Aragon, Malraux,     Drieu La Rochelle

— d’une guerre à l’autre

Film remarquable qui cerne la dualité entre le verbe et l’action. TELERAMA
Un film au commentaire serré, sans fioriture, composé uniquement d’images d’archives. LE FIGARO
Le commentaire, magnifiquement dit par Jacques Bonnaffé, nous plonge dans l’enfance douloureuse du XXe siècle. LE PELERIN

Synopsis

 

Ce film documentaire, construit à base d’archives, raconte l’effervescence de l’entre-deux-guerres, hésitant entre le communisme et le fascisme, puis oscillant du pacifisme au bellicisme.
En suivant l’itinéraire de trois intellectuels, amis proches devenus bientôt adversaires politiques – Pierre Drieu La Rochelle, Louis Aragon, André Malraux – il nous révèle une époque troublée, propice aux choix extrêmes.
Un film sur l’engagement et la montée de périls dans les années 1930

Extrait du film

Fiche technique

 

« ARAGON, MALRAUX, DRIEU LA ROCHELLE : D’UNE GUERRE A L’AUTRE »

Scénario et réalisation : François Caillat

Texte du récit dit par Jacques Bonnaffé

Montage : Martine Bouquin
Musique originale : Baptiste Bouquin

Production : Ina (Sylvie Cazin), France 3 (Florence Coppey, Dana Hastier)
En coproduction avec Images et Compagnie (Amélie Juan)
Avec la participation du Centre national du cinéma et de l’image animée
Avec le soutien de la PROCIREP – Société des Producteurs, et de l’ANGOA

55 minutes, France 3, 2012

Première diffusion : 8 octobre 2012 France 3

ISAN n° 0000-0003-0169-0000-4-0000-0000-P

À propos du film

PACIFISME ET ANTIFASCISME DANS LES ANNÉES 1930

PROLOGUE
Les Années 1920 : Une paix française.

En 1918, les soldats qui rentrent de la guerre oscillent entre la révolte et le dégoût.

L’épouvantable conflit a déconsidéré toutes les valeurs qui le portaient : la respectabilité bourgeoise, le patriotisme assassin, les prétentions morales. Comment croire encore à toute cette hiérarchie de caciques belliqueux et généraux galonnés qui ont organisé « la grande boucherie » ?

Louis Aragon, engagé en 1916, trois fois enseveli sous les bombes, revient plein de haine pour l’ordre établi. Avec André Breton, qu’il a rencontré sur le front, il s’engage dans le Dadaïsme aux côtés de Tristan Tzara.

La harangue, l’insulte et la provocation leur semblent les meilleures armes pour accabler le vieux monde qui a failli.

Pierre Drieu la Rochelle, lui aussi, a été blessé trois fois. En 14, il se définissait comme « germanophile et anglomane » au retour de voyages européens qui l’avaient ébloui. Quatre ans plus tard, il rejoint la vie civile avec un sentiment de dégoût et d’impuissance. Il a vécu la guerre comme une vaste duperie qui ruine tous les espoirs – même les plus héroïques. « Les pantalons rouges et pas de canons. Et pas de mitrailleuses non plus. Nous étions un foutu peuple ».

C’est ce foutu peuple qui a gagné la guerre.

Après quarante ans d’humiliations (défaite de 1870 et annexion allemande de l’Alsace-Moselle), la France tient enfin sa revanche.

L’ennemi héréditaire est défait. La nation célèbre son retour triomphal sur la scène européenne.

Les conditions de l’armistice sont très dures. C’est une paix de vainqueur.

Les Français se montrent intransigeants, formulant des revendications irréalistes que les Alliés tentent en vain de tempérer. Elles concernent le désarmement du vaincu et les réparations financières.

Les négociations vont durer plusieurs années.

Les exigences françaises sont à la mesure de l’épreuve passée. Le pays a perdu 1,3 million de tués et disparus. Les blessés sont innombrables. Les régions nord sont dévastées.

Pour conjurer un tel désastre, les Poilus sont consacrés héros. La France officielle élève partout des monuments. C’est l’heure de la déploration.

L’horreur quotidienne des combats est relatée par des rescapés comme Roland Dorgelès, qui a publié « Les Croix de bois » en 1919. Trois ans plus tôt, en pleine bataille, Henri Barbusse avait publié « Le Feu ».

Ces deux écrivains se proclament désormais pacifistes.

Durant ces années d’après-guerre, l’effroi l’emporte sur l’indignation. La peur reste palpable. On comprend mal la barbarie qui s’est accomplie.

Aragon et Drieu la Rochelle, jeunes écrivains récalcitrants aux sanglots, mettent toute leur flamme à détester ce monde mal fait.

Aragon, après le dadaïsme, fonde le surréaliste aux côtés de Breton.

Drieu la Rochelle, déjà attiré par Dada, côtoie aussi le surréalisme. Il se lie d’une vive amitié avec Aragon.

Les deux hommes manient le verbe avec ardeur. Ils se veulent littérateurs engagés, sans savoir vers quels extrêmes se tourner. Drieu s’intéresse à l’Action Française, Aragon lorgne plutôt vers les communistes.

Après les célébrations héroïques vient le temps d’un pacifisme plus serein.

Au milieu des années 1920, les signes de détente se multiplient entre les anciens belligérants : les Français évacuent la Ruhr, la Conférence de Locarno garantit quelques frontières, l’Allemagne est admise à la Société des Nations. On parle enfin de sécurité collective.

L’apogée est atteinte en 1928 avec un projet de paix perpétuelle signé par soixante-trois Etats. Le Pacte Briand-Kellog met la guerre « hors-la-loi ».

Le pacifisme correspond aux aspirations profondes des Français.

Il est unanime dans la population et dans tous les partis politiques. Il existe même dans l’armée puisque l’Allemagne ne menace plus.

Ce désir de paix n’élude pas les affrontements politiques, ni les coups de boutoir des nouvelles générations.

En 1927, Aragon entraîne ses amis surréalistes au Parti communiste. Il a l’espoir de réunir les deux projets avant-gardistes. Le PCF de cette époque est un parti marginal, porteur de thèses extrêmes.

Aragon cherche un répondant politique à ses turbulences littéraires.

Aragon, cette même année, se fâche avec son ami Drieu la Rochelle. C’est à cause d’un article malveillant, ou d’une femme partagée, on ne sait pas trop mais leurs chemins divergent soudain.

Bientôt, la politique les rendra ennemis.

Aragon rompt avec Drieu, mais Drieu se lie avec Malraux.

André Malraux, âgé de vingt-six ans, a échappé à la Grande Guerre et débute dans la littérature. C’est un esprit brillant et un homme séduisant comme Drieu. Une longue amitié débute entre les deux écrivains.

Elle ne se démentira jamais, malgré les différends politiques.

Drieu réfléchit à des solutions pour sortir la France de sa torpeur morale et éviter une nouvelle guerre.

Il se rapproche de la gauche du Parti Radical, puis fraie avec les milieux patronaux de droite du Redressement Français. Il oscille dans le balancier politique français parce que son vrai credo est européen.

Dans Genève ou Moscou (1928), il défend une position supra-nationale qui dépasserait les égoïsmes guerriers. « Mon cœur, nourri de Goethe et de Dostoïevski, filoute les douanes, trahit les drapeaux, se trompe de timbre-poste dans ses lettres d’amour. Je veux être grand et achever le monument européen pour la plus grande gloire du monde ».

L’Europe souhaitée par Drieu semble alors un espoir possible.

La paix s’est installée durablement.

L’Allemagne désarmée ne menace plus. La France accepte que son ancien ennemi revienne dans l’arène internationale, à condition qu’il s’acquitte de ses réparations. La dette est grande et doit être re-échelonnée, mais des plans successifs sont proposés pour un règlement final.

La décennie d’après-guerre s’achève ainsi sur des querelles financières. L’heure est à la conciliation, l’éventualité d’un conflit n’a jamais été aussi lointaine. Et si le Parlement décide de construire une « Ligne Maginot » à l’est du pays, c’est dans un geste purement défensif. La Ligne sera une clôture de protection pour décourager un possible agresseur.

De fait, l’armée est impréparée à un conflit : le matériel est obsolète, les stocks inexistants, et l’industrie inapte à la fabrication d’armes.

Qu’importe, puisque le sentiment de paix l’emporte de tous côtés.

C’est un souhait profond de l’époque.

 

Les Années 1930 : la montee des perils

Se réunir contre la guerre.

 

Au début des années 1930, Drieu la Rochelle poursuit son rêve européen. Il publie L’Europe contre les patries, qui donne la vision d’un continent lié par-delà les antagonismes des nations. Son projet est humaniste, de sensibilité socialiste.

Il imagine une Europe grande et libre.

L’Europe n’en est pas encore là, mais les tentatives se multiplient.

Une « Conférence du Désarmement » s’ouvre à Genève en février 32. Elle réunit les anciens belligérants et les membres de la Société des Nations.

Il s’agit de garantir la sécurité collective en Europe. Mais l’Allemagne manifeste de nouvelles ambitions.

Après 1918, l’Allemagne avait cédé aux exigences des Alliés de renoncer à son armée. Elle n’avait plus droit qu’à cent mille soldats, sans aviation ni matériel lourd. Elle avait accepté puisqu’elle était vaincue.

Il n’en va plus de même au début de cette décennie 1930.

L’Allemagne a rejoint le concert des nations et retrouvé une légitimité. Elle demande qu’on lui autorise une armée limitée ; ou sinon, qu’on désarme de concert tous les Etats européens – en particulier les Français.

Elle réclame une égalité des droits et des devoirs.

Les Français sont prêts à négocier, mais en position de force. Ils exigent que leur sécurité soit d’abord assurée. Le désarmement viendra après.

La Conférence va de difficultés en rebuffades. Les Allemands la quittent puis reviennent. Les positions semblent inconciliables et les capitales sont suspendues aux coups de théâtre des diplomates.

C’est la grande affaire du moment.

À Paris, les intellectuels se mobilisent.

Aragon et Malraux se joignent aux efforts de la nouvelle « Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires » (AEAR), fondée par le communiste Barbusse.

L’Association est pilotée en sous-main par le PCF, mais elle affiche des sensibilités politiques diverses. Elle réunit les intellectuels sur le thème fédérateur de la Paix. L’élargissement de la lutte aux non-communistes permet d’agglomérer les figures prestigieuses de l’époque.

Malraux devient l’un des représentants des « compagnons de route ».

Aragon est communiste depuis plusieurs années. Il est allé en URSS avec sa nouvelle femme, Elsa Triolet, et il en a rapporté un poème provocateur, Front Rouge : « Descendez les flics/ Camarades/ Descendez les flics (…)/ Feu sur Léon Blum/ Feu sur Boncourt Frossard Déat/ Feu sur les ours savants de la social-démocratie… »

Le poète désormais militant a abandonné la verve surréaliste. Ses amis du groupe, Breton en tête, ne vont pas tarder à l’excommunier. Qu’importe, sa nouvelle foi est au Parti.

Aragon, avec le PCF, s’accorde aux directives de Moscou : lutter pour la paix, en soutenant d’abord l’URSS menacée de « guerre impérialiste » par l’Europe ; dénoncer la « fascisation » des démocraties bourgeoises ; combattre sans merci la social-démocratie – en France : la SFIO socialiste de Blum.

Au sein du PCF, un homme récuse pourtant cette ligne frontale et souhaite une alliance avec les partis de gauche : Jacques Doriot, député-maire de St-Denis, héros de l’Internationale Communiste.

Il bataille, mais se fait circonscrire.

Deux mois après la création de l’association AEAR, un appel paraît dans L’Humanité, appelant à la tenue d’un « Congrès contre la guerre ».

L’appel veut « susciter une grande œuvre de ralliement, une vague de fond contre la guerre recommençante ».

Le Congrès s’ouvre à Amsterdam en août 32 et se poursuit en juin 33 à Paris, salle Pleyel, par un « Congrès européen contre le fascisme et la guerre » (les deux s’unifient en « Congrès Amsterdam-Pleyel »).

Les communistes, là encore, sont les vrais artisans du mouvement. Et pour eux, l’antifascisme vise d’abord les partis sociaux-démocrates ; et les menaces de guerre restent imputables aux démocraties bellicistes.

Les intellectuels pacifistes qui participent à ce mouvement supportent mal une telle distorsion de leurs objectifs. Un antifascisme si partisan ne plaît pas à tous, les ralliements sont souvent laborieux. Mais la cause de la paix vaut bien quelques messes….

Aragon est sur tous les fronts. Il croît dans la hiérarchie du Parti et entre à L’Humanité. Il devient aussi secrétaire de rédaction de la nouvelle revue Commune, éditée par l’association AEAR.

Malraux participe également à l’aventure.

Lors de la première réunion de l’association AEAR, il prononce un discours pour défendre Dimitrov, accusé à Berlin d’avoir incendié le Reichstag.

On est au début 1933.

Hitler vient d’accéder légalement au pouvoir.

En cette période où tous les Européens s’efforcent de croire à la paix, la menace nazie n’est pas encore très perceptible. Hitler est regardé comme un aventurier, son régime incapable de déclencher une guerre.

La revendication de paix semble encore une attitude possible, efficace.

Pourtant, très vite, la nouvelle Allemagne va transformer les relations internationales : elle quitte la SDN, puis la Conférence du Désarmement, elle rompt les pourparlers avec la France et se réarme clandestinement.

Un danger fasciste pour la France ?

Quelques semaines après les émeutes de février 34, Drieu la Rochelle proclame dans la revue La Lutte des jeunes qu’il est à la fois « socialiste » et « fasciste ». Il voudrait rassembler tous les révolutionnaires trahis, de gauche comme de droite, afin de lutter contre « la décadence matérialiste des sociétés modernes ».

Il publie bientôt un essai, Socialisme fasciste, où il prône « une politique de gauche avec des hommes de droite ». Il espère briser les carcans et rénover le débat idéologique français. Il poursuit sa dénonciation, débutée plusieurs années auparavant, de la médiocrité de la société de son temps.

C’est sur de telles injonctions que se reconnaissent les émeutiers qui participent à la journée du 6 février 34. Ils dénoncent un régime politique corrompu, ils parlent d’écoeurement et veulent régénérer la nation.

Peut-on pour autant parler d’un mouvement homogène ?

On trouve réunis, place de la Concorde, des manifestants animés de credo les plus divers : Croix-de-Feu du colonel de la Rocque (nationaliste et patriote), camelots de l’Action Française de Charles Maurras (royaliste pacifiste), militants du Faisceau de Georges Valois (fasciste historique, quoique fâché avec Mussolini)…

On découvre surtout, dans cette manifestation très mal organisée, l’effet d’une décomposition politique qui commence à s’opérer.

Ce qui réunit ces manifestants, c’est l’anti-parlementarisme, le sentiment que la démocratie est impuissante à résoudre les problèmes du jour.

En France, la revendication « fasciste » est une manière de déconsidérer la classe politique, de lui dénier toute compétence. C’est l’occasion, pour les dirigeants d’extrême-droite et leurs nombreux militants, de rejeter des partis traditionnels, avec leurs supposées combinaisons, leurs voleurs et leurs assassins.

Au-delà, il n’y a pas grand-chose. Rien qui s’apparente aux programmes structurés des régimes mussolinien ou nazi. Ni revendication belliciste ni projet conquérant. Aucun texte annonciateur qui fasse office de politique de gouvernement – si d’aventure ces mouvements venaient au pouvoir.

Ce que les fascistes français copient chez leurs voisins européens, c’est le recours à l’ordre, à la force, à l’autorité. Ils admirent surtout l’uniforme et le port du menton. Comme eux, ils aimeraient faire une révolution morale qui chasserait les escrocs du Palais-Bourbon.

Drieu la Rochelle, qui souhaite emprunter à la fois au socialisme et au fascisme pour refondre la morale politique, se situe dans cette mouvance.

Il reflète une désaffection pour la gouvernance des partis.

Cette crise de confiance existe aussi à gauche.

Au sein de la SFIO socialiste, les « néos » invoquent la réussite fasciste en Europe pour moderniser le vieux socialisme à la française.

Le Congrès du parti qui se tient à la Mutualité en juillet 1933 est l’occasion d’un projet de renouvellement dogmatique, emmené par Marcel Déat et quelques députés. Les « néos » combattent le décalage entre le discours socialiste traditionnel et la menace fasciste. Aussi proposent-ils de bâtir un « régime intermédiaire » capable de prendre de vitesse l’adversaire.

Le programme tient en trois mots : « Ordre, autorité, nation »…

Cette confusion se retrouve chez les radicaux. Gaston Bergery, le jeune espoir du parti, part fonder un nouveau mouvement, le Front Commun, avec des dissidents venus d’autres horizons. Il veut, lui aussi, emprunter certains caractères au fascisme pour mieux le combattre…

En 34, « le fascisme » est devenu une référence obligée.

Il a mille têtes que chacun croit reconnaître et utilise à son gré.

Il sert de modèle ou de repoussoir. On l’exalte ou on l’exècre.

Dans tous les cas, il agit comme un puissant stimulant.

… Et du coup, il s’invite fermement dans le débat pacifiste.

Désormais il faut penser l’un, mais sans oublier l’autre : on ne peut plus être pacifiste sans être antifasciste.

L’articulation, pourtant, n’est pas si simple. Car l’extrême-droite française, on le verra, peut se montrer aussi pacifiste que la gauche…

Les réponses de la gauche au fascisme.

À Paris, un Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes, CVIA, se crée à la suite des émeutes de la Concorde. Les promoteurs sont proches des trois partis de gauche – SFIO socialiste, Parti radical, PCF – mais le Comité en reste indépendant.

Le texte fondateur est un manifeste adressé « Aux Travailleurs ». Son succès est immédiat, il recueille des milliers de signatures.

Partout en France, des rassemblements sont organisés et des pétitions lancées pour répondre à la démonstration de force de l’extrême-droite.

Aragon s’implique avec les communistes. Rédacteur à L’Humanité, il accompagne au printemps 34 le changement de cap politique du PCF.

À Moscou, l’Internationale Communiste a décidé une nouvelle ligne. Après la tactique frontale, qui excluait toute alliance avec les autres partis de gauche, un rapprochement est maintenant conseillé. Le jeu parlementaire est accepté.

En juillet, Maurice Thorez signe avec la SFIO socialiste un pacte d’unité d’action. En octobre, il demande officiellement à la SFIO d’envisager la constitution d’un « Front Populaire pour le pain et la liberté contre le fascisme et la guerre ». Le Parti radical est, lui aussi, convié.

C’est le grand tournant du PCF.

Désormais le pacifisme ne combat plus « l’impérialisme » des démocraties bellicistes ; et l’antifascisme ne vise plus le « social-fascisme » des partis de gauche. L’ennemi se situe clairement à droite, et dans les dictatures.

L’antifascisme de masse est né. Il est maintenant démocratique et repose sur des alliances élargies.

Le nouveau « Front Populaire » a de beaux jours devant lui.

Aragon a trouvé sa vraie famille dans ce Parti Communiste qui sort de son isolement et devient un pôle reconnu de la démocratie française.

Thorez est son nouveau mentor.

À l’été 34, Aragon part pour Moscou. Il y rejoint Malraux.

Malraux est devenu célèbre depuis qu’il a reçu le Prix Goncourt 1933 pour La Condition humaine. Depuis, on fait appel à lui pour toutes les causes.

En janvier, il est allé avec Gide à Berlin pour demander la libération de Dimitrov, emprisonné par les nazis.

Avec Gide, il retrouve maintenant Aragon à Moscou.

Les écrivains français assistent au Congrès des Ecrivains Soviétiques. Ils écoutent Jdanov élaborer la nouvelle doctrine du réalisme socialiste. Ils discourent sur la culture au service des travailleurs.

Malraux prononce son discours : « L’art est une conquête ».

Malraux reste ensuite en URSS, où il voyage avec sa femme Clara.

Il donne des entretiens à la Pravda, il rencontre Staline. L’écrivain compagnon de route des communistes se complaît dans la ligne officielle.

Au printemps suivant, Malraux retrouve ses amis pour le « Congrès international des écrivains pour la défense de la Culture », qui se tient qui au Palais de la Mutualité de Paris.

Le Congrès est organisé par l’AEAR – l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires, qu’on avait vu fondée à Paris en 1932. Il réunit des intellectuels venus du monde entier : Malraux et Aragon côtoient Huxley, Brecht et Tolstoï.

Durant ce congrès, on parle essentiellement de culture.

Les congressistes se demandent si la culture peut servir de rempart à la guerre. Ils parlent de « barbarie fasciste », concluent à l’impossibilité de parler de « culture national-socialiste » ; et certains se demandent même si la littérature ne doit pas avoir désormais pour fonction de dévoiler au monde le véritable visage du Troisième Reich.

La littérature se retrouve prise dans les filets de l’antifascisme. Comme le pacifisme.

Aragon croise ici, et pour la dernière fois, ses anciens amis surréalistes. Breton est venu à la Mutualité. Il veut utiliser la tribune du Congrès pour dénoncer le stalinisme.

On le met à l’écart.

Pour beaucoup, devant la menace fasciste, l’URSS doit être préservée des critiques.

Pendant ce temps, Drieu la Rochelle continue de rêver d’une Europe au-dessus des nations, où se croiserait le meilleur des idéologies.

Le stalinisme lui semble « un demi-socialisme ». Le fascisme lui semble aussi « un demi-socialisme, fragile certes, mais combien prometteur ! »

Début septembre, il assiste à Nuremberg au congrès du parti nazi.

Fascisme et guerre à l’italienne.

À son retour d’Allemagne, début octobre 34, Drieu la Rochelle signe un texte « Pour la défense de l’Occident et la paix en Europe ».

Le manifeste, publié dans le journal Le Temps, soutient les visées de l’Italie en Ethiopie. En effet, depuis le début de l’année, Mussolini revendique et promet d’annexer. Il s’imagine nouvel empereur romain.

La posture martiale du Duce ne déplait aux nombreux signataires qu’on trouve aux côtés de Drieu. Ce sont tous des dirigeants ou intellectuels de droite : Maurras, Valois, Marcel Aymé, Robert Brasillach…

Le texte dénonce « la dangereuse fiction de l’égalité absolue entre toutes les nations », « le faux universalisme juridique qui met sur un pied d’égalité le supérieur et l’inférieur, le civilisé et le barbare ».

Il décrit l’Ethiopie comme « un amalgame de tribus incultes » et soutient Mussolini pour éviter « un attentat irrémissible contre la civilisation d’Occident ».

La réaction des intellectuels de gauche ne tarde pas.

Aragon et Malraux signent un texte dans le journal L’œuvre, en compagnie de Romain Roland, Gide, et 8500 membres du Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes (CVIA).

Les écrivains, en réponse aux littérateurs de droite, s’étonnent « de trouver sous des plumes françaises l’affirmation de l’inégalité des races humaines ». Ils demandent au gouvernement de rester fidèle à la SDN et de préserver la paix menacée par les visées italiennes.

Ce texte de gauche – comme celui de droite qui exige « la défense de l’Occident » – éclairent la nature du débat qui agite les esprits en ces années 1934/35. On disserte sur l’égalité – ou l’inégalité – des races et des nations, on parle de civilisation et de barbarie, on réfléchit à une possible définition de l’esprit occidental. Et l’éventualité d’une guerre est analysée dans le prisme de ces thèses.

Le débat reste encore largement culturel. Il n’est pas encore pris sous la mitraille. Ce temps viendra bientôt.

Pour autant, c’est une guerre bien réelle qui débute en Ethiopie.

À la fin 1935, un incident de frontière entre l’Erythrée et l’Ethiopie donne à Mussolini le prétexte attendu pour son intervention. Refusant les recommandations de la SDN et l’arbitrage franco-anglais, il engage les opérations militaires.

Les grands choix de 36.

En mai 36, Aragon participe avec son parti à la victoire électorale du Front Populaire. Thorez incarne la nouvelle stratégie d’alliance des communistes avec les démocrates de gauches, socialistes et radicaux. Le PCF reste toutefois à l’extérieur du gouvernement Blum.

Drieu la Rochelle fête, lui aussi, sa propre conversion politique. Il adhère au nouveau Parti Populaire Français, PPF, que crée alors Jacques Doriot. Il devient membre du comité central et éditorialiste renommé de son journal L’Emancipation Nationale.

Doriot, l’étoile montante du Parti Communiste, s’en est fait exclure après une suite de divergences croissantes. Il avait préconisé trop tôt la stratégie de front populaire, quand Moscou n’en voulait pas. Il s’est ensuite affronté avec Thorez sur la question des alliances. Il dénonce maintenant un nouveau communisme « belliciste ».

Son attirance pour les idéologies autoritaires de droite semble inéluctable.

Doriot est devenu le renégat du PCF, mais son ascension se poursuit avec le PPF de manière spectaculaire.

Drieu la Rochelle a trouvé son mentor. Il écrit un essai laudateur : Doriot ou la vie d’un ouvrier français.

À l’autre bout de l’échiquier politique, Aragon loue les succès de Thorez.

Drieu avec Doriot, Aragon avec Thorez : les deux écrivains, amis intimes dix plus tôt, sont devenus d’irréductibles ennemis.

Aragon est maintenant est du côté du pouvoir qui dirige le pays.

À l’été 36, le Front Populaire est mis en émoi par la rébellion franquiste.

Déjà, trois mois plus tôt, l’occupation de la Rhénanie par l’Allemagne avait alarmé les partisans de la paix – d’autant que la France n’avait pas réagi à cette entorse aux règlements de 1918.

L’inquiétude s’était poursuivie en mai, avec l’entrée des troupes italiennes à Addis-Abeba.

Des bruits de botte résonnent maintenant dans trois pays limitrophes de la France – Allemagne, Italie, Espagne.

Au sein du gouvernement, des graves dissensions surgissent à propos de l’Espagne. Les premiers succès de Franco mettent les dirigeants pieds au mur. Faut-il intervenir pour aider la république espagnole ?

Les radicaux sont, dans leur majorité, hostiles à toute intervention.

Les socialistes de la SFIO, eux-mêmes divisés, temporisent. Léon Blum penche pour un soutien limité, puis se résout à une neutralité générale. Il propose un accord de « non-intervention » qui sera accepté par vingt-cinq pays, dont l’Allemagne et l’Italie.

Le 6 septembre 36, Blum prononce un célèbre discours (Luna Park) pour justifier sa politique : « Dites vous que cette conduite qu’on nous reproche (…) a peut-être, à une ou des heures particulièrement critiques, écarté de l’Europe le danger d’une conflagration générale. »

Aragon, comme tous les communistes, exige une aide militaire.

Dès le mois d’août, Thorez a lancé sa campagne « Des canons, des avions pour l’Espagne ! » Le Parti met bientôt en place l’organisation des Brigades Internationales, dont la création a été décidée par le Komintern.

La poursuite de la guerre, et l’arrivée d’une aide massive de Hitler et Mussolini à la rébellion, ravivent les contradictions de la gauche.

Une dissociation commence à s’opérer entre pacifistes et antifascistes.

Les premiers dénoncent l’antifascisme comme une nouvelle forme de nationalisme ou de bellicisme. Ils voient l’influence de Moscou et ne veulent pas se laisser entraîner Ils prônent la non-intervention en Espagne et répugnent à une confrontation directe avec l’Allemagne hitlérienne.

Ce courant réunit les radicaux, et une partie des socialistes derrière Paul Faure. Les pacifistes intégraux se recrutent aussi dans le monde associatif et syndical, notamment au puissant SNI (Syndicat des Instituteurs).

Les antifascistes, à l’inverse, prônent le combat, même militaire, comme seul moyen de sauver la démocratie. C’est la position du PCF, de fractions de la SFIO, du syndicat CGT, et des intellectuels qui ont quitté le CVIA (Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes).

Chez les intellectuels, en effet, les divergences ne sont pas moindres. Au CVIA les débats montrent la difficulté de conjuguer un antifascisme de combat avec le type de pacifisme pratiqué jusqu’alors.

Les déchirements portent sur l’Espagne et sur l’Allemagne – une partie du Comité réclamant la fermeté face à Hitler, même au prix d’une guerre.

Le CVIA ne résiste pas à ces antagonismes. Une fraction de militants s’en va, emmenée par Langevin, co-fondateur du mouvement.

Malraux n’a pas ces états d’âme.

L’écrivain choisit d’autres tribunes que les congrès. Dès juillet 36, il a tout laissé pour rallier la République espagnole.

Sur place, il créée l’escadrille España, avec le concours d’aviateurs bénévoles, aussi casse-cou que lui. Il participe aux bombardements de Medellin et d’Olmedo. Pendant six mois, il vit une expérience intense, qui lui inspirera son roman L’espoir.

L’arrivée en Espagne des Brigades Internationales, au début 1937, puis la reprise en main de l’armée républicaine par les conseillers soviétiques, met un terme à cette aventure. Malraux est écarté de ses responsabilités et redevient un écrivain sans fusil.

Malraux a prouvé, durant ces quelques mois, ce que signifiait la notion d’intellectuel engagé. Mais par les temps qui viennent, il vaut mieux agir sous le couvert des partis.

Malraux, combattant solitaire, héros romantique, cède devant le poids des appareils. Son confrère communiste Aragon ne risque pas un tel sort – sauf à déplaire à Staline, mais il s’en garde bien.

Au risque de l’Espagne.

Malraux est revenu à Paris écrire son roman L’Espoir, inspiré de l’aventure espagnole.

Aragon entre au comité directeur de Commune, « revue littéraire française pour la défense de la culture », qui veut mobiliser pour la défense de la République espagnole.

En décembre, la revue publie une « Déclaration des intellectuels républicains au sujet des événements d’Espagne ».

Aragon et les co-signataires lancent un appel « à l’opinion française et à la conscience universelle ». Ils déplorent l’aide apportée par l’Allemagne et l’Italie aux Franquistes, malgré l’accord international. Ils rappellent qu’ils avaient accepté la non-intervention pour empêcher la division fatale de l’Europe en deux camps. Ils demandent maintenant au gouvernement français de rétablir des relations (au moins commerciales) avec la république espagnole.

« La neutralité ne doit pas être une duperie ».

Tous les métiers intellectuels et artistiques ont signé : l’architecte Le Corbusier, le cinéaste Marcel Carné, le compositeur Georges Auric… et même Tristan Tzara : le fondateur du dadaïsme a rejoint son ex-comparse Aragon pour secourir l’Espagne.

Aragon et Tzara se retrouvent quelques mois plus tard au deuxième Congrès de « l’Association internationale des Ecrivains pour la Défense de la Culture », qui se tient à Valence et Madrid.

Cette Association avait été créée à Paris, lors d’un précédent Congrès en 1935. C’est maintenant en Espagne, lieu symbolique s’il en est, que se retrouve au début de l’été 37 toute l’intelligentsia antifasciste mondiale.

En deux ans, pourtant, la tonalité a bien changé. Le congrès de 1935 était traversé par une réflexion existentielle sur l’engagement pour la paix. L’espoir existait encore que la guerre soit écartée. Le pacifisme prévalait sur l’antifascisme.

En 1937, c’est un « congrès en guerre », affirmant son soutien au camp républicain. Les discours sont combatifs, très politiques, adressés à un public souvent composé de soldats. On n’y parle plus d’humanisme ou de culture, mais d’un ennemi mortel auquel chacun doit faire face

Les intellectuels, pour la première fois, sont sur la ligne de front.

C’est l’antifascisme par les armes.

La prédiction lancée par Malraux au précédent congrès de 1935 se trouve maintenant vérifiée : « Camarades de mon âge, vous ne mourrez peut-être pas de la guerre, mais vous ne mourrez pas sans avoir vu la guerre »

Malraux est venu assister, lui aussi, à ce congrès espagnol.

Il part ensuite séjourner dans les Pyrénées avec son amour secret, Josette Clotis.

Malraux continue de correspondre avec Drieu la Rochelle. Les deux écrivains restent très liés, malgré leurs parcours divergents.

Et l’Espagne devient un fort motif de discorde.

Drieu achève alors la rédaction de son roman Gilles. Le héros, double de l’auteur, incarne une génération intellectuelle aux prises avec l’époque.

En 1937, justement, Gilles part s’engager aux côtés des Franquistes.

Gilles contre L’Espoir.

Drieu et Malraux, par héros interposés, se font la guerre d’Espagne.

Quelque temps après le congrès de Valence-Madrid, Drieu la Rochelle signe un appel publié dans Occident, bimensuel franco-espagnol.

Le texte s’intitule : « Manifeste aux intellectuels espagnols ». Il affirme sa solidarité avec la culture espagnole, menacée « d’engloutissement » par le communisme international.

« Nous ne pouvons faire autrement que de souhaiter le triomphe en Espagne de ce qui représente actuellement la civilisation contre la barbarie, l’ordre et la justice contre la violence, la tradition contre la destruction, les garanties de la personne contre l’arbitraire (…) Notre but est de montrer aux peuples et aux gouvernements que la vraie France et la vraie Espagne sont et restent unies. »

Les signataires, bien qu’ils déclarent « Nous nous plaçons au-dessus de toute politique », sont clairement situés à droite.

Aux côtés de Drieu, on trouve les écrivains Léon Daudet et Paul Claudel, mais aussi Charles Maurras et quelques figures qui deviendront célèbres sous la Collaboration, comme Abel Bonnard ou Philippe Henriot.

Le thème fédérateur est l’anti-communisme.

Drieu la Rochelle est pleinement engagé dans ce camp.

Il publie Avec Doriot, nouvel essai sur son mentor du PPF.

Munich, les derniers beaux jours du pacifisme.

En octobre 38, un mois après les accords de Munich qui ont abandonné les Sudètes à Hitler, Drieu la Rochelle écrit : « Vivre plus vite et plus fort, cela s’appelle aujourd’hui être fasciste ».

Le fascisme invoqué par Drieu la Rochelle, celui qu’il appelle de ses vœux, c’est un fascisme français adossé sur une Allemagne victorieuse, apte à pacifier l’Europe, à la régénérer.

Une nouvelle culture pourrait naître à ce prix-là.

En 38, ils ne sont pas nombreux à penser comme Drieu.

La plupart cherchent au contraire une solution pour contrer l’ascension de Hitler, avec ou sans la guerre. De préférence sans.

Et tous ont consenti – ou applaudi – aux accords de Munich.

Tous, sauf les communistes.

Aragon, avec le PCF, dénonce les accords signés par Daladier. Il demande que les démocraties occidentales s’unissent à l’URSS pour s’opposer à l’expansionnisme nazi.

La position anti-munichoise du Parti Communiste lui vaut d’être traité de « fauteur de guerre » par les autres mouvements, de gauche comme de droite. De fait, dans le champ politique français, c’est le seul parti qui défende une position tranchée : aucune paix possible avec le fascisme.

Chez tous les autres, Munich accentue les contradictions. C’est le point de tension extrême entre le pacifisme et l’antifascisme, requalifié désormais en anti-hitlérisme. C’est le dernier moment où les deux combats, les deux pensées co-existent encore – quoique difficilement – dans les appareils et dans les esprits.

Ensuite, il faudra faire un choix.

Tous les partis sont pris dans la tourmente.

Le Parti radical, parti de Daladier au pouvoir, est divisé entre les pacifistes et les partisans de la fermeté.

Les uns veulent l’apaisement et dénoncent le « bellicisme démagogique » des communistes ; les autres pensent qu’un répit est nécessaire parce que le pays n’est pas encore prêt à faire la guerre.

Ils sont tous munichois, mais pour des raisons opposées.

La SFIO socialiste est, elle aussi, écartelée.

Une tendance, derrière Paul Faure, accompagne son pacifisme traditionnel d’un anticommunisme virulent.

L’autre, derrière Léon Blum, pousse le parti à la fermeté.

Les deux camps s’accusent d’« antifascisme belliqueux » et de « pacifisme bêlant », la scission est évitée de justesse.

Le clivage se retrouve dans les syndicats, notamment à la CGT, où les uns veulent organiser un front antifasciste, quand les autres résument ainsi leur pacifisme intégral : « Plutôt la servitude que la guerre. Parce que la servitude, on en sort ; et que la guerre, on n’en revient pas »…

La droite nationaliste est, elle aussi, nouée de contradictions.

En septembre 38, juste avant Munich, une manchette barrait la première page du journal de l’Action Française : « A bas la guerre ! »

Maurras, germanophobe par tradition, reste pourtant pacifiste. Mais il dénonce le désarmement du pays, dont il rend la gauche responsable.

Au Parti Social Français (PSF, premier parti de France, qui a remplacé le mouvement dissous des Croix-de-Feu), le Colonel de la Rocque est hostile à Hitler et crie son patriotisme. Mais il prône, lui aussi, la prudence.

On n’en finirait pas d’énumérer les contradictions des partis politiques. La ligne de partage ne recouvre pas l’opposition droite/gauche. Elle traverse tous les camps, pour des motifs divers.

Un seul point commun peut réunir les partisans inconditionnels de la paix, de droite comme de gauche : l’anticommunisme. Cette dimension est très présente dans le consentement munichois. Pour certains dirigeants, cela va jusqu’au calcul risqué : sauver la paix à tout prix, quitte à abandonner l’Europe centrale à Hitler, permettra de faire obstacle à l’URSS.

Aragon et ses amis, qualifiés de « moscoutaires », deviennent en cette fin 1938 l’objet de la vindicte publique.

L’échec d’une tentative de grève générale accentue l’isolement du PCF. La répression policière et patronale qui s’ensuit sonne le glas des acquis du Front Populaire.

Aragon et tous les « camarades » voient s’éloigner les espoirs de 36.

Veillée d’armes.

Le 23 août 39, Aragon écrit dans le quotidien communiste Ce soir, dont il est le rédacteur en chef. Son éditorial répond à la nouvelle stupéfiante qui vient de tomber sur les téléscripteurs : la signature d’un pacte militaire entre l’URSS et l’Allemagne nazie.

« Silence à la meute antisoviétique !, s’exclame Aragon. Le pacte de non-agression avec l’Allemagne, imposé à Hitler, c’est le triomphe de la volonté de paix soviétique. »

Aragon, comme tout militant du PCF, doit pourtant être ébranlé par ce pacte qui reconfigure soudain les analyses. Comment expliquer l’alliance du Parti frère avec le fascisme combattu depuis des années ? Pourquoi ne pas avoir été même prévenu ?

L’émoi au sein du PCF devient furie à l’extérieur. Tous dénoncent un coup de poignard dans le dos du patriotisme français.

L’hallali est aussitôt sonné contre les communistes.

Le journal d’Aragon est saisi. Toute la presse communiste est interdite de publication. Le PCF est mis hors la loi et ses députés dépossédés de leurs mandats. Plusieurs dirigeants sont emprisonnés.

Aragon se réfugie à l’ambassade du Chili chez son ami, le poète Neruda.

Quelques jours plus tard, quand l’Allemagne attaque la Pologne, la France déclare la guerre.

C’est la conclusion logique des derniers mois.

En mars, les troupes allemandes étaient entrées à Prague pour dépecer la Tchécoslovaquie. Depuis, la France avait renoncé à toute conciliation avec Hitler. L’heure n’était plus à la volonté de paix.

Après la signature en août du pacte germano-soviétique, la détermination allemande a repris. Et le jeu des alliances a fait le reste.

Désormais, la certitude d’un affrontement n’échappe plus à personne.

Pour défendre encore la paix, il n’y a plus qu’une poignée de pacifistes irréductibles et le PCF défait.

Les communistes, malgré leur sentiment, ne veulent pas déserter.

Aragon, mobilisé comme médecin-auxiliaire, rejoint aussitôt son régiment.

Il se fond dans la cohorte des millions de Français résignés.

Malraux, à l’inverse, éprouve des difficultés à se faire accepter comme engagé volontaire. On finit par l’incorporer en novembre dans une unité de chars, à Provins.

Pour les deux hommes, la conclusion est amère. Pendant dix ans, ils ont lutté pour la paix et contre le fascisme. Ils ont maintenant la guerre. Et ils auront bientôt le nazisme.

Le troisième homme, Drieu la Rochelle, est le seul heureux d’entre eux.

Il attendait la guerre pour dégager l’horizon. Il souhaite maintenant que la tourmente fasse enfin surgir une culture purifiée.

 

Epilogue : LA PAIX ALLEMANDE

 

La France est défaite en quelques semaines de mai 40.

Aragon, avant d’être fait prisonnier, s’est bien battu. Il est décoré de la Croix de guerre et de la médaille militaire.

Malraux, lui aussi, est fait prisonnier. Sa guerre a été brève et absurde : « Nos chars de Provins étaient hors d’état de nous porter hors du polygone d’entraînement. En mai nous avons fait mouvement à pied (…) et le 16, nous étions faits prisonniers comme des fantassins. »

En matière de blindés, les stratèges n’avaient pas suivi les conseils avisés du commandant De Gaulle. Malraux aura l’occasion d’en reparler plus tard avec le Général…

Malraux et Aragon parviennent à éviter la captivité en Allemagne.

Ils vont se réfugier en zone libre : Malraux dans le sud-ouest, Aragon sur la Côte d’Azur.

Ils vivent une période attentiste, comme tant d’autres Français. C’est le début du Maréchalisme, dont peu prévoient la dérive ultra-réactionnaire.

Aragon écrit et publie. Il subit les contradictions de son parti.

Le PCF vit une situation paralysante : Thorez est à Moscou – en paix avec l’Allemagne – et l’appareil dénonce officiellement la « guerre impérialiste » qui a mené la France à la défaite ; mais simultanément, des militants communistes accomplissent en territoire occupé des actes de sabotage.

Mais l’heure n’est pas encore à l’affrontement.

Le Reich est triomphant. En France, le mot « paix » a retrouvé tout son lustre. C’est la paix des vainqueurs, acceptée par Vichy en expiation des « mensonges qui ont fait tant de mal ». C’est la Pax germanica souhaitée par les authentiques fascistes, les jeunes idéologues de Je suis partout (Brasillach, Rebatet, Cousteau), ou les adeptes d’une culture européenne renouvelée sous direction allemande, comme Drieu la Rochelle.

Depuis la défaite, Drieu la Rochelle a vu ses espoirs exaucés. Il a pris la direction de la prestigieuse NRF – où il publie notamment Les voyageurs de l’Impériale d’Aragon. Il écrit aussi dans des journaux collaborateurs et vante la situation présente : le « socialisme fasciste ».

À l’automne 41, il entreprend un « Voyage en Allemagne » avec quelques écrivains engagés : Brasillach, Chardonne, Jouhandeau. Le voyage, piloté par la Propaganda nazie, comporte un séjour dans la ville de Goethe et une entrevue avec le Dr Goebbels.

Drieu et ses amis offrent leur talent à la nouvelle culture continentale. Pour eux, l’Europe a trouvé son centre de gravité avec l’Allemagne nazie.

C’est vrai que, jusqu’en 1942, l’Europe semble avoir trouvé son maître.

Les combats d’avant-guerre semblent loin. L’antifascisme, le pacifisme…

Drieu la Rochelle poursuit son amitié avec Malraux.

Les deux hommes se rencontrent à Paris. Drieu accepte d’être le parrain du garçon que Malraux a eu avec Josette Clotis.

Drieu refuse en revanche de poursuivre l’édition d’Aragon à la NRF. Les contacts sont rompus, l’écrivain communiste a pris le virage de son parti. Depuis l’invasion de l’URSS par l’Allemagne, le PCF clandestin prône la résistance armée.

Aragon devient le poète partisan, l’écrivain des combattants.

Le conflit est maintenant clair et les lignes se reforment : la paix signifie l’abdication devant l’ennemi, le combat doit reprendre.

Dans toute l’Europe, le grand tournant de la guerre se joue en 1942/43.

Pour Aragon, la lutte anti-nazie ravive le credo de l’antifascisme – celui du Front Populaire et de la guerre d’Espagne. Le poète chante sur tous les tons l’engagement militant, de La Patrie des cent visages à La Chanson du franc-tireur.

Il organise clandestinement la Résistance dans les milieux intellectuels.

Malraux retrouve aussi son esprit insoumis d’avant-guerre.

Il noue des contacts avec la Résistance dès l’automne 43. Il rejoint bientôt le maquis et prend le nom de « Colonel Berger ».

À Paris, Drieu commence à éprouver quelques désillusions. Il doute que le nazisme mène au socialisme espéré et confie à son Journal une admiration secrète pour Staline…

La vie romanesque de Malraux ne se ralentit pas.

En juillet 44, il est arrêté par les soldats allemands lors d’un mitraillage, emprisonné et malmené, puis libéré par un coup de force des maquisards du groupe Jean-Pierre Vernant.

En septembre, il prend la direction d’une « Brigade indépendante d’Alsace-Lorraine » créée par un groupe d’Alsaciens menés par un ex-militant de l’Action Française…

Il part alors combattre pour la libération de l’Est de la France, débutant ici un long chemin aux côtés du Général De Gaulle.

Le couple Malraux/De Gaulle, qui en étonnera plus d’un, trouve sa source dans cette époque héroïque de la guerre.

Malraux restera fidèle au Général jusqu’à sa mort.

Le 15 mars 45, la Brigade Malraux est dissoute pour être incorporée aux armées régulières alliées.

Ce même jour, à Paris, Drieu la Rochelle se suicide.

Drieu était recherché pour faits de collaboration et risquait l’exécution. Il avait refusé une offre de Malraux, disposé à l’aider.

Drieu la Rochelle disparaît un mois après la mort de Doriot, le chef du PPF auquel il avait offert sa plume et son admiration.

Doriot meurt sous uniforme allemand, encore nourri de projets.

Drieu se tue sans aucune illusion.

Aragon, quant à lui, est revenu à la vie civile dès la Libération de Paris. Il retrouve bientôt Thorez, rentré de Moscou et remis à la tête du PCF.

L’écrivain est promu poète officiel des combattants de l’ombre.

Une nouvelle époque commence.

De nos trois écrivains, il n’en reste plus que deux.

Leur vie après 1945 aura peu de points communs avec ce qui s’était passé avant-guerre.

François Caillat

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