinéma. Ces films ont la dimension “romanesque”, dont je parlais.
Par ailleurs, je conserve le goût de la chose intellectuelle. J’ai fait des études de philosophie avec beaucoup de plaisir et je suis resté intéressé par tout ce qui touche au concept. C’est pourquoi je me suis dit, à un moment donné, que je pourrais aussi faire des films, peut-être moins imaginatifs, moins personnels, mais plus “instructifs”, à fort contenu de réflexion. Des films qui m’intéresseraient en tant qu’expressions de la pensée d’autrui – au sens où faire un film sur un penseur demande de se mettre à son service, d’organiser une rencontre. C’est dans cet esprit que j’ai réalisé pour la télévision des documentaires sur Julia Kristeva [8], sur Jean-Marie Le Clézio [9], sur le philosophe allemand Peter Sloterdijk [10], ou encore sur le trio Aragon, Malraux, Drieu la Rochelle [11]. Je vais tourner prochainement un film sur Michel Foucault [12]. Quand je rencontre de telles figures intellectuelles – penseurs, philosophes, écrivains – , j’ai devant moi une œuvre dont il faut que je tienne compte, dans son style, dans sa particularité – tout en essayant de faire un film qui me ressemble, qui me tienne à coeur. Par exemple, quand j’ai tourné avec Jean-Marie Le Clézio, en Corée et au Mexique, il y a eu une rencontre possible entre nos mondes, avec des paysages, des rêveries semblables.
En vous écoutant, vous avez eu jusqu’à présent une liberté presque totale, vous avez toujours réussi à trouver des financements : comment cela s’est-il passé avec les télévisions et avec les producteurs ?
Oui, j’ai eu de la chance. C’est dû à la conjonction entre mon tempérament, qui a trouvé à s’incarner dans la fabrication d’objets difficiles, et une situation objectivement propice à la télévision.
J’ai eu la chance de commencer à faire mes films dans les années 1990-2000, à un moment où il y avait à Arte un vrai désir de faire ce qu’on appelait alors le « documentaire de création ». Ceci a permis à beaucoup de cinéastes comme moi de mener à bien des projets ambitieux, dans de bonnes conditions, bien financés, à un rythme soutenu. J’ai pu tourner avec Arte quatre long-métrages en huit ans, ça été très vite. J’ai été beaucoup aidé par Thierry Garrel [13], que j’avais connu à l’Ina, et qui m’a toujours soutenu et encouragé. C’était une période très faste pour moi, comme pour d’autres réalisateurs. Nous avons bénéficié d’un environnement favorable.
Mais si j’ai tiré parti de cette conjoncture, c’est aussi parce que j’aime bien mener les projets à leur terme, quels que soient les obstacles. Contrairement à certains de mes collègues, j’aime beaucoup m’occuper de production, rechercher les moyens nécessaires à mes films. Là aussi, je mets volontiers la main à la pâte. Les producteurs ne sont d’ailleurs pas toujours très contents que je m’occupe de montage financier ou que je veuille leur trouver des partenaires ! Je dois les convaincre que j’ai besoin de pas mal d’argent pour faire mes films et que je n’ai pas envie de commencer le tournage tant qu’il n’y aura pas cet argent.
Vous choisissez vos producteurs ?
Oui, je choisis mes producteurs et je leur suis assez fidèle. Si je m’entends bien avec eux, j’y retourne volontiers. Par exemple, j’ai fait trois de mes long-métrages avec le même producteur, Gloria Films. Je vais entamer, pour mon prochain film « Foucault contre lui-même », une troisième collaboration avec la production The Factory. Idem avec les Films du Tamarin. Le record, c’est avec l’Ina, qui a produit ou coproduit une quinzaine de mes films ! Mais je ne me décide pas sur la notoriété ou la surface financière d’un producteur. Ce qui m’importe avant tout, c’est de savoir s’il va mettre dans le film autant de désir que moi.
Je crois que les producteurs sont exactement comme les réalisateurs : ils travaillent à l’impulsion. Évidemment, les deux parties ont aussi des nécessités objectives, quelquefois différentes, mais fondamentalement ce qui les rapproche, c’est un désir. Le producteur est intéressé par un pari, comme le réalisateur. Et plus le film apparaît compliqué à faire, plus il est motivé, plus il a envie de déplacer des montagnes. Je vois les choses comme ça, ce n’est pas une vision carrée, fonctionnelle. Je pense que la réalisation et la production sont des métier de risque, de passion, d’élan.
Ce désir semble de plus en plus contrarié par rétrécissement du champ des diffuseurs… Considérez-vous que l’époque à changé depuis les années 2000 ?
Oui, et il y a plusieurs raisons à cette évolution de la télévision. Les diffuseurs se restreignent sur un certain nombre de sujets, qu’ils prétendent être plus “porteurs” que d’autres. Mais le problème ne concerne pas que les contenus. C’est aussi un problème de formatage du spectateur – ce qui, à mon avis, est bien plus grave. La télévision présuppose un mode de regard du spectateur. Elle pense que le spectateur a besoin d’un objet déjà identifié, dont la construction est visible, dont les réquisits sont clairement énoncés. L’objet présenté doit être consommable directement.
La télévision induit un rapport au temps particulier, un rapport de zapping, d’immédiateté : prendre très vite, consommer très vite, oublier très vite. Et pour que tout aille très vite, il faut concevoir un “produit” facilement assimilable. On ne doit pas fatiguer le spectateur, le surcharger de questions et d’attentes. Le téléspectateur doit rester à flux tendu devant son poste. Il faut qu’il comprenne immédiatement ce qu’il regarde.
Nous autres, cinéastes, nous pensons exactement le contraire. Nous voulons faire travailler le spectateur. Nous voulons le plonger dans la rêverie, l’incertitude, voire le doute ou l’inquiétude. Nous attendons un spectateur créatif. Qu’il soit lui-même l’auteur de ce qu’il regarde, qu’il se fasse son propre récit, qu’il gambade dans sa tête, qu’il s’invente son cinéma. À chacun son film ! À l’inverse de la télévision, qui souhaite que tous les spectateurs consomment le même film, avec les mêmes pensées, les mêmes espoirs. Avec la télévision, on entre dans le domaine de la statistique : le bon programme, c’est celui qui plaît au plus grand nombre.
Je crois personnellement que le cinéma, c’est un engagement particulier du spectateur : un éveil, une relation mouvante avec le film. Et c’est un processus qui se fait dans la durée – non seulement dans le temps de la séance, mais aussi le lendemain, deux jours ou deux ans plus tard, quand on repense au film, quand on le laisse “travailler“ dans sa tête. Ainsi, le film est une sorte de “work in progress”. C’est en cela qu’il y a une divergence fondamentale avec la télévision, qui souhaite au contraire que tout soit joué en temps réel dans l’émission. À la télévision, demain est un autre jour ! Or, selon moi, cette question rejoint un autre problème de fond. La télévision repose sur le plein, tandis que le cinéma repose sur le vide. Les diffuseurs de télévision ont une grande peur du vide, ils font tout pour le combattre : s’il y a un temps mort, une information parcellaire, un plan un peu trop long, une attente immotivée, c’est la panique. Il faut vite combler, la télévision a horreur du vide ! Pourquoi ? Parce que tout doit se jouer dans l’instant, dans la compréhension en direct, immédiate. Or cette crainte va complètement à l’encontre de tout ce sur quoi s’est construit le cinéma : une expérience collective, partagée entre le cinéaste, le film, le spectateur. Un travail qui se fait durant la séance, mais ne s’arrête pas là.
On a l’impression que ce formatage se dissémine, diriez-vous que même Arte, par exemple, ne s’autorise plus de liberté créative comme avant ?
J’ai le sentiment que, depuis quelques années, même Arte rejoint progressivement cette tendance. Ce que je dis là peut sembler un peu sévère, mais je suis sûr que les diffuseurs peuvent l’entendre. Ils avoueraient sans réticence qu’ils redoutent le vide sur leur écran. De manière plus générale, je crois que le renforcement du formatage sur toutes les chaînes est une ligne constante depuis dix ans. Ce n’est pas la faute de tel ou tel diffuseur, c’est l’outil télévision qui, d’une certaine manière, s’est transformé. C’est une tendance lourde. Encore une fois, ce n’est pas lié à des personnes, c’est systémique : l’outil ne supporte plus le vide et présuppose aujourd’hui un téléspectateur qui n’a plus grand chose en commun avec celui qu’on connaissait jusqu’alors. Il y a là une mutation, de l’outil et de l’utilisateur, qui est philosophiquement assez profonde. Personnellement, je ne peux pas me battre contre cette transformation. Et je me dis qu’un outil, finalement, ce n’est qu’un outil : c’est fait pour un usage. Si l’usage ne convient plus, il vaut mieux changer d’outil.
Votre liberté construite depuis des années, vous la trouvez maintenant côté cinéma et sortie en salle ?
C’est compliqué parce que cette liberté est très difficile à tenir. Je ne peux pas me prétendre complètement libre, je n’échappe pas plus qu’un autre au système. La télévision, je continue d’en faire, pour des portraits d’intellectuels. Mais je regrette beaucoup que cette télévision, avec laquelle j’ai réalisé quatre long-métrages que j’appelle “romanesques”, ne puisse plus les produire pour des raisons de formatage. Qu’elle n’accepte plus la mise en scène de paramètres cinématographiques comme la lenteur, la durée ou la complexité. Après, c’est aussi une affaire de choix personnel. Actuellement, je suis intéressé à sortir des films en salles, parce que c’est un dispositif différent, une autre relation au public. Et l’idée d’accompagner un film en salles, avec des rencontres et des débats durant plusieurs mois, est assez excitante. En fait, j’aimerais bien pouvoir encore faire les deux : à la fois sortir des films en salles et réaliser des portraits pour la télévision. Mais, à mon grand regret, je crois qu’il n’y a plus de place pour mes long-métrages dans la télévision actuelle. La ligne documentaire que je défends n’a plus d’avenir de ce côté-là…
Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce qui se fait actuellement en matière de formes documentaires ?
Ce qui m’attire, c’est ce qui rejoint mes préoccupations : un documentaire un peu aux marges. Je suis intéressé par les autres disciplines qui sont venues depuis une quinzaine d’années s’agréger au documentaire et qui, à mon point de vue, ont desserré le côté trop “documentaire documenté” du cinéma du réel. Je pense notamment aux gens des arts plastiques, ou de l’art vidéo, qui ont fait du documentaire un objet un peu plus onirique. Par exemple, quelqu’un comme Vincent Dieutre, venu des arts plastiques, a apporté des formes intéressantes.
De tels cinéastes travaillent autant sur l’image et sur les formes que sur le sujet. Ils apportent une manière de faire différente de celle qu’utilisait traditionnellement le documentaire – celui qui vient du cinéma sociétal, militant, ethnographique, celui qui se mesure au monde dans un rapport assez frontal. L’état du documentaire aujourd’hui me semble donc plus multiple, plus riche qu’auparavant. À côté d’un cinéma porteur d’une certaine gravité existentielle, la gravité du monde, les hommes et leurs tourments – et ce cinéma reste nécessaire, il a sa place, peut-être centrale -, existent maintenant de nouveaux modes de récits. Cet autre versant du documentaire a été rendu possible grâce à des artistes qui ont montré qu’on pouvait parler du monde de manière plus ludique, avec moins de gravité. Je suis dans cette périphérie, dans la lignée d’un cinéaste comme Richard Dindo, par exemple, qui a pratiqué avant moi, et avec quel brio !, un documentaire qui travaille sur la mémoire, sur le temps, sur les traces.
Au-delà de l’état du documentaire, êtes-vous inquiet de la précarité grandissante des réalisateurs, dont parle un rapport de la Scam [14] ? Quelle est votre propre expérience ?
L’état du documentaire, en termes esthétiques ou artistiques, est ce qu’il est. Je suis content d’y avoir trouvé ma place, et je trouve très bien que d’autres s’inscrivent dans une tendance différente de la mienne. En revanche, ce qui m’inquiète, c’est la difficulté grandissante d’accéder au métier et de pouvoir en vivre.
Je ne sais pas comment vont faire les jeunes réalisateurs qui débutent et n’ont pas la chance que j’ai eue à l’époque où je commençais. Il faut certainement qu’ils inventent d’autres solutions, nouvelles, radicales. Il n’y a pas de solution de continuité, je n’y crois pas du tout. Si l’on essaie de sauver à tout prix la manière dont on travaillait jusqu’à présent, on va dans une impasse. Parce que les supports et la manière de travailler ont changé. Avant, on ne pouvait pas commencer à faire un film si on n’avait pas d’argent pour acheter la pellicule ou louer le matériel. Aujourd’hui, cela devient très facile parce que le matériel s’achète peu cher et le support ne coûte rien. Bon, mais que fait-on du film une fois qu’il est tourné ? Le problème de l’économie d’un film s’est simplement déplacé, du tournage vers la diffusion et distribution. Mais les difficultés n’ont pas disparu.
Concernant mes revenus en tant que cinéaste (et je ne vis que de cela), ils ont toujours été équilibrés entre des salaires de réalisateur, des droits d’auteur – obtenus en travaillant pour la télévision -, et des indemnités d’intermittent du spectacle. C’est vraiment un tiers, un tiers, un tiers. Mais un de ces tiers va disparaître si je ne perçois plus de droits d’auteur, au motif que la télévision ne produit plus les long-métrages que je faisais auparavant avec elle.
Il est très difficile aujourd’hui, pour un jeune réalisateur de documentaire, d’acquérir et de conserver le statut d’intermittent du spectacle, à cause du rythme du travail exigé. Moi, je peux le faire car j’ai de l’expérience, je tourne beaucoup. Mais c’est le fruit d’années de travail et aussi de galères, tout ça n’est pas tombé du ciel. Un trentenaire, aujourd’hui, aura plus de difficultés à accéder durablement à ce statut d’intermittent.
Il faut tout repenser. Les jeunes réalisateurs devraient, je crois, redéfinir complètement le métier. Ils ne peuvent absolument pas travailler dans la continuité des gens des générations précédentes.
Est-ce que les nouveaux supports, notamment le Web, vous paraissent quelque chose d’intéressant, comme nouvel outil de diffusion, de création, on parle de « webdoc » ?
Je suis très optimiste sur les nouveaux supports qui apparaissent. On est dans une période fascinante, avec de nouvelles libertés, de nouveaux espaces de création, dont certains viendront probablement du côté du webdocumentaire. C’est formidable parce que ceux qui travaillent dans cette voie ne savent pas encore à qui ils vont s’adresser, ils doivent susciter un nouveau spectateur pour leur nouvel outil. Ils peuvent donc inventer des modes de travail très innovants. Le poids de la machine, qui écrase les gens de télévision, n’a pas de prise sur eux.
Pour l’instant, le webdoc ne me paraît pas encore complètement convaincant, parce qu’on est encore davantage sur l’outil que sur le contenu. Mais j’ai tout à fait confiance, chaque génération a finalement inventé les contenus adaptés aux nouvelles inventions.
À l’inverse des générations qui les ont précédées, les jeunes générations se détournent de la télévision. Ce n’est plus un outil qui les intéresse. Je crois que la télévision “à l’ancienne” ne reviendra pas. Par contre, si elle se rapproche des autres supports qui sont en train d’émerger – téléphone portable, Iphone, tablette, etc. – cela peut déboucher sur un objet qui va s’unifier, avec des contenus probablement très intéressants, mais avec d’autres paramètres : il y aura davantage d’échanges avec le spectateur.
Vous consacrez une partie de votre temps à des activités liées à la défense et la diffusion du cinéma documentaire, à des actions de formation… Que représentent ces activités par rapport à la conception de votre métier, à ce que vous souhaitez transmettre ?
Faire des films est une activité qui peut être assez solitaire. On est seul maître à bord, il faut croire à son enthousiasme, à son égo, l’autisme menace tôt ou tard. J’essaie de compenser cela par une grande insertion dans le milieu, pour partager avec les autres, découvrir ce qu’ils sont, ce qu’ils font. Je fais partie d’un certain nombre d’associations – par exemple Addoc, l’Association des documentaristes, dont j’ai été président. Je m’inscris dans ce milieu très maillé, où il y a beaucoup de liens, de réseaux qui veulent assurer la promotion du documentaire. Je le fais aussi en participant à des commissions qui donnent des aides, notamment en régions. En France, le milieu du documentaire est assez performant. Tout le monde s’affaire, communique, échange. C’est très vivant.
Par ailleurs, j’interviens ponctuellement dans des actions de formation pour toutes sortes d’organismes, en régions ou à Paris, en formation continue ou dans des écoles – par exemple l’Ecole Louis Lumière, ou l’Atelier documentaire de la Femis. Mais je ne donne pas des cours. Ce n’est pas de l’enseignement comme j’en ai fait avec la philosophie. D’ailleurs, je ne crois pas du tout à la transmission conceptuelle du cinéma. Je parle plutôt de ce que je fais, je montre des films, je commente. Je ne dis pas ce qu’il faut faire, mais plutôt : c’est vous qui avez la solution, laissez-vous aller. Et si vous vous intéressez à mon cas, sachez que je n’ai jamais été formé, j’ai tout improvisé, j’ai appris en le faisant. On peut très bien avancer comme ça. C’est cette expérience de liberté et d’initiative que j’essaie de transmettre à mes auditeurs.
Propos recueillis par Isabelle Didier et Philippe Raynaud (Ina).
Entretien en ligne : http://www.ina-expert.com/e-dossier-le-documentaire-un-genre-multiforme/profession-cineaste.html
[1] Gérald Collas, « Un cinéma hanté », in « François Caillat, un cinéma hanté », catalogue édité par l’Institut Français (Ministère des Affaires Etrangères), 2011.
[2] « Une Jeunesse amoureuse », 105’, 2012, coproduction Films du Tamarin, Ere Production, Ina, Atopic. Distribution Films du Tamarin (sortie en salles en avril 2013).
[3] « L’Homme qui écoute », 90’, 1998. Coproduction Gloria Films, Ina, Arte. Diffusion Arte, édition DVD Docnet.
[4] « Bienvenue à Bataville », 90’, 2007. Coproduction Unlimited, Films Hatari, Ina. Distribution Unlimited (sortie en salles en 2007).
[5] « La Quatrième génération », 75’, 1996. Coproduction Gloria Films, Ina, Arte. Diffusion Arte, édition DVD Docnet.
[6] « Trois Soldats allemands », 80’, 2001. Coproduction Gloria Films, Ina, Films de l’Observatoire, Arte. Diffusion Arte, édition DVD Docnet.
[7] « L’Affaire Valérie », 75’, 2004. Coproduction Archipel 33, Ina, Arte. Diffusion Arte, édition DVD Docnet.
[8] « Julia Kristeva, étrange étrangère », 60’, 2006. Coproduction Ina, SoFilms, Arte. Diffusion Arte, édition coffret DVD Ina Editions.
[9] « JMG Le Clézio, entre les mondes », 52’, 2008. Coproduction The Factory, Ina, France 5. Diffusion France 5 (collection “Empreintes”), édition DVD France Télévision.
[10] « Peter Sloterdijk, un philosophe allemand », 60’, 2003. Coproduction Ina, Arte. Diffusion Arte.
[11] « Aragon, Malraux, Drieu la Rochelle : d’une guerre à l’autre », 56’, 2012. Coproduction Ina, France 3. Diffusion France 3.
12 « Foucault contre lui-même », coproduction The Factory, Arte, diffusion en 2014.
[13] Thierry Garrel a dirigé l’Unité documentaire de Arte, de sa création en 1992 jusqu’en 2008. Il y a mené une politique ambitieuse au service du documentaire d’auteurs.
(4] Voir « État des lieux du documentaire », Scam, juin 2011.
Éloge du malentendu
Le cinéma documentaire ne fait pas oeuvre de communication. Si l’on s’en tient à une définition classique de la communication (dispositif d’encodage/décodage entre deux interlocuteurs, univocité recherchée du message transmis, etc), on constate qu’un film documentaire n’obéit pas aux critères requis. On n’y trouve pas de message au sens strict, les propos ne sont jamais d’un seul tranchant, il y a beaucoup de non-dit… Le contenu s’avère surdéterminé, plurivoque, ambigu. En termes de communication, on est ici dans une zone de flou – le fameux « flou artistique » que dénoncent les amateurs de messages sûrs.
Le cinéma documentaire n’a pas vocation à communiquer, même si une grosse machine communicante comme la télévision aimerait bien l’inscrire au registre et le faire concourir à son projet-maison. Dans cette perspective, le documentaire deviendrait le frère du journal télévisé – probablement frère ennemi, incontrôlable et détesté à cause de ses prétentions artistiques, mais frère quand-même par sa supposée capacité à transmettre au spectateur un énoncé de l’état du monde. C’est bien dans la logique télévisuelle de vouloir drainer et unifier toutes les images dans un même projet de communication globale, mais le cinéma documentaire y demeure rétif. Pour mesurer l’écart, soulignons que la télévision exige que chaque image soit accompagnée de signes de lisibilité adéquats (case de programmation, horaire, présentation, etc) ; rappelons que les diffuseurs attendent d’un film qu’il soit clair, compréhensible, formaté à la juste mesure du spectateur recherché ; notons enfin que la plupart des « documents » diffusés à la télévision sont affectés d’un gros coefficient communicant et investis d’une incontestable mission « messagère ». En réalité, il semble bien que se poursuive ici, par-delà la quête d’audience, une très ancienne exigence, ancrée dans le passé de la télévision, antérieure même à l’invention de l’audimat sur les chaînes : la recherche de communication avec le public. La logique télévisuelle semble en effet s’inscrire dans la fonction originaire du petit poste : dispositif de transmission, machine technique à importer des contenus, invention faite dans la lignée du télégraphe, de la radio, du téléphone… mais certainement pas du spectacle. Toute l’histoire de la télévision reste marquée par son origine, sa marque fondatrice, sa vocation initiale – vocation que l’avenir ne paraît d’ailleurs pas menacer puisque le petit poste, rebaptisé écran d’un « réseau » généralisé, risque bientôt d’acquérir une dimension communicante accrue. Ainsi peut-on dire aujourd’hui, sans paradoxe, que la télévision court à grands pas vers son origine.
Le cinéma documentaire est impropre à la communication parce qu’il ne transmet pas d’informations quantitatives. Mais peut-être est-il propice à des informations de nature qualitative. On pourrait retrouver ici une distinction, utilisée dans l’économie moderne, entre des informations dites « codifiables », et des informations dites « tacites ». Les premières sont celles qui peuvent s’écrire, se quantifier, se transmettre en temps réel par des réseaux informatiques ; les secondes, en revanche, ne sont pas quantifiables et nécessitent, pour être accumulées ou échangées, la présence physique des uns et des autres dans une activité commune ; elles exigent non seulement de travailler ensemble mais aussi de travailler dans un même lieu qui permet de se rencontrer, de discuter, d’évaluer les réactions des uns et des autres, d’apprendre de concert, de progresser à l’intuition. Dans cette définition d’informations « tacites », on retrouve une caractéristique du cinéma documentaire : les informations susceptibles de figurer dans le film sont issues d’une expérience de tournage exigeant la présence physique des uns et des autres (équipe et intervenants) dans un même lieu. En d’autres termes, le cinéma documentaire est d’abord le produit d’un travail commun. C’est un processus de fabrication fondé sur du collectif, de l’échange vivant, de l’interaction physique entre individus.
On pourrait donc dire que certaines informations ont droit de cité dans le cinéma documentaire, à condition de rester le produit d’une expérience. La même réserve doit s’appliquer à l’idée de communication : on parlera de communication pour évoquer la transmission de données qualitatives, à condition de souligner que ladite communication n’est pas dénuée d’un certain flou artistique. Au mieux un film documentaire peut-il communiquer la qualité d’un travail partagé, c’est-à-dire un échange, une confrontation physique, une pensée collective – avec tous les aléas inhérents à de tels moments ; mais ce film ne sera jamais capable de communiquer des données étrangères à toute forme d’expérience sensible. En ce sens le cinéma documentaire ne sera jamais du pur concept.
Le cinéma documentaire s’appuie sur une expérience inédite et chaque fois renouvelée : la rencontre d’un filmeur et d’un filmé. Mais comment transmettre cette expérience? Comment représenter la rencontre qui la constitue? Y a-t-il matière à générer là une quelconque information? On sait que toute rencontre semble susciter une expérience très complexe : difficile à cerner, source d’indétermination, inapte à se mouler dans un cadre prédéterminé. Au point qu’on peut légitimement se demander : qu’est-ce qu’une rencontre? C’est l’occasion d’évoquer la « Théorie de l’esprit » (theory of mind) chère aux cognitivistes et neuro-biologistes : le cerveau humain se caractérise par la capacité d’attribuer à autrui des pensées et des états mentaux. Par exemple : je regarde Paul et, sans même qu’il prononce un mot, en observant seulement son expression faciale, je puis me dire : Paul est en colère contre moi. Une telle attribution caractérise l’homme parce qu’elle rend possible l’échange intersubjectif, c’est-à-dire ici une rencontre définie comme relation circulaire entre deux individus : chacun projette sur l’autre sa propre capacité à penser, chacun interprète les intentions d’autrui, chacun sait que l’autre sait.
Voilà l’expérience complexe que doit transmettre le cinéma documentaire : une rencontre indéterminée, une rencontre qui apparaît à la fois rencontre et rencontre de la rencontre, une rencontre « sans fin ». Pour montrer une telle expérience, le film documentaire doit lui donner un visage, la figurer. Il doit faire une « représentation de la rencontre de la rencontre ». Par là-même, il se situe à un troisième niveau de représentation.
Nous voilà loin des procédures d’information propres à la théorie de la communication. Le cinéma documentaire – par définition, pourrait-on dire – opère très haut : il se situe d’emblée au troisième étage du réel. C’est là que se trouve son socle, sa base, son territoire d’origine, le point de départ à partir duquel il peut encore opérer, à condition de toujours remonter vers des niveaux supérieurs de représentation.
Pour éprouver concrètement ce processus, exportons les (bonnes) idées de la « Théorie de l’esprit » sur le terrain de l’ethnologie. Imaginons par exemple qu’un explorateur occidental rencontre, au coeur de la Nouvelle-Guinée, un papou qui n’ait jamais vu d’homme blanc. La rencontre des deux hommes est marquée par le fait que chacun se demande : que pense de moi cet « autre » en face de moi? Me veut-il du mal, me veut-il du bien, comment et pourquoi? L’expérience est simultanément une rencontre de ces deux hommes, et une rencontre de leur rencontre : que pense l’explorateur, que pense le papou de l’explorateur, que pense l’explorateur de la pensée qu’il attribue au papou, etc. L’expérience est « sans fin », elle se développe en cercle et induit un patient processus de reconnaissance de l’autre. Supposons maintenant qu’un cinéaste, tierce personne, veuille filmer cette scène. Pour bien faire, il doit rendre compte de la circularité de la rencontre à laquelle il assiste. Mais comment la figurer? Existe-t-il une information susceptible de rendre compte d’un tel processus, et laquelle? On devine les impasses auxquelles aboutirait un film qui chercherait une représentation unitaire de cette expérience multiforme. Le cinéaste doit composer avec une matière très fugace, en incessant devenir. Et pour peu que ce cinéaste soit en même temps l’explorateur, on devine le surcroît de difficulté auquel il se trouve confronté. Or ce qui est valable d’une rencontre avec un papou de Nouvelle-Guinée l’est tout autant d’une rencontre avec un jivaro du nord de l’Amazonie ou avec une boulangère de l’est parisien. Supposons en effet que notre cinéaste ait décidé de tourner un film documentaire sur sa boulangère. Celle-ci se demandera pourquoi on vient la filmer ; le filmeur, à son tour, se demandera ce que la boulangère pense du tournage ; celle-ci, en retour, réfléchira à ce que le cinéaste pense de ce qu’elle pense du tournage ; etc.
Ces quelques exemples visent seulement à rappeler qu’une rencontre, objet privilégié du cinéma documentaire, n’est pas susceptible d’être « informée » de manière univoque ; elle n’est ni quantifiable, ni transmissible avec précision. C’est le principe de Heisenberg appliqué au documentaire : la position de l’observateur agit sur l’observé, donc sur l’observateur, etc. On n’en sort pas, sauf à admettre que la soi-disant information relatant la rencontre est tout aussi surdéterminée que la rencontre elle-même. Surdéterminée, c’est-à-dire multiple, contradictoire, ambigüe. Source de malentendu.
Face au malentendu, le cinéaste est tenté de répondre de deux manières : soit tout filmer, pour ne rien perdre de l’expérience, pour tenter de la circonscrire en exprimant à la fois différentes vérités contradictoires ; soit s’astreindre à la parcimonie, voire à la rareté, pour rechercher une vérité unique, intime, essentielle. En schématisant, on peut parler ici d’une ligne de partage entre les partisans du « tout montrer », et les partisans du « mieux montrer ». Les uns poursuivent la profusion du monde, les autres veulent révéler l’essence des choses. Il semble que nombre de documentaristes se sentent obligés de choisir l’une ou l’autre voie. Pourtant, il se pourrait que toutes deux soient vouées à une même impasse, car issues d’un même présupposé erroné.
Des deux tendances, celle qui veut « tout montrer » est évidemment la moins « film d’auteur », la moins « documentaire de création » – pour tout dire : la moins chic. A croire qu’il suffit de gros moyens pour s’approprier le monde, à confondre quantité et qualité, cette tendance fait même un peu « nouveau riche ». On en voit le signe à son équipement. La méthode du « tout montrer » est en effet pourvue d’une large panoplie technique, dotée de tous les outils adéquats, soucieuse de rentabiliser au maximum chaque figure de style : on y exalte le zoom (surtout arrière) qui, dans une même visée, cherche à obtenir à la fois le plan serré et le plan large ; on pratique le panoramique qui, dans une même saisie, attrape la scène de gauche et celle de droite ; on n’oublie pas le recadrage qui, par-delà les aléas de l’action, se « recolle » vite au sujet en espérant que rien ne s’est perdu ; on a éventuellement recours au multi-caméra qui, couvrant tous les axes possibles de vision, ne laisse aucune possibilité d’angle mort… En somme, c’est une manière de filmer qui veut englober le monde et, dans ce but, transforme les outils cinématographiques en matériel de visionnement.
Le « tout montrer » est ainsi, autant qu’une manière de filmer, un état d’esprit très inquiet. D’où lui vient une telle inquiétude? Pourquoi une telle peur du hors-champ? On peut certes admettre qu’il soit utile de « tout montrer » dans la captation d’un match de football. Mais pourquoi éprouver l’angoisse de la perte dans une expérience documentaire? N’est-ce pas prendre le tournage pour du filmage tous azimuts? Confondre le filmé et le filmable? Faire d’une caméra-regard une caméra-surveillance?
Surveiller / se rassurer, voilà probablement l’arrière-fond de cette méthode : il faut couvrir le monde, sinon de ses armées du moins de son regard ; concourir à un processus de contrôle plus ou moins avoué ; veiller à ce que rien ne subsiste d’invisible, en tout cas de « non-montrable » ; s’assurer que tout demeure assimilable, reproductible, cataloguable ; faire de l’oeil un principe d’ordonnancement ; appliquer au cinéma documentaire cette idée politique : il faut toujours maîtriser pour ne pas se laisser inquiéter (et réciproquement).
L’ennemi de l’ordre, outre le désordre, c’est aussi l’indétermination, l’à-peu-près. La méthode du « tout montrer » ne se résume donc pas à parcourir le monde. Elle doit aussi répondre aux risques de confusion. Elle doit réagir aux manques, absences, et autres malheureux trous de réel, par un surplus d’informations, dites complémentaires. Ceci peut s’obtenir par tous les ingrédients possibles d’un film. Ainsi du commentaire, considéré comme palliatif : ce qu’on ne voit pas bien dans l’image, ce qui n’est pas suffisamment explicite malgré les laborieuses descriptions du monde, ce qui n’est pas assez « informé », le devient soudain par les vertus d’un texte. Lequel texte est mis à contribution comme force d’appoint, « troisième oeil » de contrôle – alors que sa fonction pourrait être l’inverse : le texte viendrait perturber ce qu’on voit, contredire ou décaler les images, éventuellement les dénier… Et plutôt que verre grossissant, ce texte jouerait le superbe rôle du « traître à l’oeil ».
L’exemple du commentaire pourrait être élargi à de nombreux autres matériaux du film : dans la prise de son, au montage, au mixage, etc. On y trouverait détaillées mille manières de « tout montrer ». On verrait comment le souci d’exhaustivité se manifeste par le biais d’un principe de remplissage : remplir l’écran, l’image, le son, le spectateur… Surtout ne rien laisser vacant. Car l’ennemi, c’est le vide ; et l’angoisse, c’est d’en avoir peut-être laissé un morceau quelque part.
Encore une fois, il s’agit moins de technique que de posture et de rapport au monde : vouloir « tout montrer » revient à décréter que tout est montrable ; vouloir donner de la réalité une formulation exhaustive revient à dire que la réalité est totalement formulable. En définitive, la position de « tout montrer » revient à confirmer que le monde est à notre portée.
Le monde est à notre portée, certes, mais il faut se rappeler que c’est un monde multiple, complexe, contradictoire, souvent ambigu… Un monde plein de malentendus. Forts de ce constat, de nombreux cinéastes s’engagent alors dans la voie inverse : le « mieux montrer ». Ceux-là conviennent que le monde est si multiple qu’il ne saurait figurer tel quel dans une scène, aussi vaste soit-elle ; que la réalité est trop complexe pour être réduite à des informations. Et que, devant pareils débordements, il convient de mener un processus de simplification, voire d’épuration. On parlera ici de vérité intrinsèque, de sens profond et d’origine première, de mécanique intime, de coeur des choses ou d’énergie, de principe actif, de ressort secret… Toutes formules apparentées en ce qu’elles figurent une même métaphore de l’intériorité. Voilà pourquoi le travail du cinéaste devient une entreprise centripète : sculpter, dévoiler, révéler, faire office de médium, se mettre en quête de centre mythique.
Cette métaphore de l’intériorité repose pourtant sur quelques présupposés discutables. Du côté du cinéaste, on y affirme la prééminence d’un Moi empli de sa mission, seul capable de s’enfoncer dans le réel pour en dévoiler le sens caché ; du côté du monde, on veut croire que le réel ressemble effectivement à une gangue dont on pourrait extraire un noyau essentiel. Cette pensée masque bien sûr l’acte de fabrication du filmeur, c’est-à-dire le travail, la transformation simultanée du pseudo-centre et des scories périphériques. Pour tout dire, cette pensée élude l’intervention de l’outil. De fait, tandis que les partisans du « tout montrer » mettaient en exergue l’outil pour valoriser sa force de frappe, ici, chez les adeptes du « mieux montrer », l’outil est dissimulé comme un recours un peu honteux. On préfère penser que c’est le coeur des choses qui nous attire irrésistiblement. On laisse croire à un enfouissement inexorable et oh combien plaisant. La vérité s’affirme alors comme une aimantation, la vérité devient brûlure.
On retrouve dans ce cheminement toute une posture de documentaristes qui exaltent l’acte de filmer comme un acte de modestie, voire d’abnégation. S’effacer devant la force des choses, laisser parler la vérité des situations, ne pas brusquer le cours des événements, dévoiler la réalité des sentiments humains… Toutes ces attitudes relèvent d’un même rapport à l’autre, mêlant l’idée d’échange, de partage, de don, etc. Disons, pour être bref, qu’on voit se profiler ici les avatars d’une conception de la transparence, corrélative de l’intériorité évoquée ci-dessus.
Ainsi formulé, ce rapport à l’autre n’est pourtant pas sans danger. Il induit une conception moralisatrice, voire mystificatrice, de l’activité de cinéaste. Car la position de dévoilement est bien sûr tributaire d’un dispositif filmique englobant à la fois des outils et une manière technique. Et les adeptes du « mieux montrer » ont besoin – autant que les partisans du « tout montrer » – de moyens adaptés à leur cause. Sauf que leur cause implique précisément ici de cacher les outils à la vue de chacun. De fait, pour que la vérité éclose et que les rapports humains surgissent pleinement, il importe de ne pas mettre trop en lumière l’artifice (outil et utile) par lequel ils adviennent. Pour opérer le subtil dévoilement, il faut – autant que possible – se rendre invisible. Et c’est ainsi que le cinéaste qui se veut passeur s’oblige à devenir passe-muraille.
On mesure la différence avec le nouveau riche du « tout montrer » : celui-ci paradait avec sa batterie d’outils rutilants destinés à totaliser le monde, impérialiste par son appareillage autant que par son but ; celui-là, au contraire, se présente modeste et démuni. C’est un pauvre. Il lui incombe la tâche de parcourir le monde pour y trouver son chemin de Damas sous forme de vérité révélée et de rencontre avec autrui. Pauvre en quête de semblables, il devient le petit frère des pauvres.
Il y aurait beaucoup à dire sur les manières, et les moyens, de cette tendance documentaire. On peut la repérer à différents indices qui en font une marque très reconnaissable. Par exemple : l’exigence de face-à-face exclusif entre filmeur et filmé, c’est-à-dire le privilège accordé au rapport duel, le goût du contact rapproché. Lorsqu’il rencontre son prochain, le « mieux filmeur » aime se confronter sans détours et cherche à éviter l’interférence de tiers. Fi de la grosse équipe industrieuse qui voudrait s’assurer la propriété de l’échange par l’occupation militaire du terrain. Ici, on part en campagne avec tout son barda sur le dos. Ni intendance ni garde-flancs. Et puisqu’il faut se rendre invisible tout en favorisant le face-à-face, on minimise l’appareillage emporté. Diverses solutions peuvent y concourir : filmer seul, miniaturiser l’outil jusqu’à le rendre quasi-invisible (à quand les caméras de la taille d’un verre de contact avec lesquelles elles seraient confondues?), gommer la présence agressive du matériel technique (par habituation progressive, voire par acculturation)… Dans tous ces cas, on cherche à inscrire l’acte de filmer dans le prolongement du corps. On affirme que c’est le corps qui parle, et non l’outil. On veut que ce soit un homme qui s’adresse à un autre homme, et non un cinéaste qui filme un individu (démuni de caméra).
En réalité, il y a, chez les partisans du « mieux montrer », un goût affirmé pour la méthode artisanale, avec ses habituels corollaires humanistes concernant la vérité des rapports humains ; tout comme il y a, chez les partisans du « tout montrer », un goût pour la méthode militaro-industrielle qui aime couvrir le monde de travellings et les cieux de caméras-espions. Soyons plus précis, quitte à être excessif. Il y a chez les premiers une certaine forme de passéisme (tendance pré-industrielle), à vouloir occulter toute médiation trop criante dans les rapports humains, notamment dans le travail ; tout comme il y a chez les seconds un relent de capitalisme triomphant, à vouloir se rendre maître-oeil du monde. Mais il existe aussi un point commun entre eux. Le filmeur apparaît, dans les deux cas, comme celui qui ne sera jamais mis en question, celui dont le pouvoir ne saurait être véritablement contesté. Et la caméra, qu’elle soit visible ou invisible, s’y montre toujours omniprésente. Chez l’un, la caméra est omniprésente afin de maîtriser la totalité des hommes et des regards : c’est une caméra « à tout voir », de type policier ; chez l’autre, la caméra, devenue transparente, existe potentiellement partout : personne n’est à l’abri, personne ne peut savoir s’il n’est pas filmé par l’outil invisible – ce qui aboutit au même résultat que dans la méthode policière.
Au bout du compte, nous assistons à un débat de dupes entre le « tout filmeur » et le « mieux filmeur ». Le premier tire sa puissance de sa visibilité, le second de son invisibilité. L’un est un nouveau riche, mais l’autre est un faux pauvre. Et tous deux relèvent d’une même situation privilégiée car il ne croient pas au travail. Ils méprisent le travail. Il y voient la preuve trop criante de leur intervention. Ils préfèrent penser que le monde s’est livré de lui-même. Ils se gardent de nous rappeler qu’ils fabriquent – au sens laborieux du terme – une vision ; que cette vision doit se construire et reconstruire ; qu’elle engage un mode de transformation incessant ; qu’elle abolit toujours une réalité au profit d’une autre réalité ; ils feignent d’oublier que l’oeil du cinéaste est l’oeil de la perturbation : autoritaire, violent, révolutionnaire et poétique.
Le monde est complexe, comment le filmer? On peut soit chercher à traduire exhaustivement la complexité, soit vouloir extraire le simple du complexe. Dans ces deux cas, pourtant, on est dans un accompagnement du réel. On veut « faire entendre » le réel. On respecte l’idée d’une conformité, aussi difficile soit-elle à établir. On reste dans un processus de fidélisation (avec la crainte de passer pour un époux volage), de filiation (avec la crainte de paraître mauvais fils), mais jamais dans un rapport de parentalité : ce rapport qui admettrait enfin qu’on fabrique du réel comme on fabrique des enfants. Pourtant le cinéaste documentariste n’est-il pas toujours en train de « concevoir » le réel, c’est-à-dire d’en fabriquer des modèles, des échos, des métaphores? N’a-t-il pas, comme avec les enfants, un rôle ambivalent : initiateur d’une histoire qui lui échappe, énonciateur d’une parole aussitôt déformée? Voilà le genre de complexité qu’entretient le cinéaste avec le monde. Il contribue à son caractère ambigu, contradictoire, surdéterminé. Il s’y mêle et le redouble. Il est juge et partie. Comme tout autre, et plus encore qu’un autre, le cinéaste est une figure du malentendu.
Faire l’éloge du malentendu, c’est faire l’éloge du trop-plein autant que des manques et ratées. C’est, par là-même, exprimer la profonde discontinuité constituant notre rapport au monde. Une telle discontinuité, soulignons-le, est le fruit du travail. Peu importe qu’on le nomme art ou industrie, création ou divertissement, rapport marchand ou communion d’esprits, tâche exaltante ou sale besogne : aucune de ces formules ne peut masquer qu’il y ait transformation, construction, mise en oeuvre d’une réalité inédite. En d’autres termes, et au risque de paraître quelque peu tautologique, la première caractéristique d’un film, c’est d’être un film : médiation avouée, intervention délibérée. Et filmer, c’est prendre le risque du malentendu parce que c’est pratiquer l’ouverture incontrôlable : promouvoir une parole qui dépasse la seule information ; permettre une profusion de sens irréductible à toute communication stricto sensu ; manier un outil qui autorise les voix simultanées, le non-dit, l’interprétation. Voilà pourquoi le cinéma documentaire sera toujours moins habile à transmettre des valeurs qu’à proposer des formes d’intersubjectivité : auteur et spectateur, filmeur et filmé, ou tous autres couples prêts à l’échange imprévisible – blancs de sons, noirs d’images, hors-champs variés. Le malentendu ne doit pas être confondu avec l’erreur, ni avec le silence. Le malentendu, c’est ce qui est « mal-entendu », c’est-à-dire : « mal-bien-entendu ». Il nous oblige à écouter et à regarder avec un surcroît d’attention, il nous met en position intentionnelle vis-à-vis d’autrui, il nous décide à agir sur le monde alentour.
Le malentendu, c’est ce qui nous fait travailler.
Texte de François Caillat publié dans la revue “Images documentaires” n°32/33.
"Le possible du monde"
Article paru dans la revue Trafic
“Une Jeunesse amoureuse”, sixième film d’une même recherche.
Paris lieu-dit.
Au départ, il y a toujours un désir, une intuition, une idée plus ou moins formulée. Il faut ensuite un long délai, quelques mois, voire des années, pour parvenir à la naissance du récit. Mon film “Une Jeunesse amoureuse” [1] n’a pas échappé à ce processus.
Je voulais faire une ode à la ville. Je circulais à moto dans Paris et j’imaginais que je racontais à mon passager cette ville que nous traversions. Tandis que nous roulions, je lui faisais un commentaire des rues parcourues et des façades longées. À chacune, je rapportais une expérience particulière que j’avais vécue : amicale, amoureuse, familiale, professionnelle, politique… Nous avancions à bonne allure et il n’y avait jamais place pour le silence. La ville, filant à nos côtés, devenait une suite de souvenirs, un défilé de la mémoire. Cette mémoire était emmêlée, elle rapprochait des faits hétéroclites, se jouait des décennies. Elle acceptait les anecdotes autant que les grands moments, elle passait sans cohérence d’une époque à une autre. C’était une sorte de mémoire-machine, une mise en mots qui refusait de hiérarchiser les contenus. Tout qui avait été vécu valait la peine d’être raconté.
Dans ce projet initial, j’avais ainsi imaginé filmer Paris comme un texte. La ville naissait de son commentaire. Elle n’existait pas autrement que dans le discours, elle s’y résumait entièrement. J’avais d’ailleurs donné un titre à ce projet : “Paris lieu-dit”. Paris était le point focal d’un récit, une performance de mots.
L’intérêt de ce dispositif tenait à son côté aléatoire. Le trajet en moto décidait de la continuité des souvenirs. Leur succession était imprévisible. Descendre la rue de la Roquette, puis tourner soudain à droite vers la Place de la République, suscitait un récit improbable quelques instants plus tôt : je n’aurais jamais pu assembler mes souvenirs dans cet ordre si je n’y avais pas été porté par le parcours de la moto. La mémoire était suscitée par l’enchaînement des lieux. Les souvenirs s’associaient de manière inédite, la ville provoquait arbitrairement leur naissance et leur formulation. Le dispositif était donc réversible : un récit créé par des lieux, des lieux découverts à travers un récit.
Des paysages hantés.
Avant de tourner “Une Jeunesse amoureuse”, j’ai travaillé plusieurs fois sur une mise en récit de lieux. Sans le savoir, sans le formuler comme je peux le faire aujourd’hui. Ce sont les commentaires sur mon travail qui m’ont fait prendre conscience de cette direction. Je savais que j’aimais beaucoup filmer les lieux, donc je m’y employais. Je filmais la ville et la campagne, le plus souvent possible, avec l’idée de formuler sur ces décors des récits passés. De faire renaître sur ces lieux des faits, des événements, des histoires qui s’y étaient déroulées. J’avais envie de redonner à ces lieux une mémoire.
Je dois évoquer ici un long-métrage que j’ai tourné dans le paysage de Lorraine, “Trois Soldats allemands” [2]. Ce film parle de l’interminable conflit entre la France et l’Allemagne, dans une région disputée par les deux pays. Entre 1870 et 1945, durant trois guerres, les habitants ont changé cinq fois de nationalité, de langue, d’uniforme. Le film raconte cette histoire chaotique, mais sans jamais la montrer directement – ni par des archives de guerre, ni par des explications d’historiens ou des paroles de témoins. Seul est filmé le paysage d’aujourd’hui : les forêts de Moselle, les sapins noirs, les bouleaux argentés, les clairières dans le contrejour de l’été, les étangs sous la lumière froide de l’hiver. À regarder de telles images, on pourrait croire à un film de paysage, un document sur la beauté trouble de la Moselle, un exercice inspiré par la peinture symboliste ou le pictorialisme photographique. C’est vrai, mais dans la mesure où le décor, filmé de cette manière, répond à une histoire ambiguë. Les images ressemblent aux mots. Le paysage se rend disponible au récit.
Dans ce film, une voix off raconte en détail ce que ces lieux ont vu durant trois générations : les changements d’identité, les familles écartelées entre les deux nations, les patriotes et les Malgré-nous… Et cette histoire confuse, imbriquée, parfois très équivoque, imprègne le paysage. Elle s’inscrit dans les forêts sombres, les étangs glacés, les chemins brumeux. Toute la nature semble destinée à raconter ce qu’elle a vécu.
Ici, comme dans “Paris lieu-dit”, les paroles et les lieux s’interpellent. On pourrait parler de paysages hantés. Et les revenants sont les souvenirs qui donnent sens au décor. Ils disent que le réel, ce monde que nous regardons, porte en lui une épaisseur invisible. Ces chemins et ces bois conduisent jusqu’à nous une histoire séculaire.
À mes amis.
Après avoir tourné en Lorraine ce long-métrage, et d’autres où je filmais la nature à satiété, j’étais content de revenir à Paris. De filmer un paysage urbain. De tenter avec la ville ce que j’avais essayé en pleine campagne : donner aux lieux la mémoire d’un possible passé.
Filmer Paris n’est pas aisé. On se trouve vite confronté à une surcharge d’images existantes, de clichés plus ou moins inventifs. La ville a été souvent montrée par de grands réalisateurs, cela fait presque peur de s’y aventurer. Sans compter que le public parisien, à force de fréquenter ses rues et ses immeubles, porte un regard désinvesti sur le décor. Comment montrer une ville comme si elle était inédite ?
J’avais fait une tentative autrefois, avec un court-métrage, “L’état des lieux”. Je racontais une histoire (dite par deux comédiens en off) sur les immeubles en brique rouge des Boulevards des Maréchaux. C’était une histoire possible, l’histoire d’un couple qui avait peut-être vécu dans l’un de ces immeubles. Je l’avais inventée. C’était une fiction.
Avec “Une Jeunesse amoureuse”, je me suis retrouvé dans cette même perspective. Je désirais filmer une ville pour raconter une histoire. Mais cette fois-ci, je délaissais la fiction. Je voulais que l’histoire soit possible, mais réelle. Qu’elle soit une option parmi toutes les histoires vraies que la ville peut nous offrir. Qu’elle surgisse comme un morceau de son passé, une couche parmi d’autres, une mémoire particulière.
Mais quelle histoire allais-je raconter ? Puisque je n’utilisais pas la fiction, je devais puiser dans un fonds existant. Plutôt que questionner d’autres Parisiens sur leur passé, j’irais chercher dans ma propre histoire, dans mon rapport personnel à la ville. L’idée d’un “Paris lieu-dit” me poursuivait, mais cette idée me semblait désormais trop vaste et théorique. Je voulais resserrer son matériau, éviter le fourre-tout des souvenirs et le désordre de la mémoire. J’ai donc renoncé au dispositif motocycliste de la mémoire-machine. J’ai décidé de faire un film “A mes amis”.
Dans mon esprit, ce film était destiné à mes amis parce qu’il se consacrait à eux. Parmi les souvenirs disponibles, je me restreignais à ceux qui les concernaient : lorsque j’avais partagé tel moment dans cet immeuble, lorsque j’avais vécu telle aventure dans cette rue. J’écartais mes autres souvenirs qui ne les impliquaient pas. Le projet consistait à visiter Paris sous ce seul biais. C’était la ville de mes amis épars, soudain rassemblés dans un film. Ensemble, nous faisions surgir une nouvelle communauté, affective et urbaine. Et le récit était celui de sa découverte. Comme il existait un “Paris des touristes”, ou un “Paris des amoureux” – définis par ceux qui le pratiquent, il y aurait un Paris “A mes amis”. Et ce Paris serait aussi le mien.
L’autobiographie.
J’ai eu l’occasion de filmer mes proches dans “La Quatrième génération” [3]. Avec ce long-métrage, j’explorais l’histoire de ma famille en Lorraine à travers plusieurs générations, des années 1850 aux années 1970. J’étais l’observateur, situé à la quatrième génération. Je me considérais comme une sorte de récitant impartial et critique.
Pourtant, j’avais oublié le principe selon lequel les positions de l’observateur et de l’observé jouent un pas-de-deux compliqué. Surtout lorsque l’un et l’autre sont du même bord. J’espérais montrer ma famille de l’extérieur, installé dans un recul adéquat, mais je continuais à faire partie de cette famille filmée. En explorant son histoire, je parcourais la mienne à mon insu. Le biographe faisait son autobiographie.
J’ai découvert, avec ce film familial, la fragilité du point de vue. Celui qui filme ses proches s’engage sur un terrain mouvant. À mesure qu’il se croit assuré, il rend ses pas plus incertains. Parler de ses parents, par exemple, entraîne dans une spirale affective où chaque mot prononcé semble exiger d’être aussitôt complété, rectifié par un autre. La tâche est vouée à l’échec : il faudrait dire clairement ce qui ne peut pas l’être, rapporter un vécu dont nul ne saurait faire un compte-rendu serein. Aussi le récit oscille-t-il vite entre l’affirmation et le démenti, la forfanterie de dire et le repentir de l’avoir dit. Et finalement, la seule attitude possible consiste à s’abandonner. À refuser les certitudes péremptoires et le désir de maîtrise. À éviter les propos définitifs au profit de paroles flottantes. La solution, c’est de se laisser aller au film avec modestie, dans l’émotion et la fragilité, comme on s’abandonne au sentiment qui submerge. Tourner un film sur ses proches revient à faire un film sur soi. Et l’on ne peut pas parler de soi si on ne laisse pas transparaître son humanité.
J’allais retrouver cette difficulté avec “Une Jeunesse amoureuse”. Le récit à la première personne exige un abandon. Presque un dépouillement de soi. C’est probablement ce qui gêne certains spectateurs rétifs à toute mise à nu. Chez ceux-là, les films à caractère intime ou autobiographique provoquent parfois un rejet radical, au motif que le cinéaste se complait dans un exhibitionnisme narcissique et malsain. À le formuler autrement, on doit plutôt dire que l’auteur accepte de ne plus contrôler son image. Il renonce au confort que donne la distance avec un sujet extérieur. Le genre autobiographique oblige à s’exposer sans retenue, mais son indécence est une marque de sincérité.
Tous les “Je” du monde.
La sincérité, toutefois, ne doit pas s’entendre de manière psychologique. Un récit autobiographique n’est pas réductible à une confession, celle qui naît devant un confident ou un auditeur bienveillant. Le dispositif filmique transforme le “Je” du cinéaste en “Je” du film – exactement comme un documentaire transforme une personne vivante en personnage de film. L’utilisation d’un “Je” relève de l’invention artistique, de la création, de l’artefact. Et cet artefact peut être utilisé de manière très variable, même en dehors de l’autobiographie.
Avant de tourner Une jeunesse amoureuse, j’avais déjà fabriqué plusieurs récits à la première personne. Dans La quatrième génération, et aussi dans L’Homme qui écoute [4], un long-métrage sous forme d’essai qui s’interroge sur le monde sonore et notre manière de le comprendre. Le film commençait ainsi : « Je suis l’homme qui écoute… ». Le “Je” s’exprimait au nom de tous les hommes qui écoutent. Le récit était une sorte de parole collective, dont le narrateur était le coryphée. Il voyageait sur plusieurs continents, tendait partout l’oreille, réfléchissait, captait de la musique et des bruits, découvrait des langues inconnues… Et chaque fois, il représentait l’espèce humaine engagée dans une épreuve sonore. Ce “Je” était missionné pour faire l’expérience du monde, il avait été inventé dans ce but.
Le ”Je” autobiographique dans Une jeunesse amoureuse semble se situer à l’opposé. La voix porte la signature de l’auteur. Le récit est subjectif, personnel. Celui qui s’exprime est identifiable, on ne doute pas de son existence. Nous sommes loin du discours de L’Homme qui écoute, tenu par un sujet collectif, abstrait, conçu comme dispositif de film. Pourtant, si les manières sont différentes, elles visent un même objectif : la formulation d’un récit énoncé à la première personne.
J’avais encore tenté une autre manière de “Je” dans “Bienvenue à Bataville” [5]. Ce long-métrage raconte la vie dans une bourgade de Lorraine, où le chausseur Bata avait instauré une utopie patronale, paternaliste et autoritaire. Le système, qui dura cinquante ans, paraissait idéal : usine radieuse, cité modèle, maisons coquettes, divertissements et sports. Mais ce bonheur avait un prix, Bataville était une prison dorée.
Le film débute par ces mots : « Je suis Dieu… » C’est la voix off de Jan Bata, fondateur et ancien maître des lieux, qui revient sur place pour vanter, tel un bonimenteur de foire, sa merveille passée. Tout le film est ensuite entraîné par son récit orgueilleux. Bata rappelle comment il a créé Bataville, justifie ses préceptes tyranniques, intervient à tout propos dans la visite du site et la rencontre de ses habitants.
Bataville existe encore et les habitants filmés sont les vrais. Mais le récit de Bata est inventé, et la voix est celle d’un comédien. Tout est cependant conforme. Les idées exprimées sont celles de Bata, de semblables paroles ont été prononcées. Même si le propos est parfois ironique et le trait un peu forcé, le comédien porte une parole possible. Le “Je” scénarisé reflète fidèlement les idées d’un personnage réel.
Avec ce film, j’ai appris comment inventer un récit autobiographique. Mais, bien sûr, je me suis approché de la fiction.
Le documentaire romanesque.
La proximité de la fiction, dans un film dit “documentaire”, ne m’a jamais trop inquiété. Peut-être parce que la différence entre les deux genres n’existe qu’à la mesure de ce qu’on veut bien y mettre. Personnellement, j’ai tenté depuis une quinzaine d’années d’introduire dans mes films documentaires des paramètres qui relèvent plutôt de la fiction. Il ne s’agit pas tant de scénariser des textes, ou d’employer des comédiens, que de poser l’imaginaire comme vertu cardinale. L’imaginaire, c’est-à-dire le rêve, le possible, l’incertain – autant de termes qui peuvent sembler inappropriés lorsqu’on parle de réel, de personnes existantes, de faits avérés et de paroles véritablement prononcées. Mais ce sont bien eux que je souhaite convier.
D’une certaine manière, j’essaie de conjuguer les contraires. Je m’intéresse au réel dans la mesure où j’y trouve autre chose. Une dimension cachée, un souvenir lointain, un récit sous-jacent, une dernière trace. Autrement dit, je souhaite me confronter au monde réel si je puis prospecter sa profondeur : ce qui existe au-dessous, derrière, autrefois. Le film devient alors l’outil de cette recherche : matériel de fouille, lunette d’observation, télescope et antenne – voire, s’il n’existe plus rien, boule de divination. Oui, si les faits sont insuffisants, si les événements sont incertains ou obscurs, je suis prêt à compléter le tableau. Lorsque le manque vient au réel, je me propose de le combler.
Cette démarche, je voudrais la qualifier de cinéma documentaire romanesque. L’expression ressemble à un oyxmore. Comment prétendre mêler le document et l’invention du romanesque ? Comment concilier le regard sur le monde et la mise en scène de ce qui n’est pas ? Certains craindront l’ambiguïté d’un tel programme. Ils s’inquiéteront que l’Histoire soit trafiquée, que les personnes filmées soient soumises à manipulation, que les événements fassent l’objet d’un complément d’information laissé au seul caprice du cinéaste.
Il ne s’agit pas de cela. Parce qu’il n’est pas question ici d’informations dont le film serait le porteur. Ni d’actualité dont le récit ferait le compte-rendu. Mes films ne relèvent pas du journalisme, ni de la communication ou de l’enseignement. L’éthique de ces métiers ne me concerne pas. Je m’intéresse au monde réel dans la seule mesure où ses incertitudes peuvent inciter à l’invention. Je ne fais pas d’investigation scientifique ni d’étude impartiale. Et même quand j’avance sur le mode d’une enquête, je me désintéresse de son aboutissement. Je préfère les énigmes insolubles, les histoires trop compliquées pour avoir une fin. Je m’applique au possible du monde. À ce lieu où l’imaginaire viendra nourrir le film.
Le vrai et le faux.
Lorsque j’ai tourné “Une Jeunesse amoureuse”, on m’a suggéré de compléter le récit de ma vie passée par des épisodes inventés. De donner à mes souvenirs un surcroît de vigueur lorsqu’ils paraissaient fades. Après tout, puisque j’avais échappé à un assassinat au Liban, habité avec des hippies californiens et traversé la moitié de l’Afrique à pied, je pouvais avoir connu mille autres événements qui mettraient le spectateur en émoi. On m’a conseillé d’améliorer mon profil pour les bienfaits du film.
J’ai écrit le récit off pendant le montage. Rien n’était rédigé auparavant. Le décor et le texte se sont assemblés dans un même mouvement : un lieu, une parole. Les rues et les mots se répondaient, le mélange se formait devant mes yeux. Je pouvais donc facilement le constituer autrement. Il suffisait de glisser dans mon récit quelques suppléments de fausse vie.
L’idée de modifier mon existence ne m’a pas convaincu. Je savais, intuitivement, que si je m’engageais dans cette voie, le projet s’écroulerait vite. Si je m’écartais de ma vie, même légèrement, je n’avais plus aucune raison de m’y tenir. Il valait mieux tout inventer, scénariser la vie d’un jeune homme des années 70 qui aurait vécu des choses plus passionnantes que moi, connu des amours magnifiques et mené une vie digne des plus grands récits. Je pouvais demander à un écrivain d’inventer cette vie exemplaire. Je m’y suis refusé. Il s’agissait de ma propre existence, dans un projet posé comme autobiographique. Je n’imaginais pas tronquer ma vie sans devenir un mythomane. Plus que le film, je me mettais moi-même en danger. Soit je devenais un autre, et je devais m’effacer complètement ; soit je restais moi-même, et ce que je racontais s’était effectivement passé.
J’ignore si l’authenticité de mes propos, dans ce film, influe ou non sur la perception des spectateurs. Le récit ne repose pas sur un parti-pris de vérité. J’aborde le sujet dans les débats publics, lorsque la question m’est posée, et je ne manque pas de dire que le récit est véridique. Mais je considère que cette affaire ne concerne que moi. Je ne serais pas gêné de mentir au public si je considérais que le mensonge était approprié au film. Ce n’est une affaire de morale, mais de dispositif : la position du récitant, la place du spectateur.
Avant “Une Jeunesse amoureuse”, j’avais expérimenté cette question de la vérité avec “L’Affaire Valérie” [6]. Dans ce long-métrage, je retournais dans des villages alpins où, vingt ans plus tôt, j’avais entendu parler d’une affaire mystérieuse : Valérie, jeune serveuse d’hôtel, avait disparu après avoir assassiné son amant. De ce lointain événement, je ne possédais pas de témoignage ni de trace. Et j’allais maintenant par monts et par vaux interroger ceux qui voulaient bien se souvenir de cette histoire. Mes informations sur Valérie étaient trop ténues, personne ne se souvenait. Mais chacun avait une autre histoire à raconter. Une histoire avec une autre Valérie qui avait disparu dans les environs. Chacun avait sa propre Affaire Valérie. Le film devenait une sorte de mémoire collective, partagée en différents récits. Et tous étaient formulés avec émotion par ceux que je filmais.
Cette Valérie, je l’avais inventée. La jeune fille n’avait jamais existé, elle était un miroir tendu à mes interlocuteurs. Pourtant, je n’ai pas le sentiment d’avoir fait un mensonge dont je devrais me repentir. J’ai pris prétexte d’une jeune fille dont je ne savais à peu près rien. Je connaissais seulement quelques bribes colportées par d’improbables rumeurs. Ce on-dit m’a suffi pour en faire un personnage possible. C’est sur cette possibilité qu’est née la réponse de mes interlocuteurs. Ils se sont installés dans le vide que je leur ménageais. Ils ont profité du manque pour élaborer leur récit. Pour extraire de leur mémoire une histoire authentique. Et de mon personnage faux a surgi la véracité de leurs dires. La fiction a rendu possible le documentaire.
Hymne à la mémoire.
Dans L’Affaire Valérie, la vérité des personnages naît d’une invention, comme elle naît de son contraire dans Une Jeunesse amoureuse. Mais l’enjeu ne se situe pas là. Il en va de même pour mes autres films. En fait, la question de la vérité ne m’a jamais intéressé. Elle repose sur des a priori qui contreviennent à mon rapport au temps. Elle est trop autoritaire. Ce que je ressens d’un monde conçu comme monde possible, c’est la multiplicité de ses abords. S’il y a vérité, elle est feuilletée, contradictoire, faite de croisements et de couches successives. La problématique du vrai et du faux est inadéquate à ces propriétés.
La seule affaire qui me concerne est celle de la mémoire. De ses proliférations, de sa complexité infinie, de ses trop-pleins, de ses excès. C’est-à-dire de sa capacité de narration. La mémoire recrée le monde dans son immense variété. Elle donne une matière aux millions de connexions du cerveau. Elle dit que le possible est un accompagnement du réel, son accroissement et sa richesse. Elle nous invente, emporte vers d’autres mondes. La mémoire a un pouvoir de légende.
“Une Jeunesse amoureuse” est une tentative de mémoire. Le film ne cherche pas à retrouver tel ou tel événement déjà connu, ni à faire le récit circonstancié d’une décennie exemplaire. L’autobiographie elle-même n’est pas décisive – si je me suis pris comme objet, c’est parce que cette existence était disponible. Il s’agit surtout de fabriquer une mémoire filmique. De mettre en scène une machine à souvenir : montrer des lieux, dérouler une histoire – dans un même mouvement. Le temps du récit se situe aujourd’hui. La voix s’exprime au présent, sur les images d’un Paris contemporain. Le temps du film, c’est celui qui se déroule dans l’énoncé des souvenirs. C’est le temps présent d’un film-souvenir.
On est loin des débats sur la vérité, sur le partage de genre entre documentaire et fiction, sur la morale au cinéma. De telles questions me semblent secondaires en regard de cet enjeu : comment filmer le réel dans tous ses états ? Comment, à la fois, exprimer ce qui est, ce qui a été, et ce qui pourrait être ?
Paris, capitale des amours.
J’en étais resté au projet dédié “A mes amis”. Et j’ai commencé à chercher comment tailler dans cette matière immense. Mes amis me semblaient aussi nombreux que les rues de Paris et je n’étais pas tiré d’affaire. Je me suis bientôt demandé où commençait et finissait l’amitié, si elle devait inclure certaines relations professionnelles, si les amis devenus ennemis devaient en faire partie, si une bonne amie pouvait figurer là avant qu’elle soit devenue une maîtresse – et dans ce cas-là, s’il faudrait alors l’exclure. Ainsi, la contraction de mon récit, sa réduction à l’amitié, posaient plus de soucis qu’elles n’en réglaient.
Et puis le temps a encore fait du chemin. Et je me suis aperçu que l’amour avait davantage compté dans ma vie que l’amitié, surtout dans ma jeunesse, et que je devais me porter vers cet horizon. Le choix d’en parler ne relevait pas d’un désir exhibitionniste, je redoutais de rendre publiques mes aventures passées. Mais l’amour venait comme un matériau romanesque bienvenu. Il correspondait à une décennie qui m’était chère : les années 70 incarnaient à la fois mes vingt ans et une époque qui, chacun le sait, avait innové dans la manière de vivre l’amour et la sexualité. Et il pouvait s’inscrire dans les nombreux appartements de Paris où j’avais vécu. Il y avait là une unité de temps et de lieu, c’est-à-dire une convergence d’histoires et de décors. Cela répondait bien à mon désir de fabriquer des récits sur des lieux.
Ayant précédemment raconté la guerre sur un paysage lorrain, l’idée de raconter l’amour sur un décor urbain semblait une variation opportune. Cela me confortait dans l’idée que mon travail mémoriel est avant tout un travail de cinéma, aussi artificiel que créatif. J’aurais pu procéder à l’inverse : raconter une histoire douce en Lorraine et un récit effrayant à Paris. Les lieux sont propices à toutes sortes de récits. Le film se charge de les associer fermement, comme si les uns étaient nécessairement destinés à être racontés par les autres. Le montage achevé donne l’idée que cette relation était nécessaire, inévitable – que la Lorraine est par nature un décor guerrier, tandis que Paris serait la capitale obligée des amours. Mais cette corrélation est bien sûr réversible. En sorte que le plaisir du cinéaste consiste moins à retrouver qu’à créer, de toutes pièces, ces relations arbitraires entre des images et des mots, entre ces paysages et ces récits. Le cinéma est la décision de les assembler en tel ordre.
Une histoire très banale.
Je me suis mis au travail. Au travail de mémoire. Je pourrais presque dire au devoir de mémoire. Se souvenir, essayer de se rappeler ce qui s’était passé en tel lieu, quand et comment, savoir si tel épisode précédait tel autre et selon quelle importance. Mettre à jour des couches et les hiérarchiser.
Pour mener à bien cet effort de mémoire – sans l’aide d’un psychanalyste qui m’aurait allongé ou d’un policier qui m’aurait menacé -, je me suis rendu sur les lieux. J’ai erré dans les rues où j’avais vécu. J’ai attendu des heures devant les immeubles où d’autres menaient désormais une vie différente de la mienne. Je me postais sous les fenêtres, je laissais filer mon esprit pour retrouver mes souvenirs.
J’attendais, mais il ne se passait rien. La mémoire me faisait défaut. Soit que la rue en question me soit devenue indifférente parce que je l’avais parcourue tant de fois depuis cette époque. Soit que la façade observée ne provoque plus en moi la moindre émotion ni le moindre souvenir. J’étais devenu, d’une certaine manière, étranger à mon passé. Et bien sûr cela n’arrangeait pas mon affaire.
J’ai persévéré, retournant à différents moments sur les mêmes lieux, espérant que la nuit ferait renaître quelques fantômes, ou que l’aube serait propice aux apparitions. Mais décidément, rien ne venait. J’en ai alors tiré une conclusion radicale. J’ai décidé que, pour une fois, je ne m’occuperais plus de la mémoire, mais plutôt de son manque, de sa disparition. Je me suis dit que le projet serait plus intéressant s’il racontait comment ne pas se souvenir. Comment le monde qui nous est familier peut devenir indifférent, dépourvu d’attrait, sans relief, informe. J’ai eu l’idée d’un film sur le banal. Ce terme de banal, je ne l’entendais pas au sens courant, l’anecdotique ou le déjà-connu, mais dans sa forme la plus extrême : un manque absolu d’intérêt, un désinvestissement total, l’impossibilité de porter un quelconque affect sur les choses. Je prévoyais de mettre en scène le banal comme une coupure totale et définitive avec le monde.
J’imaginais déjà quelques principes de mon dispositif. Je filmerais les lieux de telle sorte qu’ils manifestent leur indifférenciation. Qu’aucun d’eux ne puisse décider le spectateur à l’aimer plus qu’un autre. Je tournerais des images difficiles à déchiffrer, des fragments de décor et des plans formels d’où serait chassée toute émotion. Le montage favoriserait les répétitions, les parcours en boucle, afin qu’une usure se produise tôt ou tard. Le récit accentuerait la mise à distance. Il décrirait sans état d’âme des lieux indéfinis, il réduirait le discours amoureux à quelque dimension quantifiable et le compte-rendu serait glacial. Mon projet consistait à promouvoir une histoire que je ne pouvais pas raconter. C’était le récit, mort-né, de ma propre existence.
Cela ne s’est pas fait. J’ai retrouvé la mémoire. À force de fréquenter les lieux, il m’est bientôt revenu le souvenir de ma vie passée. Ou plutôt, j’ai trouvé comment faire pour reconstituer ce passé. J’ai mis en marche une procédure pour fabriquer le souvenir. Le film pouvait commencer, le film-souvenir qui allait me raconter ma vie.
J’étais quand même un peu déçu. Mon projet sur le banal m’avait paru très prometteur. Et, d’une certaine manière, il était peut-être plus moderne qu’un nième film sur la mémoire. En poursuivant ma démarche ancienne, je renonçais à explorer ce dispositif original.
Heureusement, tout ne s’est pas perdu. J’en ai tiré un enseignement. J’ai mieux compris comment le vide mène au plein.
Le vide et le plein.
“Une Jeunesse amoureuse” montre les rues et les immeubles où j’ai vécu. Tel spectateur a pu éventuellement vivre dans la même rue, tel autre dans le même immeuble, mais je suis le seul à avoir fait tout le parcours. Mes images montrent donc des lieux très anonymes.
Filmer l’intérieur des appartements aurait permis d’incarner le récit, de donner à chaque épisode une matière, une couleur ambiante, une intimité particulière. Mais cela n’arrive pas dans le film. La caméra reste toujours à l’extérieur, devant la fenêtre. Elle s’approche, mais se refuse à entrer. Elle laisse juste deviner. Un tel dispositif n’est pas sans difficulté : il faut donner l’envie au spectateur d’un lieu dont on lui montre très peu. Il faut le tenter, créer une attirance qui le mette en émoi. Mais c’est à lui de faire ensuite aboutir le processus. De s’approprier l’immeuble filmé, comme s’il l’avait lui-même habité. De faire sienne la façade, comme s’il connaissait la chambre qu’on devine derrière les carreaux.
En somme, il s’agit de fabriquer un vide pour que le spectateur puisse le remplir. Non pas un vide absolu, à la manière du banal sur lequel rien n’aurait prise. Mais un vide à demi, une moitié qui appelle son complément. C’est comme dans un relais, un passage à témoin. Le cinéaste s’adresse aux spectateurs : « Je vous présente un lieu indéterminé. J’y suis très attaché, c’est pourquoi je vous le montre selon mon point de vue, à ma façon. Mais vous pouvez le reprendre à la vôtre, inscrire cette image dans votre histoire passée ou présente. Cette rue filmée n’est peut-être pas très différente de celles où vous avez vécu. Cet appartement au numéro 32 vous rappellera sans doute celui que vous occupiez au numéro 95. Cette fenêtre du second étage ne vous est pas si étrangère… »
On se trouve là dans une sorte de partage de souvenir. Paris est un bien collectif qui appartient aux spectateurs comme au cinéaste. Et c’est ce bien dont le film veut assurer la répartition. Une place devient possible pour chacun. Un espace lui est destiné, une responsabilité lui est donnée. Chacun peut prendre en charge le film, qui devient son propre film. Et dans la salle, il y a autant de films que de regards. A partir du vide projeté, deux cents formules différentes se construisent pour aller vers le plein. Et chaque formule est un spectateur.
La question du vide et du plein, posée ici à propos d’un filmage de façades, nous entraînerait vite vers un débat plus large. On verrait comment le moins est toujours disposé à fabriquer le plus : le manque est moteur du désir, le hors-champ est une incitation à voir, l’absence suscite l’empressement à trouver. Et à la rencontre de tous ces termes se trouve l’imaginaire. C’est lui qui nous engage à aller de l’avant, à suppléer à ce qui fait défaut, à induire ce qui est absent. L’imaginaire est au cinéma ce que le cerveau est à l’œil. Son intelligence.
Dans “Une Jeunesse amoureuse“, j’ai retrouvé ce mouvement qui va du moins au plus. Je l’ai expérimenté à travers la relation entre l’invisible et le visible. Filmer une façade opaque, pour figurer ce qui existe derrière, revient à montrer l’invisible. C’est représenter ce qui ne se laisse pas voir, mettre un obstacle à ce qu’on veut découvrir. C’est installer l’œil en suspension, dans le doute et le rêve.
J’ai tenté sur Paris cette mise en scène de l’invisible et du visible, et c’est peut-être ce que je cherche depuis quinze ans, dans ce film et dans les précédents. Ils sont à la fois documentaires et romanesques. Ils s’appliquent au réel entendu comme possible. Ils sont plein de spectres vivants.
Ma Jeunesse amoureuse fait partie de ce cinéma fantomatique, où les êtres se mélangent et les temps se confondent.
[1] “Une Jeunesse amoureuse”, 105’, 2012. Films du Tamarin, Ere Production, Atopic, Ina. Sorti en salles en 2013.
[2] “Trois Soldats allemands”, 80’, 2001. Gloria Films, Ina. Diffusion Arte, éd. DVD Docnet.
[3] “La Quatrième génération”, 75’, 1996. Gloria Films, Ina. Diffusion Arte, éd DVD Docnet.
[4] “L’Homme qui écoute”, 90’, 1998. Gloria Films, Ina. Diffusion Arte, éd. DVD Magnolias.
[5] “Bienvenue à Bataville” , 90’, 2007. Films Unlimited, Films Hatari, Ina. Sorti en salles en 2007
[6] “L’Affaire Valérie”, 75’, 2004. Archipel 33, Ina. Diffusion Arte, éditions DVD Docnet.
Texte de François Caillat, paru dans la revue « Trafic« , n°88.
L'oeil en guerre
L’œil en guerre
Le premier combat est sans doute un corps-à-corps immédiat, brutal, sans autre arme que les poings. Caïn tue Abel sans artifices. A moins qu’il s’aide d’un objet massif ou tranchant, prolongeant la force de son bras : pierre, massue, couteau, épée. Dans un tel combat, le plus musclé l’emporte. On tient l’autre à la force du poignet, au fil de l’épée. Mais on le tient aussi dans le regard, le face-à-face est visuel. Le Cyclope l’apprend à ses dépens avec Ulysse, pas de salut pour un aveugle.
Un peu plus tard, on imagine mettre à distance l’adversaire. Pour se protéger de ses coups, pour l’attaquer sans craindre une réponse instantanée. L’éloignement crée un espace de sécurité entre les ennemis. On tue à distance avec une arme qui transforme l’énergie : arc, javelot, sarbacane, arbalète, fronde ou catapulte. La force est transportée au loin par un projectile. Les combattants se voient encore, mais ils ne sont plus en contact.
A noter que ce changement, de l’épée à la flèche, du bras au projectile, n’est pas toujours un signe de bravoure. Le combattant risque moins, donc son courage est moindre. Dans le code médiéval, la vaillance du chevalier se mesure encore dans le choc des corps, la joute des lances brisées. Les archers, aussi efficaces soient-ils (comme à Azincourt, où ils assurent la victoire) ne sont qu’une troupe de soudards, sans éthique ni gloire.
Tout change avec l’invention de la poudre. L’affrontement direct des héros, façon Achille et Hector, devient un modèle désuet. Il en subsiste seulement un pastiche dans les duels d’honneur, tenus à l’aube devant témoins. Quant aux flèches et carreaux d’arbalète, on les remise aux oubliettes. Voilà venu le temps du grand éloignement des corps.
Le code militaire s’écrit désormais autrement. Place au pistolet, au fusil, au canon ! Sur le champ de bataille, les rangs ennemis se tiennent à bonne distance. Et s’il faut une charge finale pour emporter la victoire, c’est après un nettoyage efficace à coups de mitraille et boulets. Le bras du soldat vient parachever l’entaille mortelle du projectile. Certes le courage reste important, mais le nombre et la qualité des munitions font la différence. On voit naître dans les armées un nouveau corps d’artilleurs, il joue un rôle croissant dans la bataille et rivalise avec les cavaliers et fantassins.
Comment voir l’ennemi dont on s’est éloigné ? Comment comprendre les mouvements des soldats, évaluer la menace immédiate ou l’opportunité de victoire ? On pourrait sans doute écrire une histoire des techniques de vision, en parallèle avec l’éloignement des corps militaires. Napoléon sur le champ de bataille a besoin d’oculaires dont César se passait. Désormais le stratège est celui qui analyse la situation à l’aide de longues-vues, plutôt que celui qui marche avec ses soldats. Le général devient observateur autant que combattant.
On voit cette évolution dans les représentations picturales des grandes batailles de l’histoire. Alexandre et Pyrrhus caracolent en tête de leurs troupes, Louis XV et Napoléon restent postés sur un monticule. En quelques siècles, la guerre devient une affaire d’amplification du regard. Il est nécessaire de mieux voir, afin de rester au contact de l’ennemi, devenu lointain mais observé de près. La technique de vision entre dans la panoplie des outils de la guerre.
Voir l’ennemi est nécessaire, mais il faut pouvoir transmettre ce qu’on voit. Le général qui supervise le champ de bataille doit communiquer avec ses troupes. Il a une vision d’ensemble de la situation, il en tire des conclusions et envoie ses instructions par estafettes. Autour de lui, c’est un mouvement incessant de cavaliers qui arrivent et repartent pour transmettre ses ordres. Chaque soldat exécute un plan qui le dépasse, il avance en aveugle. Le seul qui voit et comprend se tient en haut de la colline. C’est le cerveau de la bataille, doué d’ubiquité.
La transmission des ordres se fait par écrit : une missive, souvent cachetée, adressée à l’officier qui dirige sur place. L’envoi n’est pas toujours garanti, le messager peut se faire tuer en route. Faut-il en envoyer deux par des voies différentes ? Ce serait mieux de pouvoir se parler. L’invention du téléphone à fil remédie à cette situation. On se parle en direct. Le commandant appelle la ligne de front, confirme ses ordres, les modifie en fonction de la situation. Il s’informe en temps réel du déroulement de la bataille. Un dialogue s’instaure avec tous les avant-postes, c’est l’avatar sonore du don d’ubiquité.
Cet échange sonore est d’autant plus bienvenu que la guerre commence à changer de nature. On ne combat plus seulement dans des plaines dégagées, avec une colline idéale d’où faire un poste d’observation. Les combats sont maintenant plus confus, les hommes s’enterrent, vivent dans le brouillard des canonnades. En quelques décennies, la guerre devient invisible. En 1914/18, les télécommunications militaires prennent un rôle prépondérant dans la bataille, on ne saurait rien faire sans transmission par fil. La littérature de l’époque évoque ces terribles missions des téléphonistes, nouveaux héros de la messagerie, qui déroulent sous un déluge de bombes des kilomètres de fil. En ce début du XXème siècle, le son est plus important que l’image pour maintenir la communication. On ne voit plus son ennemi.
Les militaires aimeraient pourtant garder une image de la bataille. Comment retrouver la position surplombante du général d’antan ? Comment avoir l’équivalent d’une carte d’état-major étalée sous les yeux ? L’arrivée de l’aviation sur le champ de bataille, dans la seconde moitié de la guerre 1914/18, répond partiellement à cette demande. A vrai dire, personne n’est encore convaincu qu’un avion pourrait utilement mitrailler ou bombarder l’ennemi. Pour l’heure, il sert d’abord à découvrir ce qui se passe sur le terrain, dans le regard du pilote ou à l’aide d’outils d’observation embarqués. C’est le retour discret de l’œil dans la bataille.
Il y a toutefois un obstacle, c’est le délai. Le temps que l’avion rentre et qu’on ait développé la pellicule, l’état du front a pu changer et les photographies sont datées. Or on se bat pour quelques kilomètres, parfois centaines de mètres, le moindre changement doit être surveillé. L’œil en guerre est en retard sur la réalité du terrain.
L’idéal, bien sûr, serait d’avoir une image de la bataille en temps réel. Il faut attendre quelques décennies pour que la technique le permette. Une seconde guerre mondiale n’y suffit pas, le saut technologique est immense. Il se fait dans les années cinquante avec le codage de l’image et la possibilité de son transport simultané. Désormais l’ennemi peut être vu en direct. Un avion et un satellite en donnent l’image exacte, à moins d’un mètre près. La précision est liées aux moyens mis en œuvre, capteurs, pixels, dollars.
Dans le même temps, ou peu après, l’observation s’enrichit de nouvelles techniques de vision : détection par radars, ondes électromagnétiques, etc. Le champ de bataille devient surinformé. Dans le ciel, l’énorme avion Awacs (“Système de détection et de commandement aéroporté”) ressemble au général d’antan à qui rien n’échappait du haut de sa colline.
On est revenu au point de départ, la bataille se joue comme autrefois. L’ennemi est maintenant devant nous, visible, comme à l’œil nu. Cet ennemi qui s’était peu à peu éloigné, dont on risquait de perdre la trace à force de combattre à distance, est de nouveau proche grâce aux outils de vision. La distance des corps n’est plus une nécessité de l’art militaire. Peu importe que l’adversaire soit loin puisqu’on peut le voir de près sans qu’il soit menaçant. Proche et lointain, encore une fois. Un couple antagonique et nécessaire. Il a fallu plus de vingt siècles pour boucler la boucle.
Chaque progrès induit ses obstacles. Si les deux adversaires peuvent se voir en direct, le danger existe pour chacun d’être pris sous le feu de l’autre. Il faut donc agir vite, et par surprise. L’artilleur envoie un projectile mais sa position est aussitôt détectée par le radar ennemi. Il doit donc immédiatement bouger avant d’essuyer la réplique. C’est l’avantage du canon français Caésar, monté sur roues plutôt que sur chenilles : il roule à 80 kms/heure et peut disparaître aussitôt son coup parti. Fuite heureuse, car l’assaillant qui ne sait pas disparaître à temps est condamné à recevoir la riposte fatale. Tout le monde voit tout, et en même temps. L’important, c’est d’être plus rapide que l’autre.
Ceci ne vaut pas pour les guerres asymétriques, où les adversaires ne s’affrontent jamais face-à-face. Dans une guérilla, le combattant ne montre pas son visage à un adversaire plus puissant. Il lui est plus utile de se dissimuler et ruser. De fait, celui qui voit tout ne sera pas forcément le gagnant. Au Vietnam, les Américains bombardent les rizières mais l’ennemi reste invisible, il a su se cacher à temps. Le napalm doit éradiquer les forêts protectrices, mais l’ennemi se confond avec la terre. L’aviateur, du haut de son B52, voit tout mais ne voit rien.
L’aviateur revient content de sa mission, il a le sentiment d’avoir accompli son travail. Il a fait le job. D’une certaine manière, il est heureux de ne pas avoir vu son ennemi. La machinerie militaire permet de faire l’économie d’un face-à-face terrible. Quand l’autre est là, en chair et en os. Quand il faut lui planter un poignard et voir son sang gicler. Heureusement les bombes veulent bien se battre à la place des humains. Elles n’enregistrent pas le choc des éclats qui s’enfoncent dans la chair. Elles n’ont pas d’état d’âme et leur regard est froid. Qu’auraient dit les pilotes anglo-saxons des Forteresses volantes s’ils avaient vu les corps déchiquetés des populations bombardées de Hambourg et de Dresde ? Et le pilote de l’Enola Gay qui a largué la bombe sur Hiroshima ? Le corps-machine économise les sentiments. Il délivre le regard, il lui évite la gêne et la honte. C’est toujours préférable de tuer sans avoir besoin de regarder.
Il y a une bonne raison à cela. La mort est devenue un motif à disputes. Surtout dans les pays développés, ces nations prospères où l’on aimerait pouvoir combattre en contournant la mort. Gagner la guerre, oui, mais sans perdre d’hommes. Réserver la mort à l’adversaire. Il suffit d’y mettre la technologie nécessaire, d’envoyer des corps-machines chargés de faire le boulot. Tuer sans se salir les mains, se contenter que l’autre soit éliminé, ne pas être obligé de respirer l’odeur de la mort. Circulez, aucun cadavre à voir !
C’est l’objectif “Zéro mort”, qui fait florès depuis quelques décennies. Les USA l’ont initié lors de la première guerre en Irak. Les boys éliminent à distance, à bonne distance. Depuis, on n’a pas cessé de faire des progrès. Lors de la seconde guerre en Irak, on a compris qu’un drone guidé depuis une base du Nevada pouvait détruire une maison de Falloujah. Aujourd’hui un pilote d’avion de chasse cible un groupe d’individus suspects à des dizaines de kilomètres de là. Il tire sans voir, il suit des coordonnées que lui transmet un satellite.
L’objectif “Zéro mort” répond à plusieurs nécessités. Ne pas tuer de soldats inutilement. Dans un état prospère, la vie d’un soldat est incomparablement supérieure à celle de son ennemi. L’opinion américaine ne supporterait pas qu’un rebelle afghan puisse causer la mort d’un gars du Wisconsin, c’est une affaire de dignité. Il faut compter aussi avec les mouvements pacifistes, issus de l’époque du Vietnam, qui pourraient agir contre les intérêts nationaux en dénonçant des pertes excessives. Notons que cela ne fut pas toujours le cas. Durant la guerre de 1914/18, plusieurs peuples, pourtant prospères et cultivés, envoyèrent des milliers d’hommes sur le front de la Somme, où ils allèrent se faire tuer en chantant. Ces soldats australiens, indiens ou néo-zélandais n’avaient pourtant rien de crucial à défendre. Aujourd’hui il en va autrement. La vie de nos soldats est devenue précieuse. Non seulement à cause de l’opinion publique qui peut défaire le pouvoir dans un régime démocratique. Mais aussi à cause du prix de la guerre. Perdre un homme coûte infiniment plus cher que de perdre un avion. Le premier ne se remplace pas, sa mort provoque de mauvaises pensées. L’autre n’est qu’une pièce dans l’industrie de l’armement, motif à son renouvellement permanent. En fait, idéalement, il faudrait faire des guerres sans soldats. Cela serait un bon motif à faire tourner les arsenaux.
Cet idéal n’est pas à la portée de tout le monde. En face des nations riches et fortement armées, il y a les autres qui moulinent encore avec leurs bras. Les états pauvres qui, faute de F16 et Rafales, embauchent le tout-venant pour aller sur le front. Et là il faut se battre avec qu’on peut – un simple couteau, s’il n’y a rien de mieux. C’est le retour du corps-à-corps d’autrefois, sauf qu’il s’agit cette fois-ci d’une guerre de masse, avec des millions de combattants. Voilà venue la grande boucherie moderne, dont on pensait à tort que l’hécatombe de 1914/18 nous avait définitivement guéris. Quelques années avant la guerre du Golfe, modèle de technologie militaire, une guerre à l’ancienne se déroule en mêmes lieux. C’est la guerre Iran-Irak. Les combattants sont envoyés par millions sur le front, avec un équipement souvent sommaire pour s’affronter directement, se tuer à bout portant, se battre jusqu’au dernier soupir. Un million de morts.
Irak-Iran. Dans ce conflit, aucun des deux régimes ne risque son pouvoir, la démocratie n’existe ni d’un côté ni de l’autre. L’opinion publique ne compte pas, personne ne va réclamer du “Zéro mort”. Dans un régime autoritaire et fort en propagande, il est possible de sacrifier un fort potentiel humain pour une cause nationale.
Toutes proportions gardées, c’est ce qui s’est passé en Ukraine, semble-t-il. Les Russes n’ont pas hésité à envoyer en première ligne des apprentis soldats sortis de prison par les soins de Wagner, utilisés comme chair-à-canon pour épuiser l’adversaire avant qu’on lui oppose en seconde ligne des troupes plus aguerries. Qui aurait osé se plaindre de la mort de malfrats ? Ces soldats volontaires, négociant leur vie contre leur liberté, combattant parfois jusqu’au corps-à-corps, sont l’exact opposé des soldats de nations démocratiques. Ils ressemblent plutôt aux soldats des armées privées américaines, ces sociétés militaires suréquipées comme Blackwater qui faisaient le sale boulot en Irak. Les uns et les autres sont des mercenaires, leur perte est donc sans importance. En Russie, parce que personne ne les comptabilise. Aux USA, parce qu’ils ne rentrent pas dans la catégorie des morts officiels (réservée à l’US Army), ils ne dévaluent pas l’impératif du “Zéro mort”. De fait, tous ces mercenaires, russes comme américains, participent d’une guerre parallèle qui ne rentre pas dans le discours public. C’est comme si la guerre officielle avait désormais besoin d’une guerre souterraine pour la soutenir et lui permettre de garder la tête haute. Il y a une guerre de la lumière et une guerre de l’ombre. Une guerre aux objectifs clairs et succès éprouvés. Et une guerre invisible, à l’image des forces spéciales, ces soldats sans uniforme ni visage, menant discrètement un travail que l’armée n’a pas à soutenir ni désavouer puisqu’officiellement elle ne les connaît pas. La guerre moderne se joue ainsi à double bande, avec deux guerres simultanées. Seule l’une des deux est visible. L’autre, on n’en parle pas, on ne l’a pas vue.
Rappelons-nous comment la guerre a conquis ses lettres d’humanisme. La naissance de la Croix-Rouge à la bataille de Solférino, ou la création de Médecins Sans Frontières avec la guerre du Biafra, sont des moments de grande violence où quelques-uns s’interrogent soudain. Ils veulent sauver une part d’humanité au sein des pires conflits. L’humanitaire de guerre naît d’une vision occidentale où l’on aimerait rendre la tuerie un peu plus acceptable – à commencer par l’obligation de soigner les blessés. Si l’on ne peut pas éviter les victimes, on souhaite que le soldat conserve une dignité humaine.
La seconde moitié du XXème siècle a prolongé cette humanisation par une nouvelle appréciation des conflits : crimes de guerre, meurtres de masse, crimes contre l’humanité, etc. A travers ces définitions négatives, il s’agit de rendre la guerre un peu plus respectable, de l’encadrer, de la rendre supportable dès lors qu’elle n’est pas un acte gratuit mais une nécessité. Si vous voulez la guerre, faites-la selon des règles. Et prouvez-le en ne dissimulant pas vos forfaits. Vous ne pouvez plus assassiner sans témoins, comme ce fut le cas dans tous les génocides du siècle (Arméniens, Juifs, Tutsis, et à moindre échelle Bosniaques de Srebrenika). Aux yeux du droit humanitaire, plus rien ne doit rester cacher, les inspecteurs viendront sur place pour vérifier.
On en revient ainsi à la question : faut-il montrer la guerre, et que montrer ?
Il n’y a pas de règles explicites concernant la visibilité de la guerre. Il y a des pratiques, très diverses. La mort par machine interposée, on l’a dit, permet de ne pas trop s’approcher. De s’épargner le spectacle peu ragoûtant du sang et des mourants. Voir la souffrance pourrait donner de mauvaises idées à l’électeur, au civil. D’ailleurs la censure y a toujours veillé. Pendant la guerre 1914/18, des articles de journaux sont souvent passés au blanc, caviardés au dernier moment par le bureau militaire. Aujourd’hui, après une époque (jusqu’aux années 80) où la télévision montrait tout, ou presque, on ne voit plus aucune image de guerre. Les armées laissent filtrer quelques miettes utiles à leur gouverne, mais pas plus. Les commentateurs remplissent les vides. Le journal télévisé est devenu une messe pour aveugles.
Il faut remarquer que cette invisibilité s’étend aux images des ennemis. On ne trouve pas de reportage sur les cadavres d’adversaires. On ignore la souffrance et la mort infligées. Le black-out est total. Au point que les seules images de guerre aujourd’hui disponibles sont celles des films de cinéma, blockbusters américains en tête, qui reconstituent la réalité de combats. Les guerres d’Afghanistan ou du Moyen-Orient sont très documentées grâce à Hollywood. A contrario la guerre en Tchétchénie est mal connue, faute de producteurs de cinéma russe intéressés.
Pour toutes ces guerres actuelles, on attendrait des images vraies, bien sanglantes et terribles. Des images tournées en direct, pas des reconstitutions. Mais si elles existent, personne ne se risque à les montrer.
Il y a une exception. Une caricature opposée, réputée terrible et inhumaine. Daesh. Le spectacle de la mise à mort en direct. Un otage est décapité devant nous, on voit de près jaillir son sang. Un pilote syrien est prisonnier dans une cage enflammée, on suit lentement son agonie. La mort est mise en scène à dessein, et pas seulement pour provoquer la terreur. Elle a un but pédagogique. La stratégie médiatique de Daesh tient dans une inversion des valeurs occidentales. C’est une réponse terrible, inacceptable à nos esprits, qui nous est adressée : Vous nous bombardez de là-haut, vous nous tuez sans même nous voir. En réponse, nous vous tuons en montrant une tête coupée et un corps calciné. Regardez ! Ouvrez les yeux !
On s’effraie de telles pratiques qui ne correspondent plus aux critères de notre temps. On parle d’un retour à la barbarie. On confirme ce jugement à cause du long couteau, arme sommaire, archaïque, sans doute moins présentable qu’un fragment de missile. Il faudrait toutefois rappeler qu’on retourne ici à des pratiques de mise à mort que nos sociétés ont longtemps valorisées. La liste est longue, depuis la crucifixion des esclaves accompagnant Spartacus (six mille croix dressées le long de la Via Appia, pour le plus grand plaisir des promeneurs), jusqu’au terrible supplice du régicide Damiens (torturé, éventré, écartelé, brûlé, devant l’ébahissement joyeux des dames de la cour). Ni Rome ni la royauté française n’ont jamais été qualifiées de barbares pour de telles pratiques – pas plus que la culture chinoise, réputée délicate, quand elle offre le spectacle d’un long supplice par arrachage progressif de bandes de chair découpées sur le corps.
Voir la mort, voir le supplicié et jouir du spectacle, cela aussi fut notre lot.
Tout a bien changé, c’est vrai. Et dans nos sociétés, la mort ne doit plus se montrer. Elle n’est pas présentable. Ce serait presque une faute de goût. Il est fortement conseillé de cacher les morts et presque-morts, c’est-à-dire les mourants, les vieux, et sans doute bientôt les moins vieux. On préfère les jeunes et bien portants, c’est une fréquentation moins inquiétante, et surtout plus rentable. Autrefois on vantait les bienfaits de tisanes à grands-mères. Aujourd’hui on vend à satiété du fitness et bio pour les trentenaires urbains. Au diable, les hospices ! Oubliez ces Ehpad dont les pensionnaires doivent se contenter de 8g. (maximum) de biscotte concassée, comme préconisé dans le menu Orpea. S’ils meurent de faim, ils nous ennuieront moins longtemps. Cela vaut mieux, leur image est gênante, malvenue. On devrait l’interdire.
La mort doit rester à sa place. Invisible et discrète. Elle a le tort de révéler la finitude de l’homme. Sa déchéance progressive, sa décrépitude finale. Elle dit le négatif, la perte, elle donne un signe d’impuissance. Or l’homme occidental se conçoit comme un être puissant, maître de sa destinée, soucieux de perdurer à jamais. Il ne doit plus craindre cette mort, il doit au contraire la nier. Il travaille à la repousser loin, encore plus loin, peut-être à l’infini. Le projet d’immortalité renaît, encouragé par la bio-technologie, la réalité augmentée, l’intelligence artificielle, tous les artefacts à venir. L’homme veille désormais à prolonger sa vie, quitte à s’allier à la machine, devenir lui-même corps-machine. Peu importe les obstacles, les résistances. Le seul ennemi, c’est la mort. On se battra contre elle. Voici annoncée la guerre de demain.
Notez que le combattant sera bien formaté. Regard froid, œil de verre.
François Caillat
mémoires de villes
BEYROUTH
Ce texte, écrit en 2001 pour le film de François Caillat “Beyrouth, trois visages de la mémoire”, n’a rien perdu de son actualité politique deux décennies plus tard, tant l’Etat libanais se trouve confronté à des crises centrifuges répétées.
Par-delà cette actualité, le film – et ce texte qui en résument le projet – s’interroge sur la manière dont une grande capitale peut exhiber son passé : comment elle met en scène sa mémoire par des gestes forts d’architecture ou d’urbanisme.
Un parcours dans la capitale libanaise.
Découverte de Beyrouth, après la guerre qui a déchiré la ville entre 1975 et 1991 : le quartier Kandaq El Ghamiq (Bachoura), encore couvert de ruines ; le quartier du Centre-ville, aux projections futuristes ; le quartier traditionnel Monot, nouvel âge des plaisirs.
Ces trois quartiers mitoyens, séparés les uns des autres par une limite toute symbolique (l’ancienne ligne de démarcation est/ouest durant les combats, la voie urbaine nord/sud) reflètent, chacun à leur façon, un état de l’après-guerre.
On y découvre les facettes de ce qu’on peut appeler, pour le meilleur et pour le pire, la diversité libanaise.
Comment mettre en scène la mémoire ?
A cette question, il n’est jamais répondu directement. Certes on peut décider de fabriquer telle ou telle imagerie : la mise en valeur d’une ruine, par exemple, ou la sauvegarde d’un site, participent d’une telle volonté. Mais un projet muséal n’est qu’une réponse possible. Car l’idée de conservation ou de mise en vitrine du passé connote déjà la représentation qu’une ville, une communauté humaine, se fait d’elle-même. La propension à mettre en perspective, à indiquer la présence d’une histoire, à signaler des strates antérieures, correspond à une certaine idée qu’une société se fait d’elle-même à un moment donné. Rien ne l’oblige, en effet, à chercher le sens de ce qui existait avant et parvient jusqu’à elle. Pour que cela advienne avec nécessité, il faut que surgissent des événements nouveaux, des secousses sociales ou politiques, des violences imprévues qui obligent chacun à se resituer dans une continuité plus vaste. La guerre est l’une de ces violences.
***
Kandaq El Ghamiq
Le premier quartier – alentour la rue Khandaq El Ghamiq et la rue Tyane, englobant le secteur Bachoura – conserve en lui la guerre comme si elle avait seulement cessé hier : comme si nous ne vivions qu’une trêve dans les destructions, comme si restait intact le zèle des militants. Ce quartier, en effet, conserve toutes les traces physiques des combats : immeubles éventrés, façades trouées d’obus, intérieurs noircis par le feu, balcons et fenêtres criblés de balles. S’il fallait trouver une métaphore organique, on parlerait de squelettes, de corps boursouflés. La référence historique semble plus opérante : on peut évoquer ici le Berlin de 1945, tant ces immeubles réduits à une ossature brute rappellent ceux de la capitale allemande soufflée par les bombardiers anglo-américains durant trois ans. N’oublions pas qu’il y eut à Beyrouth des combats de rues durant quinze ans, utilisant toutes sortes d’armes lourdes et légères, mais aussi des bombardements aériens, notamment lors de l’invasion du Liban par Israël en 1983.
On trouve une forte concentration d’immeubles détruits dans le quartier Kandaq El Ghamiq, occupé aujourd’hui par une population musulmane à majorité chiite, d’obédience Amal et Hezbollah. Cette population s’est installée depuis la fin de la guerre en squattant les immeubles détruits et en reconstituant tant bien que mal les commodités nécessaires à la vie quotidienne. On découvre ici tout un quartier établi sur le mode de la précarité absolue : précarité des habitations qui menacent de s’écrouler et n’offrent le plus souvent qu’une sécurité minimale (balcons à-demi détruits, pièces ouvrant sur le vide, béances dans les murs, toits approximatifs, etc.) ; précarité des services dont peuvent disposer les habitants (l’eau n’a pas été coupée mais l’électricité n’est plus fournie, d’où une multitude de branchements électriques de fortune ; les ordures ménagères, faute d’être ôtées par des services municipaux, sont brûlées directement dans la rue par la population du quartier, etc.) ; précarité, surtout, des habitants eux-mêmes, pour la plupart des réfugiés venus d’autres quartiers de Beyrouth ou du sud du Liban, et qui n’ont d’autre possibilité que de squatter ce quartier détruit. On se doute bien qu’une population si démunie élabore et construit sa survie dans une gestion très inventive du quotidien : chacun doit se débrouiller et trouver les solutions appropriées. Il en résulte une grande vitalité qui contraste fortement avec l’esprit délétère des lieux. On trouve, dans ce quartier Kandaq El Ghamiq, un mélange de ruines et de gens très vivants. Le cadre est celui d’une guerre à peine finie, avec ses immeubles détruits et ses façades noircies, mais il s’agit bien de vivre (ou survivre) activement, en construisant sur ces décombres un futur possible, voire un futur glorieux. Comme si ces ruines, maintenues en l’état, pouvaient servir de vecteur à un prochain renouveau. De ce point de vue, on ne sera pas surpris par l’appartenance de cette population à la tendance la plus radicale du fondamentalisme militant (et militaire). Certes le Hezbollah, tout comme le mouvement Amal, recrutent généralement leurs militants et sympathisants dans des populations très pauvres, et il n’est donc pas étonnant que les sans-abris et squatters de Beyrouth s’y retrouvent plus que d’autres. Mais ceci n’explique pas tout. Il y a ici comme un écho entre les ruines omniprésentes et l’engagement des habitants à poursuivre la guerre. On devine une odeur d’inachevé, une incitation à ne pas en rester là. Peut-être ces ruines ont-elles été causées davantage par les milices chrétiennes que par les blindés israéliens, peu importe. La guerre en cours mêle les ennemis, le soldat israélien qui occupe la Palestine et l’adversaire qui fait obstacle au triomphe de la révolution islamique. Car le Hezbollah ne saurait être confondu avec les mouvement palestiniens (même s’il leur arrive parfois de conclure des alliances tactiques) et le but de son combat est moins l’établissement géo-politique d’un Etat que le triomphe d’une pensée et l’avènement spirituel d’une société islamique.
Découvrir les ruines du quartier Kandaq El Ghamiq, peuplé de militants islamistes, donne la sensation que Beyrouth poursuit un même destin depuis les années 70 : concentré de mouvements politiques et de confessions reflétant les contradictions du Moyen-Orient, ville située en avant-poste de guerres régionales, maillon faible d’une terrible chaîne où chacun, depuis quatre ou cinq décennies, tire l’autre vers l’affrontement et l’entraîne à commettre à son tour l’irréparable. A Beyrouth subsistent aujourd’hui des étincelles et des rancoeurs qui ne sont pas prêtes de s’éteindre, d’autant moins que l’Etat libanais reste trop faible face aux contradictions qui l’assaillent. Certes la guerre est bien finie – en tout cas la guerre telle que l’a connue la population beyrouthine durant quinze ans – mais les conflits ne sont pas loin : au sud du Liban, sur le Golan, en Israël, en Palestine, il n’est pas de jour sans menaces ou affrontements. A cet égard, la population du quartier Kandaq El Ghamiq rappelle avec force que ses ruines ne sont pas des traces locales mais régionales : symptômes d’une guerre bien plus large, exactement comme les hommes vivant dans ces ruines ne sont pas des militants de leur quartier mais des militants d’une cause plus vaste. Que ce quartier de Beyrouth ne soit plus aujourd’hui en première ligne de tir ne change rien à l’affaire : la guerre s’est déplacée ailleurs et les militants d’ici (conformément d’ailleurs à leur appellation de « réfugiés » ou de « déplacés ») sont probablement prêts à repartir vers d’autres fronts.
Ce morceau de Beyrouth apparaît donc comme une sentinelle, un signal d’alarme, un terrible rappel, une cicatrice qui doit rester ouverte parce qu’elle rappelle que tout n’est pas terminé, tant s’en faut. Et au coeur d’une capitale qui a retrouvé la paix et une certaine prospérité, ce quartier manifeste qu’une vigilance doit probablement rester de mise. Voilà ce qu’on perçoit à la vision de ces ruines où fleurissent les drapeaux islamiques et les affiches vantant les imams et les kalachnikovs.
Le Centre-ville
A deux cents mètres de Kandaq El Ghamiq, on est dans un autre monde : un monde sorti de rien – sauf de l’imagination de ses concepteurs, un univers de rêve, le produit réussi d’une alliance efficace entre architectes, promoteurs immobiliers et investisseurs internationaux. Ce monde, c’est l’ancien Centre-ville en rénovation depuis une décennie après qu’il ait été totalement détruit par la guerre.
Autrefois se tenait là le coeur historique de la ville, avec son pôle administrativo-financier, autour de la Place de l’Etoile, et son pôle touristico-populaire, autour de la Place des Martyrs (ex Place des Canons). De l’une à l’autre, éloignées de cinq cent mètres à peine, on parcourait, dans une forte densité de population et de bâtiments, un éventail assez complet de la société libanaise : deux mosquées, trois cathédrales (maronite, grecque-catholique, grecque-orthodoxe), des ensembles militaires, les sièges du Gouvernement et du Parlement, les Ministères, des banques (une rue entière), les vastes souks de la capitale, etc. Autant dire que ce Centre-ville n’était pas né de l’imagination d’un seul urbaniste mais de l’intervention des dix ou cent architectes qui s’y sont succédé durant les derniers siècles en y imprimant avec force la marque de leur pouvoir de tutelle. Il y eut là, successivement, des ottomans, des français, des libanais – et d’autres encore, invités par les précédents, comme par exemple les allemands appelés par les autorités ottomanes en 1915, qui entreprirent de modifier profondément le quartier sans toutefois pouvoir mener leurs travaux à bien à cause de la défaite de 1918. En somme, ce Centre-ville s’est développé durant les derniers siècles à la fois sous une poussée un peu anarchique – à la manière de n’importe quel développement urbain de capitale moderne, et sous l’impulsion contrôlée d’urbanistes et d’architectes qui, régulièrement, ont voulu remodeler avec force les grands aspects du quartier.
Ce bref rappel devrait faire mieux comprendre que le quartier du Centre-ville porte en lui mille strates d’Histoire et de mémoire beyrouthine. On pensera que c’est le cas de tous les autres quartiers de la capitale. Pas tout à fait. Ce centre est privilégié par le temps parce qu’il n’a quasiment pas bougé depuis sa fondation (on y trouve encore quelques vestiges des époques phéniciennes et romano-byzantines), et parce que sa situation privilégiée, en bout de corniche, juste devant la mer, lui a toujours valu l’attrait conjugué des habitants et des reconstructeurs de toute espèce. En somme, ce Centre-ville a toujours mérité son nom.
Puis la guerre est venue. Quinze années d’affrontements qui ont séparé en deux les groupes armés et divisé la capitale en blocs : Beyrouth-Ouest (tenu par le camp dit « palestino-progressiste »), et Beyrouth-Est (fief des milices chrétiennes et leurs alliés occasionnels). Pendant la guerre, cette ligne de démarcation s’est étendue jusqu’à la mer, c’est-à-dire jusqu’au quartier du Centre-ville. Le coeur de Beyrouth s’est ainsi retrouvé scindé en deux. C’est là que les combats y furent souvent les plus violents : probablement à cause de la situation stratégique de ce quartier, ultime possibilité de percée avant la mer dans la tentative de contourner l’adversaire ; plus certainement, à cause de son poids symbolique : il y avait là, depuis le siège du Gouvernement jusqu’aux souks, toute la « matière » de Beyrouth – et qui arriverait à s’en emparer aurait probablement tenu (ou cru tenir) le pays dans son entier. Toujours est-il que ce quartier a été peu à peu ravagé par la guerre et qu’il est devenu une sorte de trou noir, un no man’s land, où plus personne n’osait pénétrer sauf les milices armées et quelques aventuriers en quête de poudre et autres fortes émotions. Sans exagérer, on peut dire que le Centre-ville de Beyrouth a totalement sombré durant les quinze années de guerre.
Or de cette période, il ne reste plus rien. Aucune trace, aucun vestige, aucun souvenir. Le quartier a été refait à neuf : ici totalement reconstruit, là réhabilité dans ses détails les plus infimes. Des destructions elles-mêmes, on ne verra donc quasiment rien. On a même du mal à imaginer qu’un drame s’y est passé entre 1975 et 1991 et, pour s’en convaincre, il faut aller consulter les dessins et maquettes de l’énorme chantier mis en place durant la dernière décennie par « Solidere », société d’investisseurs principalement arabes (dont Rafic Hariri est l’un des importants actionnaires) qui a acquis en concession privée le Centre-ville de la capitale et en a remodelé complètement le visage.
Remodelé « à l’ancienne », s’enorgueillissent les initiateurs de cette vaste entreprise. Et c’est vrai qu’il y a eu dans ce quartier beaucoup moins de reconstructions que de réhabilitations. Ainsi l’ancienne Place de l’Etoile a-t-elle retrouvé ses airs d’antan grâce au toilettage soigné de ses immeubles et à la réfection de la voirie. Ainsi les façades néo-classiques datant de l’époque du Mandat français ont-elles à nouveau belle allure. Tous les bâtiments du Centre-ville ont bénéficié pour leur restauration de soins extrêmes, dont on peut mesurer la qualité à ses moindres détails (nature des matériaux utilisés, façonnage, intégration discrète d’éléments modernes indispensables, etc.) Tout le travail accompli, c’est vrai, mérite admiration.
Il n’en est pas moins vrai que, à côté de ces réhabilitations douces, il y a eu aussi de plus violentes transformations. Et deux, au moins, ont marqué les esprits beyrouthins et donné sujet à moulte querelles encore très vives : la destruction des souks – promis à une reconstruction qui ne s’est pas encore faite, faute de capitaux, et qui sont aujourd’hui cantonnés à la seule fonction de parkings ; et la destruction de la Place des Martyrs, destinée à une vocation « champ-élyséenne », mais actuellement réduite à un vaste no man’s land sans forme ni sens discernables, où l’on comprend seulement que s’y construisent en bordure de terrain la nouvelle mosquée de Beyrouth, le siège de plusieurs grands quotidiens, et un ensemble d’immeubles de style pseudo-oriental imaginés par un architecte français.
Ces deux destructions – souks et Place des Martyrs – ont signifié la fin brutale de deux centres vitaux de la capitale, pleins de culture populaire, de passions et de débordements. Au commerce des souks répondait en effet ceux de la Place des martyrs (à la fois gare routière et carrefour de maisons closes), et leur disparition a sonné le glas d’activités pétulantes et l’exil des populations qui s’y étaient attachées. Cette disparition, par contraste, accentue l’aspect toiletté, propre, impeccable des bâtiments de ce quartier rénové. Pour tout dire, on se croirait ici dans une ville neuve mais construite « à l’ancienne » – à la façon des meubles Louis XV fabriqués en usine. On s’imagine ici dans une maquette grandeur nature, un décor de théâtre, un plateau de cinéma. Et à la place du label « Solidere », on mettrait bien ici le sigle SFP. Il faut dire, pour renforcer l’illusion, que ce décor attend encore ses comédiens : les logements cherchent des locataires, les boutiques guettent des gérants, les bureaux guettent des salariés. Tout est bien vide. Il n’y a que quelques cafés ou restaurants flambants neufs pour attirer une clientèle de passage. Quand le film va-t-il donc commencer ?
On l’aura compris, il y a un monde entre ce quartier et les ruines, toutes proches, du quartier Kandaq El Ghamiq parcouru de militants du Hezbollah. La différence est d’autant plus étrange que les deux quartiers ont subi la guerre et qu’elle a même sévi plus fortement dans celui où il n’en reste aucune trace. Est-ce le fruit du hasard ? Fallait-il que le Centre-ville soit le plus reconstruit? Certes oui, dira-t-on, puisqu’il était le plus détruit. Mais fallait-il pour autant qu’il soit le plus amnésique ? Pourquoi est-ce justement dans ce quartier qu’on ne trouvera plus jamais aucun vestige de la guerre qui l’a ravagé durant quinze ans ? Le paradoxe est d’autant plus grand que ce quartier, dit « Centre-ville » et réputé comme le centre historique de Beyrouth, a toujours eu vocation à conserver trace de ses sédimentations successives. Il aurait pu perpétuer cette vocation, ne serait-ce que pour confirmer sa nature de centre historique. Il aurait pu garder trace de cette dernière période – au moins sous forme muséale, voire anecdotique (à la manière, par exemple, du Mur de Berlin dont la capitale allemande réunifiée a conservé un petit souvenir joliment emballé dans un parcours verdoyant à l’usage des générations futures). Il aurait pu garder un vestige, quel qu’il soit, de la guerre, comme il a gardé des souvenirs des époques phénicienne, romaine, byzantine, ottomane et française. Est-il donc déjà écrit que la guerre de quinze ans n’aura été qu’un épisode insignifiant, un micro-événement dont il n’est pas justifié de garder la moindre trace ni le moindre souvenir ? A moins que l’amnésie soit de mise parce que les douleurs sont encore fortes et les cicatrices vives ? C’est vrai que la guerre a cessé il y a neuf ans à peine et qu’il faut être vraiment très jeune dans le Liban d’aujourd’hui pour ne pas l’avoir connue. En un sens, Beyrouth est une ville de survivants qui n’ont peut-être pas envie de se souvenir de ce à quoi ils ont récemment échappé.
Pourtant, une telle explication évacue probablement une dimension essentielle au Liban : le pouvoir de l’argent. Le Centre-ville a été reconstruit par une société à capitaux privés qui a racheté tout le quartier à ses anciens propriétaires. Et qui a de surcroît acquis, de la part de l’Etat, le droit de remblayer un bon morceau de mer, en avant du quartier, sur lequel est prévue l’émergence d’un ensemble ultra-moderne d’affaires et de loisirs, à base de buildings, de marinas et de bureaux high-tech. Ce nouveau Manhattan de Beyrouth, spectaculaire sur le papier (les dépliants de « Solidere »), n’a pas encore vu le jour mais le remblaiement du site est en voie d’achèvement, sous la protection d’une superbe digue made in Bouygues. Sur ce projet de nouveau quartier, sorte d’avant-poste du Centre-ville en bordure de mer, on pourrait gloser à l’infini. Car on y trouve à la fois le pouvoir de l’argent (comment récupérer du terrain sur la mer, dans cette ville où les prix du foncier ont toujours été extravagants), et le pouvoir du symbole (construire un Manhattan libanais à la place des ruines, c’est la meilleure manière de les enfouir à tout jamais, de les écraser sous le poids des trade-buildings, et d’envoyer aux oubliettes cette guerre qui avait déclassée la capitale libanaise de son rang de grande place financière).
Le quartier du Centre-ville, on le comprend, est significatif de l’histoire libanaise par son absence-même de mémoire de la guerre – tout comme le quartier Kandaq El Ghamiq l’est par un trop-plein de souvenirs. Le plus étonnant, c’est bien que ces deux quartiers se côtoient, qu’ils se touchent, à peine séparés par un axe routier, et qu’on aille de l’un à l’autre en sautant non pas un siècle de modernité (comme voudraient le faire croire les promoteurs de « Solidere »), mais un morceau d’Histoire récente dont il n’est pas si simple de se débarrasser.
Le quartier Monot
Il y a bien sûr un troisième terme : un quartier qui décline la mémoire et la met en scène sous une troisième face, un quartier qui forme avec les deux précédents un triangle. C’est le « quartier Monot » (organisé autour de la rue du même nom). Composé d’une population en majorité chrétienne, il présente à la fois le visage de la distraction – avec l’ouverture récente de nombreux bars et restaurants à la mode , et le visage du sérieux – avec la présence ancienne de l’Université Saint-Joseph, l’un des deux foyers intellectuels de Beyrouth où se retrouvent les étudiants chrétiens.
Le jour et la nuit. C’est ainsi qu’on peut découvrir les deux tendances contraires de ce quartier. Le jour, on ne manquera pas de visiter le site de Saint-Joseph, avec les locaux de l’Université et les divers terrains et bâtiments que les jésuites y possèdent alentour : la tour, construite il y a une quinzaine d’années pour loger élèves et visiteurs ; le bâtiment de la maison-mère, de facture plus ancienne ; etc. Il flotte ici un air de sérieux et de paix, comme si aucun de ces étudiants n’avait jamais vécu la guerre, comme si aucun de ces bâtiments n’avait connu les tirs et les bombardements. De fait, on ne voit pas la moindre trace de guerre dans le périmètre de l’Université. La mixité paisible des deux communautés auparavant ennemies, sur les mêmes lieux et dans le même cursus universitaire, est là pour attester qu’une page semble définitivement tournée. Et les bâtiments, qui ont connu la guerre, rappellent plutôt que Saint-Joseph dispense depuis cent-cinquante ans un enseignement de haut niveau et a contribué, en son temps, au « rayonnement » de la pensée et de la langue française au Moyen-Orient.
A la sérénité de ces lieux répond l’aspect nocturne du quartier, consacré aux divertissements et plaisirs d’une capitale. Dans la rue Monot, dans toutes les rues avoisinantes, de nombreux cafés, bars et restaurants se sont ouverts depuis la fin de la guerre. Ils se nomment aujourd’hui Pacifico, Circus, Tribeca… Les restaurants attirent une clientèle très aisée, venue de toute la ville pour dépenser ici avec ostentation les profits d’entreprises apparemment très florissantes – au vu des véhicules de luxe (Mercedes, BMW, Jeep et autres 4×4 rutilants et souvent de couleur vive), au vu également des tenues vestimentaires et d’une certaine manière de confier sa voiture au portier pour entrer dans un endroit très « branché » où il semble absolument nécessaire de paraître. Dans les mêmes rues se trouvent les bars, où les plus jeunes boivent des cocktails en écoutant de la musique internationale. Rien de très original dans tout cela. Les enfants s’agitent et se saoulent gentiment, tandis que leurs parents, à deux pas de là, devisent en exhibant leurs parures. Il y a là un univers très accompli, factice mais cohérent, frivole mais plein de règles et de signes convenus.
Ici non plus, on ne trouve pas de trace de guerre. Le règne de la représentation a recouvert d’un voile doré toute une époque terrible qui s’est passée dans ces mêmes lieux. Car ce quartier Monot était tout proche de la ligne de démarcation entre les deux Beyrouth. Les combats y furent souvent acharnés et nombre d’immeubles furent détruits. A tel point que les premiers cafés qui s’ouvrirent ici faisaient figure de déni provocateur à la guerre récente. L’un d’eux s’installa d’ailleurs sous l’enseigne « Snipper Bar ». Ce n’est probablement pas par hasard que bien des notables beyrouthins ont choisi de venir faire la fête sur les mêmes lieux où ils ont failli mourir. Il en va parfois ainsi des après-guerre : on n’a d’autre moyen, pour exorciser le passé, que de venir le provoquer sur place, en le contraignant à un destin contraire. Ici, dans le quartier Monot, la guerre s’est transformée en fête.
La fête et l’étude. Il y a bien deux dimensions présentes qui, ensemble, visent à occulter quinze ans de ruines et d’excès. Comme si le savoir et la joie étaient les meilleurs antidotes à la guerre. C’est probablement vrai, mais il n’y a pas que cela. Ce serait trop beau. Et ce quartier de Monot porte aussi d’autre enjeux. S’il s’est en effet débarrassé de son passé de guerre, il semble aussi tenté de se débarrasser de son passé tout court. Car il y a là nombre d’immeubles délabrés, abîmés, ou à moitié démolis par la période de guerre, que leurs propriétaires aimeraient bien faire abattre pour y construire des tours. Quand on connaît le prix du terrain, l’opération spéculative est tentante. Mais pour construire des tours il faut d’abord détruire et nettoyer le terrain, et l’argent manque souvent. Aussi voit-on de nombreux bâtiments laissés en l’état de quasi-abandon. Leurs propriétaires ne souhaitent pas restaurer mais n’ont pas (encore) les moyens de les remplacer. Ils attendent donc des temps meilleurs, c’est-à-dire que se réduise la crise économique à laquelle est confronté le Liban. Et tout cet attentisme donne à de nombreuses parcelles du quartier l’allure de semi-friches où subsistent des bâtiments très délabrés (souvent de beaux immeubles, ou d’antiques maisons à l’allure de palais) dans l’attente de temps meilleurs… Peut-être temps prochains, comme l’attestent les projets déjà réalisés ça et là, les constructions modernes surgies au milieu des jardins, les mini-tours hérissées sur l’espace de courelles ou dans l’interstice séparant deux maisons. Car ici, chacun semble agir à sa guise et il suffit d’avoir de l’argent pour construire sans souci du voisin. Autant dire que l’homogénéité de style ne semble pas la priorité. Quant au plan d’occupation des sols, le mot n’est probablement pas traduisible en libanais.
***
Trois quartiers mitoyens. Trois manières de se remémorer le passé, de prolonger ou non la guerre, de s’inscrire dans une histoire libanaise. Certes ces trois quartiers présentent chacun des contradictions et des ombres, et on ne saurait sans excès de simplification les réduire aux seules caractéristiques précitées. Il n’empêche. Certains signes montrent qu’il y a bien trois manières de vivre aujourd’hui son identité beyrouthine. Trois manières qui ne sont pas certes exclusives des autres mais qui en tout cas sont très visibles, et de manière prédominante, dans chacun des trois quartiers abordés. Certains de ces signes sont très évidents, bien qu’on doive en manier l’usage avec précaution, afin qu’ils ne deviennent pas des symboles. Ce sont par exemple la langue et la religion.
L’arabe, le français et l’anglais sont trois langues qu’on peut entendre dans toute la ville. Mais chacune d’elles est prédominante dans un des quartiers que nous avons choisi. Dans le quartier Monot, les menus des restaurants sont en français et l’Université Saint-Joseph dispense tous ses cours en français. Ce quartier, rappelons-le, est majoritairement composé de chrétiens. Dans le quartier Kandaq El Ghamiq, les textes inscrits sur les affiches du Hezbollah et la langue de chacun dans la rue se réfèrent évidemment à l’arabe. Ce quartier est principalement composé de musulmans chiites. Dans le quartier Centre-ville, les dépliants de « Solidere » et les affiches publicitaires sont rédigés en anglais. Et la religion semble être surtout celle de l’argent.
Faut-il en déduire davantage ? Peut-on établir une relation entre ces trois appartenances et les trois manières de se remémorer la guerre ? Existe-t-il trois mises en scène de la mémoire selon les communautés religieuse et linguistique ? Il y aurait chez les uns une insistance douloureuse à prolonger le passé, chez les autres une facilité à le faire vite disparaître, chez les autres encore une propension à le transformer… Difficile de ne pas tomber dans la caricature. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a, chaque fois, une grande cohérence de démarche et que celle-ci se constate de visu autant qu’elle se déduit. En parcourant Beyrouth, en marchant dans ces quartiers, en interrogeant les habitants ou en scrutant simplement leur décor ou leurs manières de vivre, on découvre des manières différentes d’accéder au passé et des voies d’approche variées pour pénétrer au coeur de la capitale libanaise : un coeur très éclaté.
…………………………….
Lors d’une projection du film aux Rendez-vous de l’Histoire de Blois, en octobre 2024, le texte ci-dessous a été présenté dans le programme destiné aux spectateurs :
La guerre en cours au Liban rend hélas très actuel ce film tourné en 2001. On y découvrait Beyrouth au sortir de décennies de guerre civile, partagé entre des communautés qui s’étaient affrontées et tentaient de retrouver ensemble un équilibre politique qui nous semble paradoxal – à nous, Français, habitués à un Etat fort et centralisé. On parcourait l’ancien quartier chrétien de Monot, héritier de la présence jésuite ; le quartier Bachoura en ruines, investi par le Hezbollah ; et le centre-ville en reconstruction, symbole d’une unité possible sous la houlette de Rafic Hariri – qui allait être assassiné peu après.
Vingt ans plus tard, l’Etat libanais ne s’est jamais solidifié et les communautés se partagent une faillite commune. Le pays traverse une crise financière et n’est plus gouverné. Le Hezbollah a rompu l’équilibre fragile en imposant sa puissance politique et militaire. A cause de sa lutte avec Israël, il entraîne aujourd’hui le Liban dans un conflit régional où le pays se trouve une nouvelle fois instrumentalisé. Beyrouth reste la ville de tous les déchirements
Textes en cours
Les vivants et les morts
Un jour je mourrai. Un jour prochain, peut-être. Un jour lointain, j’espère. J’entrerai dans le royaume des morts auquel j’appartiens déjà, depuis toujours, à ma naissance, et bien avant. Je m’en suis arraché pour vivre, je le rejoindrai bienheureux. Les morts et les vivants sont mes frères, mes compagnons de voyage. Je parcours les bords incertains où les deux mondes se rejoignent, se côtoient, dialoguent parfois. Je les fais jouer ensemble dans mes films, dans mes livres, dans ma pensée.
Je marche sur une crête étroite où se dessinent deux tentations, vivre ou mourir, vivre et mourir. A droite, un précipice nocturne qui attire et effraie, tout y est inconnu. A gauche, un sommet lumineux qui attire et effraie, tout y est si difficile.
J’ai cherché à inventer un monde double, réversible, où l’on irait de l’un à l’autre sans peine et constamment. Être vivant parmi les morts : leur apporter quelque nouvelle, des signes joyeux de la journée d’hier, une promenade dans la campagne, le chant d’oiseau au crépuscule ou un rayon du soleil à travers un pommier. Être mort parmi les vivants : leur offrir la profondeur du temps, le souvenir épais qui donne le vertige, les ancêtres oubliés qui voudraient tant qu’on en reparle, les rondes nocturnes espérant se poursuivre après le lever du soleil. C’est impossible, c’est interdit. Tous le savent mais continuent d’espérer.
Je veux donner l’occasion d’en jouer, passer légèrement dessus, mordre cette ligne rouge, faire un écart de part et d’autre. Mélanger tous les invités de demain, morts et vivants, moi-même quand je n’étais pas né, moi-même quand je serai mort, et aujourd’hui bien vivant, mort en visite chez les vivants, heureux de réunir tous les possibles. Je veux raconter l’histoire de ce monde très ouvert.
(jeudi 28 mai 2022, jour de l’enterrement de Jean-Louis Comolli)