La Quatrième génération

François Caillat réussit l’exploit de nous parler de nous en nous parlant de lui : de la famille en général, en observant la sienne. (Télérama)

Tout le talent du réalisateur consiste à insuffler une dimension romanesque et testimoniale digne d’un Balzac. (Le Monde)

Synopsis

 

“ La Quatrième génération ” raconte l’histoire d’une famille mosellane liée au commerce du bois : son ascension et son déclin, de 1870 à nos jours.

Cette saga familiale est emblématique parce qu’elle reflète l’aventure d’une région et les aléas de sa prospérité.

Elle révèle aussi une étrange destinée nationale : celle de tous les Lorrains qui, en un siècle, ont vécu cinq fois écartelés entre leur identité française et leur annexion à l’Allemagne.

La quatrième génération – à laquelle appartient le réalisateur – est celle qui vient “ après ” : lorsque tout est joué, et qu’il ne reste que le souvenir.

Extrait du film

Fiche technique

 

Titre original : « LA QUATRIEME GENERATION »
80 minutes, couleur, stéréo, France, 1997

Scénario et réalisation : François Caillat

Image : Jacques Besse
Son : Pascal Despre

Montage : Jean-Pierre Pruihl et Emmanuelle Thibault
Mixage : Brigitte Veyron

Format de tournage :
Beta SP, super 8
4/3

Production :
Gloria Films (Isabelle Pragier, Laurent Lavolé)
INA (Claude Guisard)
Image Plus (Dominique Renauld)
Avec la participation de ARTE (Thierry Garrel, Luciano Rigolini)
et du Centre National de la Cinématographie

Première diffusion : 15 octobre 1997, ARTE (case « La Lucarne »)
Rediffusions dans la case « Grand Format »

Première présentation public : Festival Cinéma du réel, 1998, en compétition
Prix Louis Marcorelles

Entretien :

« La mémoire d'une famille »

entretien avec François Caillat

Georges Heck : Quelle place prend ce film dans votre travail ?

François Caillat : “La Quatrième génération” est un point de bascule. D’un coup j’ai trouvé mes marques, fruit d’un long travail effectué auparavant. Le film est un travail sur la mémoire, le passé, l’histoire. Une histoire familiale d’un côté, l’Histoire de l’autre. Ces deux choses m’ont toujours intéressé mais c’est la première fois, à travers ce film, que je suis arrivé à les lier, à trouver un angle d’attaque qui me satisfaisait. Ce film est pour moi fondateur.

GH : Comment avez-vous travaillé par rapport aux non-dits, à ce qui a du mal à se transmettre entre les générations, les secrets…

FC : Dans n’importe quelle famille, il y a du non-dit pour des raisons faciles à deviner : d’une génération à l’autre, on n’a pas toujours envie de tout dire, et certaines choses disparaissent souvent dans la tombe avec celui qui les détenait. Il est intéressant de constater que ce non-dit se retrouve aussi dans l’Histoire. La tâche de l’historien est de travailler sur cette zone d’ombre. Évidemment, je ne travaille pas avec les mêmes outils que l’historien, mais il y a des similitudes : du côté de la famille, il s’agira souvent de trouver le cadavre caché dans l’armoire ; l’historien, lui, travaille sur des amnésies collectives, qu’on connaît bien pour notre histoire de France. Dans les deux cas, il y a quelque chose en commun : c’est travailler sur une zone d’indétermination. Et c’est cela qui m’a intéressé sur le film : essayer de fabriquer des images, des mots, des séquences dramaturgiques qui permettent de reformuler le non-dit.

GH : Quelle est la part de la Lorraine dans cette histoire familiale ?

FC : La Moselle – une partie de la Lorraine, pas sa totalité – a été annexée deux fois par les Allemands. Il en résulte une histoire assez chaotique dont les habitants sont ressortis avec un sentiment mêlé de culpabilité et de paranoïa. Culpabilité d’avoir changé à plusieurs reprises de nationalité, d’avoir eu un statut très particulier. Paranoïa, parce qu’ils se sentent toujours incompris des autres Français. Ce qui est intéressant dans cette dualité, c’est qu’elle est vécue, non pas à un niveau individuel, mais à un niveau culturel.

GH : Le rapport à l’industrie est très présent dans votre film ?

FC : La scierie de mes aïeux, dont la structure familiale et capitaliste était emblématique de l’industrie française de l’époque, avait un côté paternaliste, avec ses bons et surtout ses mauvais côtés. La spécificité historique de telles structures était de s’étaler sur trois, au mieux quatre générations, avec une ascension et un déclin très marqués. Le titre de mon film fait explicitement référence au dicton « La première génération fonde l’affaire, la deuxième la développe, la troisième la coule ». Même si ce n’est pas exactement ce qui s’est passé pour ma famille, les entreprises familiales ne duraient pas plus, et cela parce qu’elles restaient à échelle humaine.

GH : Quel regard avez-vous porté sur les trois générations qui vous ont précédé, et qui ont disparu ?

FC : Par le film, on constate leur disparition et en même temps on les fait revivre – mais sans les ressusciter. C’est troublant de mettre en scène des gens qu’on a aimés (comme mes parents, ou grands-parents), de faire vivre des aïeux qu’on n’a pas connus. Mais c’est aussi très inquiétant de se retrouver face à toutes ces personnes, ce peuple de fantômes. Cela remue énormément.

GH : Et ceux qui restent ?

FC : Ceux de ma génération sont très contents du film, il représente une trace de leur famille. Ils sont contents que quelqu’un se soit chargé de le faire. D’un autre côté, ils se sentent dépossédés, car chacune de nous est dépositaire de cette histoire, de sa propre histoire. Celui qui a raconté l’arbre généalogique se l’est approprié, et les autres se sentent frustrés. Faire un film sur sa famille, c’est à la fois représenter tous les autres et aussi prendre le risque de mal les représenter. Les sentiments sont mêlés, contradictoires.

GH : Le fait que ce film sur votre famille soit diffusé en public ne rajoute-t-il pas à la confusion ?

FC : Est-ce de l’impudeur de parler de sa famille en public ? Je pense que cela peut laisser des traces. Mais faire n’importe quel film comporte des risques. Je me livre autant dans mes autres films. Est-on plus impudique quand on parle de soi, ou quand on parle de sa famille ? Dans ces deux cas, on l’est beaucoup.

Quand on a fini un film, on ne le regarde pas tous les matins. Il est fait, objectivé, il se détache de vous. S’agissant d’un film de famille, le détachement est plus compliqué. Faire un film, c’est se détacher de quelque chose qu’on produit. Faire un film sur sa famille, est-ce pour autant se détacher de sa propre histoire ? Je pense que c’est aussi se la réapproprier d’une certaine manière. Il y a à la fois réappropriation et détachement.

Concernant ma famille, on m’a fait remarquer deux choses. La première, c’est que je suis issu d’une famille d’entrepreneurs, et que d’habitude on n’en fait pas étalage, surtout dans le milieu documentaire. Des critiques m’ont même dit que c’est la première fois qu’un descendant de “grande famille” faisait un film sur sa famille. Mais je n’ai pas choisi ma famille. C’est ma famille, c’est tout.

La deuxième chose, c’est que j’ai raconté des événements sur un plan politique, historique. J’ai parlé des changements de nationalité, j’ai dit que mon grand-père avait peut-être sauvé Hitler, etc. Mais là encore, je ne l’ai pas inventé. Je ne suis pas responsable de ma propre famille, de son histoire.

Entretien réalisé par Georges Heck, programmateur et diffuseur.
Texte paru dans la revue de “La Maison de l’Image”, Strasbourg

Journal de tournage :

Chronique d'un film familial

Avril 1996 – Ma productrice, de Gloria Films, me demande si je ne voudrais pas faire un documentaire, à petit budget, sur un « sujet lorrain » à choisir librement. Comme j’ai passé mon enfance en Lorraine, la proposition me séduit et j’accepte.

Mai 1996 – On parle beaucoup, dans la presse, du nouveau projet de restructuration des armées (Jacques Chirac). Que vont devenir toutes les villes de garnison lorraines lorsque l’armée aura plié bagage ? Il y a certainement là un vrai sujet de reportage à faire. Ce thème me plairait d’autant plus que j’ai toujours été attiré par les villes fantômes, les lieux désertés, les situations d’abandon…

J’en parle avec ma productrice, qui agrée. On décide de tourner en juillet.

1er juin – Ma productrice m’annonce à l’improviste que mon projet sera examiné au Centre du Cinéma par une commission sélective, et qu’il faut impérativement fournir un texte dans les trois jours. Rien de tel n’était prévu, je suis furieux. Comment écrire si rapidement ? Surtout, comment présenter un projet de reportage avec des interviews de militaires que je n’ai pas encore rencontrés, dans des villes où je ne suis pas retourné depuis près de vingt ans ? L’entreprise me semble impossible, et je déclare forfait… Lorsque soudain, je me souviens : si je suis lorrain d’origine, c’est parce que ma famille à vécu là-bas depuis plusieurs générations. N’y aurait-il pas un sujet de film ? Je passe quelques coups de fil dans ma famille pour me rafraîchir la mémoire, et j’en parle à la productrice qui accepte le principe. “Quand-même, me demande-t-elle un peu inquiète, y a-t-il là une véritable histoire ?”

Je me mets au travail aussitôt. J’ai l’idée d’un film allant de 1870 à 1980, à travers les trois générations avant moi, et portant sur un versant à la fois familial, économique (mes ancêtres étaient liés à l’industrie du bois), et transnational (comme tous les lorrains, ballottés entre France et Allemagne, ils ont changé cinq fois de nationalité en un siècle).

Vaste programme…

3 juin – En deux jours, j’ai écrit un texte de quarante pages sur ma famille. Je mélange mes souvenirs avec des informations que je possède, et je complète assez librement pour les périodes qui me sont moins connues. Le temps presse et je dois vite rendre le texte ! Je rédige directement sur mon ordinateur et envoie au fur et à mesure les pages par fax à ma productrice. Elle lit ainsi le scénario en direct et m’encourage au téléphone : “Formidable, ne t’arrête pas !”. En fait, ce n’est ni formidable ni insipide, c’est tout simplement l’histoire de ma famille dont il m’apparaît maintenant qu’elle pourrait intéresser des tiers.

Enfin le texte est fini et envoyé. Je suis harassé mais ravi de l’avoir fabriqué d’un seul jet. Je ne l’ai même pas relu en entier.

15 juin – La productrice m’annonce que nous avons obtenu l’argent de la commission (et même davantage que nous souhaitions). Elle propose de commencer le tournage en juillet, et ajoute d’un air triomphal que nous disposons maintenant, avec d’autres apports, d’une somme de… (c’est vraiment très peu !)

Je suis catastrophé. Comment faire un film avec si peu d’argent ? Je comprends soudain que je me suis fourvoyé dans une sale affaire. A la limite, j’aurais pu faire avec cette somme un reportage sur les derniers conscrits en Lorraine (caméra à l’épaule, interviews agrémentées de quelques plans de caserne), mais comment traiter en profondeur un siècle entier d’aventures lorraines ? Je suis très inquiet d’être obligé de filmer ma famille « au rabais », presque de la brader. En fait, ce qui me gêne probablement le plus, c’est de devoir raconter cette histoire avec le budget d’un reportage. Il me semble qu’un gros documentaire conviendrait mieux au sujet ! Sans m’en rendre compte, je viens d’entrer dans un processus d’aliénation qui ne me lâchera plus : puisque ce film parle de ma famille, je lui dois tout. Et l’argent (comme plus tard le temps) ne sauraient être comptés. Aucun compromis possible.

En attendant, et faute de l’argent nécessaire, je m’efforce de freiner toute l’affaire, et trouve de bons prétextes pour différer le tournage au moins jusqu’à l’automne.

15 juillet – Je passe une semaine en Lorraine à collecter souvenirs et informations auprès de mes cousins, tantes, et tous témoins accessibles. Je m’aperçois rapidement que je connais très mal l’histoire de ma famille et que le film (si film il y a) prendra l’allure d’une véritable enquête dont je ne serai pas le dernier surpris. J’en suis évidemment très gêné. J’ai l’impression de me lancer dans une vaste escroquerie. Comment est-ce que j’ose entreprendre ce projet mémorial que je connais si mal ? Et pourquoi est-ce plutôt moi qu’un autre de ma famille (j’ai notamment seize frères et sœurs ou cousins qui pourraient s’en charger aussi bien) ? De quel droit relater, au nom de tous, l’histoire collective de cette famille ? Me voilà devenu un usurpateur… A vrai dire, ce sentiment d’usurpation ne m’a plus quitté depuis – même si j’en suis, aujourd’hui, plutôt satisfait…

Mi-août – Je suis au Festival du Film Documentaire de Lussas, en Ardèche. J’y rencontre Claude Guisard, en charge des programmes télévision de l’INA (Institut National de l’Audiovisuel), et je lui parle de mon projet familial. J’aimerais qu’il le co-produise pour que le tournage puisse se faire avec plus de moyens. Claude Guisard se montre intéressé et, quelques jours plus tard (record de célérité !), me dit qu’il accepte de prendre en charge toute la post-production (montage, mixage, finitions). Je rentre à Paris pour faire la rencontre avec ma productrice. Les contrats sont ensuite vite signés.

8 septembre – Le tournage débute en Lorraine. Grâce à l’apport de l’INA, il durera trois semaines au lieu de deux prévues initialement. L’équipe, toutefois, est réduite à sa plus simple expression : un chef-opérateur, un ingénieur du son, et moi-même. Je crains que nous ne soyons pas assez nombreux pour remplir le programme fixé. C’est seulement un peu plus tard, durant le tournage, que je comprendrai l’avantage d’une telle équipe restreinte. En présence de « témoins » nombreux, je n’aurais certainement pas osé mener pareillement les interviews qui relatent mon histoire familiale : j’aurais craint de convier une foule entière à une réunion intime…

Nous nous installons tous les trois dans une maison au milieu de la forêt, là où j’ai passé toutes mes vacances d’enfance. C’est dans ce décor que se tourneront plusieurs séquences importantes. Ainsi, dès le départ, ce film prend pour moi l’allure d’un « film de famille ».

9 septembre – Tout l’été a, paraît-il, été magnifique en Lorraine. Et voilà qu’après une seule journée de tournage le temps se dégrade subitement : pluie, brume, on se croirait en novembre… Comment filmer la forêt dans une lumière si triste ? Que faire sous ce crachin blafard ? J’espère que ce n’est pas un avertissement de mes ancêtres pour m’inciter à renoncer…

Le mauvais temps va durer huit jours. Ce qui nous oblige à rivaliser d’imagination pour obtenir des images intéressantes : tournage en surexpositions forcées, utilisation de nombreux filtres, exagération des contrejours – toutes sortes d’artifices qui permettent, malgré le temps détestable, de filmer la nature. Et même de la « déréaliser », de la retranscrire, de lui donner ce côté un  peu « faux » que je souhaitais obtenir pour le film. Car cette nature est celle de mon enfance, et je ne peux pas parler de mon enfance de manière réaliste. C’est juste un souvenir, une idée, une sensation forte…

15 septembre – Nous nous levons chaque jour vers 6h30 et finissons souvent de travailler après 21h. Nous passons nos journées en forêt ou au bord des étangs, à chercher le décor qui nous plaise, tout en guettant le bon rayon. Comme toujours, en extérieur, il faut savoir attendre et l’opportunité finit par advenir. De fait, nous ramènerons du tournage à peu près toutes les images de nature souhaitées – à l’exception des biches et des cerfs, fort nombreux ici à l’œil nu, qui n’ont jamais accepté de se laisser filmer. Ce n’est pas si facile d’être cinéaste animalier…

18 septembre – Déjà dix jours passés en pleine nature, à vivre comme trois ermites, à écouter les oiseaux et scruter les nuages…. En fait, toutes ces séquences tournées au grand air me servent surtout à retarder le plus possible les interviews avec ma famille. Car j’appréhende beaucoup cette étape de tournage.

22 septembre – J’ai demandé à ma mère et à ma tante de venir de Paris pour que je les interviewe ici, dans leur maison d’enfance. Depuis trois jours elles sont là, en compagnie de mon autre tante, attendant mon bon vouloir… Et moi, à chaque instant, j’invente toute sorte de prétextes pour différer l’entretien (météo incertaine, plan de travail modifié, etc.). Le moment arrive pourtant où je dois me décider car ma tante va repartir à Paris. La mort dans l’âme, je m’y mets. Et l’interview des trois sœurs réunies se passe finalement très bien (elle prendra une place importante dans le montage).

Pourquoi avoir eu une telle appréhension ? Ceux qui ont déjà fait un film sur leur famille me comprendront peut-être : il est difficile d’interviewer ses proches parents, notamment sa mère. Tant d’affects se mêlent à cet instant qu’on n’y contrôle plus rien. On se retrouve emporté dans un flux, plein d’idées contradictoires, incapable de prévoir la direction que prendra la suite de l’interview. Evidemment, quand on est le réalisateur du film, c’est-à-dire quand on veut en organiser le déroulement et le sens, on redoute de telles situations incontrôlées. Mais après coup on s’aperçoit que ce sont probablement les plus riches. C’est en tout cas ce qui s’est passé pour moi ce jour-là.

Et plus encore le lendemain.

23 septembre – Le lendemain, donc.

Cette fois-ci, j’ai prévu un entretien avec ma  mère toute seule. Hélas, tôt le matin, elle m’annonce que mon père (qui l’a accompagnée en Lorraine pour l’interview) est tombé malade pendant la nuit et qu’elle doit rentrer de toute urgence à Paris pour l’hospitaliser. En même temps, comme elle veut m’aider à réussir mon film, elle insiste pour maintenir l’interview comme prévu, et propose de la faire “en un quart d’heure”. Je sais que ce n’est pas possible, et me voilà pris dans un méchant dilemme : cette interview mérite-t-elle de mettre en jeu la santé de mon père ? Rien n’est moins sûr. Ma mère insiste pourtant et nous partons faire l’interview dans le décor prévu, en bordure d’un canal. Je me sens un peu dépassé par la situation, en tout cas assez ému.

Est-ce à cause de toutes ces contraintes ? Cette interview à une allure très authentique : ma mère se laisse aller comme elle l’a rarement fait devant moi. On peut dire qu’une complicité se noue dans l’urgence, dont il m’est difficile, encore aujourd’hui, d’expliquer rationnellement tous les enjeux. Là encore, les affects se mêlent au travail – probablement au bénéfice du film.

29 septembre – Le tournage s’achève, c’est l’heure des bilans…

Dès avant le tournage, et de concert avec le chef-opérateur Jacques Besse, j’avais décidé que le film reposerait sur un certain formalisme : stylisation de l’image, cadrages installés, travail sur la couleur, etc. – toutes choses rendant quasiment impossible une improvisation. C’est un choix que je ne regrette pas, même si quelques séquences étonnantes auraient pu naître d’une autre manière de tourner, plus souple, plus proche d’une enquête en direct (caméra à l’épaule). Par exemple, lors de l’interview de ma tante Madeleine racontant son « enfance allemande » avant 1918. Madeleine craignait que je la fasse passer dans le film pour une pro-allemande, voire pour une “boche”, et elle appréhendait l’entretien. Elle espérait que ses deux sœurs (ma mère et mon autre tante) la soutiendraient face à moi. Aussi, pendant que je l’interviewais dans une pièce, j’avais dû « enfermer » les deux autres dans une pièce voisine pour que leur présence n’interfère pas. Mais je n’imaginais pas qu’elles ouvriraient le passe-plat pour tout écouter en douce. Et dès l’interview terminée, elles ont jailli de leur cachette comme deux diablesses et m’ont récité à toute vitesse les “bonnes réponses” que Madeleine avait soi-disant oublié de me donner. Voir ces trois femmes de quatre-vingt ans agitées comme des petites filles avait évidemment quelque chose de très réjouissant. Et si une caméra avait filmé cet instant-là, une séquence incroyable serait probablement née.

15 octobre – Le montage commence à l’INA sur un matériel performant (Lightworks, images virtuelles). J’ai visionné avec le monteur les vingt-cinq heures de rushes, et nous nous mettons au travail. Au vu des images tournées, j’ai vite senti qu’il y a là de quoi monter un film plus long que prévu, et j’en parle dès maintenant à la production : pourquoi ne pas faire un documentaire de 1h30 ? “Attendons de voir”, me répond-on. Cette ouverture me suffit, et je me mets dans la tête d’allonger le projet initial. Tout ceci est très stimulant et je vis dans un véritable bonheur mes premiers jours de montage.

1er novembre – Outre les images du tournage, je commence à en fabriquer de nouvelles avec les innombrables photos de famille que j’ai ramenées de Lorraine. La plupart de ces photos jaunies m’étaient jusqu’alors inconnues et je peine à reconnaître tel enfant bouclé au début du siècle ou telle élégante après guerre. Une fois encore, je m’aperçois que je connais assez mal mon histoire familiale. Il me faut pourtant intégrer toutes ces images en un temps raccord ! Aussi, chaque soir au retour du montage (et bientôt le week-end), je scrute, trie, classe et reclasse des dizaines de clichés pour décider lesquels je présenterai. J’ai la sensation très physique de fabriquer mon film avec un entonnoir.

15 novembre – Je suis toujours aussi enthousiaste, mais je crains que le film m’échappe. Je ne sais plus très bien quel film je veux faire, je me sens écrasé par toutes les manières possibles d’entrer dans cette histoire. Avec le monteur, nous tentons diverses pistes et traînons sur de fausses solutions… Ça n’avance pas. Je commence à sentir sur moi le « poids de la famille ». Comme si, pour chaque séquence construite, pour chaque image choisie, j’étais interpellé par des dizaines de voix d’outre-tombe qui, tour à tour, me menacent, m’encouragent, discutent sans fin du moindre raccord… En somme, je suis devenu « sous contrôle ».

1er décembre – D’après le contrat passé avec l’INA, nous avions droit à six semaines de montage. Et voilà que les six semaines sont écoulées. Or nous n’avons rien monté. Ou plutôt, nous avons monté quelques courtes séquences, mises bout à bout, qui font grincer des dents la production. La construction est, paraît-il, inexistante, les personnages sont incompréhensibles, les intentions confuses… Bref, nous nous nous fourvoyons totalement.

Avec l’aide du monteur, je persévère toutefois et nous continuons à travailler comme si de rien n’était. Ce n’est pas si simple. Nous nous sentons seuls, incompris, presque persécutés. En ce qui me concerne, je supporte très mal la moindre critique car j’ai la fâcheuse impression qu’elle ne vise pas tant le montage que l’histoire de ma famille, c’est-à-dire ma propre existence, mon esprit et mon corps. De fait, je tombe bientôt malade et mon corps se couvre entièrement d’énigmatiques boutons. Le médecin, apprenant que je fais un film sur ma famille, décrète que ces boutons lui paraissent très logiques…

Moi, j’ai plutôt l’impression de travailler activement à ma perte.

15 décembre – Une nouvelle projection du montage pour la production s’avère tout aussi désastreuse. Apparemment je n’ai fait qu’accroître mes incohérences précédentes, je m’enferre dans mes contradictions. La critique, toutefois, a changé de nature : au rejet total succède maintenant une certaine compassion. On me conseille gentiment de prendre quelques vacances (Noël approche) pour repartir ensuite d’un meilleur pied. En janvier, me dit-on, une vingtaine de jours me permettront sûrement d’assembler cinquante minutes de film, largement suffisantes… Et de mon projet documentaire de 1h30, il n’est évidemment plus question.

J’encaisse le coup, mais je reste déterminé à me battre farouchement.

6 janvier 1997 – J’ai profité de mes « vacances » pour écrire un texte : un récit subjectif (à la première personne), sur lequel je souhaite adosser la construction du film. Avec le monteur, nous nous mettons aussitôt au travail en cassant totalement tout ce que nous avions monté avant Noël.

20 janvier – En deux semaines, nous avons monté quarante-cinq minutes de film. C’est un montage déjà très finalisé, avec ma voix que j’ai enregistrée. Nous le montrons à la production qui se déclare ravie et encourage à poursuivre dans cette voie. J’ai l’impression d’avoir échappé à la catastrophe. Le film est enfin né. Il est vrai que nous en sommes déjà à la dixième semaine de montage, mais on ne semble pas m’en tenir trop grief.

3 février – Nous avons encore monté vingt minutes de film, ce qui nous mène à soixante-cinq minutes, et le récit est loin d’être terminé (nous sommes seulement arrivés en 1940). La production visionne cette nouvelle partie et encourage à poursuivre… Nous voilà donc repartis pour un film de 1h30. Tout redevient rose. Ou plutôt, tout pourrait le devenir. Mais la tension vécue ces derniers mois semble maintenant produire divers effets à retardement. Je rêve toutes les nuits du film ; durant le jour, je dialogue sans fin dans ma tête avec mes ancêtres pour argumenter chaque événement relaté ; au moment d’enregistrer le texte, je deviens aphone et ne puis que murmurer d’une voix d’outre-tombe… En fait, je suis encore largement « sous contrôle », en particulier lorsqu’il s’agit d’aborder certains points sensibles de l’histoire familiale. Ma position oscille entre celle d’un médium et celle d’un renégat.

Déjà douze semaines de montage.

28 février – Nous avons assemblé 1h40 du film que l’INA prend l’initiative de montrer, tel quel, à La Sept/ARTE. Thierry Garrel, qui ne connaissait pas le projet, visionne le montage et se déclare très intéressé : il achètera le film terminé. Nous voilà récompensés de nos efforts : nous avons trouvé le diffuseur national qui nous faisait jusqu’alors défaut.

A ces quinze semaines de montage, nous pouvons enfin respirer.

6 juin – Trois mois supplémentaires se sont encore écoulés : trois mois d’aventures incessantes, comme si ce projet ne devait jamais s’accomplir dans la sérénité. J’en suis évidemment responsable au premier chef. On m’avait certes prévenu que faire un film familial était plutôt perturbant, mais je n’imaginais pas qu’il me faudrait un an de travail pour le mener à bout. Un an de tensions intérieures et de joies excessives, un an d’extrême agitation.

Aujourd’hui le film est terminé. Une nouvelle étape va commencer : les premières projections, la diffusion télé…

Au fait, comment va réagir ma famille ?

 François Caillat
“Le cinéma n’est pas une science exacte, chronique d’un film familial”
Texte publié dans la revue « Images Documentaires » n°29/30.

Intentions du réalisateur

par François Caillat

La quatrième génération ” raconte l’histoire de ma famille qui fit commerce du bois en Lorraine depuis 1870 jusqu’à son déclin un siècle plus tard. C’est aussi, à travers cette saga familiale, un film sur une région, la Moselle, plusieurs fois annexée par l’Allemagne et reconquise par la France. J’aurais pu être allemand, commerçant ; je suis français, j’ai à peine connu l’entreprise avant qu’elle disparaisse…

De cette histoire centenaire, je ne savais rien. Je suis retourné en Moselle filmer les lieux de mon enfance, j’ai fouillé dans les anciens documents, j’ai écouté tous ceux qui participèrent à l’entreprise familiale : ma mère, mes tantes, les forestiers et bûcherons, les quelques survivants…

Souvenirs de trois guerres passées, souvenirs d’une époque où tout semblait s’inscrire dans la pérennité, souvenirs des trois générations précédentes d’où jaillissent les secrets et mystères des uns et des autre. Ils me donnent à voir ce qu’il y a de plus fragile et de plus tangible dans l’histoire d’une famille.

Contacts et liens : production, diffusion, distribution

 

Supports disponibles à la programmation :
DCP, Beta num, DVD, liens

Production :
Gloria Films, Paris

Location du film :
Contact : tempofilmsprod@gmail.com

DVD, achat en ligne
Editions Docnet / Gulliver
Acheter en ligne : cliquer ICI

DVD, achat en librairie :
Paris, Librairie Potemkine : cliquer ICI
Acheter sur le site de la librairie : cliquer ICI

Médiathèques et bibliothèques, vente ou location: ADAV

Diffusion à l’international  (secteur culturel) : Institut Français
langues disponibles : français, anglais, espagnol

contact réalisateur : caillat.francois@wanadoo.fr

Dans la presse

Le Monde

Un documentaire assez peu commun. (…) François Caillat part à la recherche d’une histoire familiale dont il se sent étrangement retranché. Une histoire qui se déroule dans la région de Sarrebourg, où son arrière-grand-père, Louis Gasser, fonde vers 1870 une scierie qui fera la fortune et celle de ses descendants ; jusqu’à ce que cette entreprise familiale périclite, un siècle plus tard, faute d’avoir su s’adapter à son époque. Une histoire sans doute bien banale, mais dans laquelle tout le talent du réalisateur consiste à insuffler une dimension romanesque et testimoniale digne d’un Balzac. Un récit qui brasse tout à la fois la saga d’une famille aujourd’hui éparpillée, l’archéologie du capitalisme et de ses transformations, ainsi que le destin d’une région marquée au fer rouge par la rivalité historique de la France et de l’Allemagne. (…) François Caillat est de cette quatrième génération qui cherche ce qui relie aujourd’hui les hommes entre eux.
(Jacques Mandelbaum, Le Monde, 15.10.1997)

Le Figaro

C’est un joli sujet, une plongée modianesque dans l’Histoire et un original portrait de famille. (…) Si on racontait plus souvent aux Français leur Histoire ainsi, la télévision aurait un sens.
(Bertrand de Saint-Vincent, Le Figaro, 15.10.1997)

Libération

François Caillat raconte cette saga familiale, balançant cotonneusement sa caméra entre l’anecdotique et l’exemplaire, entre les cabanes qu’il construisait gamin dans les bois et le destin de capitaine d’industrie de ses ancêtres.
(Maia Bouteiller, Libération, 15.10.1997)

L’Humanité

Une “ recollection ” familiale qui s’inscrit d’autant plus dans l’histoire commune qu’elle brasse le passé d’une région qui a eu affaire avec la grande Histoire…
(Magali Jauffet, L’Humanité, 15.10.1997)

Libération

Le prix Louis Marcorelles est allé à La Quatrième génération, un film français de François Caillat déjà diffusé il y a quelques mois sur Arte (que serait le documentaire française sans Arte ?) (….) Il montre comment le subjectif et l’objectif, l’anecdote et l’Histoire avec un grand H s’interpénètrent. Et médite avec le sourire sur le destin compliqué de la Lorraine.
(Edouard Waintrop, Libération, 24.03.1998)

L’Alsace

François Caillat raconte la saga de sa famille lorraine. Chaotique, comme une histoire d’Alsace.
(L’Alsace, 15.10.1997)

La Croix

Cette histoire nous parle au cœur par son poids de chair, son bain de nature et les mille et un détails, tragiques, tendres, émouvants, familiers… de toute histoire de famille
(Colette Boillon, La Croix, 15.10.1997)

Dernières Nouvelles d’Alsace

Un travail de recherche historique mais aussi sociologique, voire ethnologique sans concession avec à la fois un regard impliqué et un certain recul. (…) François Caillat montre dans son film remarquable combien cette région a été secouée par l’Histoire.
(Dernières Nouvelles d’Alsace, 14.10.1997)

Télérama

François Caillat réussit l’exploit de nous parler de nous en nous parlant de lui : de la famille en général, en observant la sienne. (…) La Quatrième Génération est un film rare, c’est-à-dire précieux, parce que son auteur a eu l’audace d’interroger les vivants et les morts pour connaître le prix de son enfance choyée.
(Agnès Bozon-Verduraz, Télérama, 08.10.1997)

Télévision française

Tantôt française, tantôt allemande, l’histoire de la Moselle et de cette famille est traversée par l’Histoire dont elle est un reflet (…) Chronologiquement, construite à la manière d’un puzzle, la chronique de cette quête de racines (un genre décidément très vivace sur le petit écran) se déroule sans hâte, partagée entre curiosité et nostalgie. Elle est passionnante tant à travers l’écheveau de l’histoire de cette famille et de ses fratries qu’à travers celle, plus générale, d’une province disputée et déchirée avec ses drames, ses déchirements, ses reniements, ses hauts faits, ses silences et ses fantômes.
(Télévision française, « La Saison 2000 »)

Les Inrockuptibles

Premier film de l’un des plus grands documentaristes français actuels, François Caillat – auteur du magnifique L’Homme qui écoute, vu récemment sur Arte – La Quatrième génération est le récit intime et sensible du réalisateur découvrant son histoire familiale.
(Les Inrockuptibles, février 2000)

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The Fourth Generation:
Set in the french region of Lorraine, François Caillat’s film explores multiple generations of timber workers and the strange territorial destinity surrounding Lorraine.

“The Fourth Generation” traces the rise and fall of a family involved in the timber industry in Moselle from 1870 to its decline in the present day.

This emblematic family saga reflects the history of a region and the ups and downs of its prosperity. Above all, the film reveals a strange national destiny : in the space of a single century, Lorraine switched back and forth between France and Germany five times.

The fourth generation, which the film-maker belongs to, is the one that came “afterwards”, when the game was over and only memories were left.

“La cuarta generación” repasa la historia de una familia de Mosela dedicada al comercio de la madera, su ascenso y declive, desde 1870 hasta nuestros días.
Esta saga familiar emblemática refleja la aventura de una región y los vaivenes de su prosperidad. Descubre sobre todo un extraño destino nacional: el de todos los loreneses que, en un mismo siglo, han vivido en cinco ocasiones la división entre su identidad francesa y su anexión a Alemania.
“La cuarta generación”, a la que pertenece el realizador, es la que llega después de todo, la que no tiene más que el recuerdo y los fantasmas del pasado.

“Todo el talento del director es inculcar una dimensión novelesca y testimonial digno de un Balzac.”
 (Le Monde).

“François Caillat se las arregla para contarnos nuestra historia, contándo la suya. Habla de la familia en general, mediante la observación de suya”
 (Telerama).

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