Édouard Louis, ou la transformation

Edouard Louis – après Julia Kristeva, Michel Foucault, JMG Le Clézio ou Peter Sloterdijk – est le nouveau-venu dans la série de films que François Caillat consacre à des écrivains et intellectuels.

Le film a été présenté en avant-première au Cinéma du Réel (Paris), puis dans les festivals internationaux de documentaire comme CPH:DOCS (Copenhague) ou Ji-hlava (République tchèque). Il est sorti en salles en novembre 2023.

 

SYNOPSIS

“Edouard Louis, ou la transformation” raconte la métamorphose d’un garçon, issu d’un milieu sous-prolétaire picard, en star de la vie culturelle française.
Edouard Louis, devenu en quelques années l’écrivain porte-parole d’une génération, engage chacun de nous à faire de la transformation permanente un nouveau mode d’existence.

PRESENTATION
Interview par AlloCiné

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Comment est né le projet d’Edouard Louis ou la transformation ?

J’ai eu envie de travailler sur l’idée de transformation, en racontant la trajectoire d’Edouard Louis, jeune et prolixe, dans lequel toute une génération semble se retrouver. J’avais connu Edouard Louis à l’occasion d’un précédent film, ”Foucault contre lui-même”, il m’avait secondé pour écrire un scénario sur le philosophe où l’on parlait déjà de transformation. Cette fois-ci, c’est lui qui est l’objet du film. “Edouard Louis, ou la transformation” est mon sixième documentaire sur des écrivains et penseurs.

Vous filmez Edouard Louis sur scène. On ne lui connaissait pas ses talents de performer.
“Performer”, je ne sais pas, mais acteur, oui. Il a toujours souhaité le devenir. Dès son enfance il jouait dans les spectacles amateurs de son village. Ensuite il a fait le lycée à Amiens en section Théâtre. C’est donc un désir ancien. Le grand saut, c’est lorsque le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier a monté au théâtre son récit autobiographique “Qui a tué mon père”. Edouard Louis a été choisi pour jouer son propre rôle et je trouve qu’il s’en tire très bien. D’autant qu’il y a là une mise en abîme assez étonnante : l’auteur, l’acteur et le sujet du récit sont confondus.

Edouard Louis est l’incarnation du transfuge de classe, une étiquette qui simplifie l’écrivain et l’enferme dans une image figée. Dans votre film, vous vous attachez à le montrer vivant, joyeux, parfois drôle…
Oui, c’était exactement mon projet. Donner à une pensée qui a déjà bien circulé (cinq livres en moins de dix ans) un cadre très vivant. Un corps, un visage, des regards, un sérieux plein de vie. Je voulais filmer quelqu’un qui parle devant nous, qui se dévoile, qui élabore progressivement des idées avec des hésitations, des silences. Parfois il y a des moments drôles et imprévus, c’est tout le contraire d’un discours programmé, calibré, attendu. Edouard Louis apparaît dans ce film alerte et chaleureux parce qu’il prend le pas sur sa pensée. Il existe soudain devant nous.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous intéresser à Edouard Louis ? Est-ce cet extrait de “En finir avec Eddy Bellegueule” : « De mon enfance je n’ai aucun souvenir heureux. Je ne veux pas dire que jamais, durant ces années, je n’ai éprouvé un sentiment de bonheur ou de joie. Simplement la souffrance est totalitaire : tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait disparaître. » ?
Non, la souffrance ne m’attire pas spécialement, ni comme individu ni comme réalisateur. Je suis plus sensible à l’enthousiasme, aux espoirs, aux projets liés aux dispositions créatives de l’humain. L’idée de “La transformation” (ce qui est le sujet et le titre du film) me plaît beaucoup. C’est l’idée d’un avenir possible, à choisir, promouvoir et parfois exiger. Edouard Louis parle d’une réinvention de soi. J’y trouve une forme d’optimisme nécessaire.

Envisagez-vous de prolonger l’expérience avec Edouard Louis ?
Cette expérience était un film, c’est-à-dire une rencontre, un travail partagé, une envie commune sur un temps limité. On a fabriqué ensemble un objet “à voir et entendre”. L’objet est maintenant là, terminé. Chacun reprend sa course.

Bande-annonce du film

Fiche technique

Edouard Louis, ou la tranformation
Un film de François Caillat

72 minutes. Couleur. France. 2022

Avec :
Édouard Louis

Image :
Jean-Baptiste Delahaye
Laurent Fénart

Son :
Jean-Marie Daleux, Stephan Bauer
Christian Vignal, Déborah Drelon

Direction de production :
Hortense Quitard

assistée de :
Pauline Caillat, Edmée Doroszlai
Orianne Barbaux, Cécile Guionnet

Montage :
Emmanuel Manzano

assisté de :
Raphaelle Irace, Salomé Emmelin

Etalonnage :
Axelle Gonay

Mixage :
Christian Cartier
Auditorium de mixage Le Fresnoy

Mises en scène théâtre :
Jessica Gazon
Laurent Hatat et Emma Gustafsson
Stanislas Nordey
Thomas Ostermeier

Une coproduction :

Tempo films
Jacqueline Sigaar
Hortense Quitard

Acqua alta
Christophe Gougeon

Le Fresnoy – Studio national des arts contemporains

Pictanovo
avec le soutien de la Région Hauts-de-France
et en partenariat avec le CNC

Docs du Nord Lille

avec le soutien
du Centre national du cinéma et de l’image animée
de la Procirep – Société des Producteurs
et de L’Angoa

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La transformation

UNE RELATION ANCIENNE AVEC EDOUARD LOUIS

J’ai connu Édouard Louis, en 2012, à l’époque où il rédigeait le manuscrit de son premier roman, En finir avec Eddy Bellegueule.

Dans cette autobiographie réflexive, le jeune homme racontait sa jeunesse dans un village défavorisé de Picardie et abordait plus largement la question de la violence sociale. Édouard Louis, alias Eddy Bellegueule, racontait ce qu’aucun autre écrivain français ne semblait alors en mesure de faire : il parlait du peuple, de la condition sous-prolétarisée de populations oubliées (en Picardie et ailleurs), du sentiment d’exclusion qui les habite, de leurs pensées et mode de vie (déclassement et solidarité sociale, mais aussi homophobie, machisme et xénophobie rampante). Six ans avant le mouvement des Gilets Jaunes, il racontait une France tenue sous le boisseau.

Édouard Louis pouvait en parler parce qu’il l’avait vécu sur place, dans sa propre famille, et qu’il avait fait depuis un bond social vertigineux le menant à l’École Normale Supérieure et au statut d’apprenti-romancier.
Il le pouvait aussi parce qu’il doublait son récit personnel d’une analyse théorique, largement nourrie par la pensée de Pierre Bourdieu, et qu’il travaillait en relation avec un petit groupe d’intellectuels qui le guidaient et l’inspiraient – parmi lesquels Didier Eribon, sociologue à l’Université d’Amiens, et Geoffroy de Lagasnerie, jeune philosophe auteur de plusieurs ouvrages sur Michel Foucault.

Ce sont ceux-là que j’ai connus et côtoyés pour mon film Foucault contre lui-même, un 52’ unitaire produit par Arte et diffusé au printemps 2014. Pour écrire ce film, j’avais pris comme “conseiller” un jeune normalien dont on m’avait recommandé la pertinence théorique. Ce garçon était Édouard Louis et cela se passait une année avant la sortie de son premier roman. Celui qui s’appelait encore Eddy Bellegueule était un inconnu, mais je découvrais chez lui une réflexion, une maturité de pensée, qui me paraissaient inhabituelles pour un garçon de vingt-deux ans. Très naturellement, en travaillant avec lui, ses camarades de pensée Didier Eribon et Geoffroy de Lagasnerie se sont retrouvés dans mon projet, en compagnie d’Arlette Farge et de Georges Didi-Huberman. Et nous avons conçu ensemble le film sur Michel Foucault.

Ce qui m’a beaucoup frappé, à cette époque, c’est la manière dont Édouard Louis avait modifié le cours de son existence pour arriver là où je le rencontrais. Je voyais un intellectuel et il me parlait de son enfance dans un milieu quasi-analphabète. J’écoutais un discoureur avisé et il me décrivait un village où les saouleries à la bière et les romances télévisées formaient le cœur de l’existence.
Quand son livre En finir avec Eddy Bellegueule est paru peu après, j’ai mieux compris le milieu d’origine. Mais l’auteur ne racontait pas comment il en était sorti.
Le second texte,
Histoire de la violence, situé à Paris, ne m’en a pas fourni davantage les clefs. Après avoir raconté un “avant”, l’écrivain racontait maintenant un “après”. Mais il ne disait pas comment la transformation avait pu s’opérer de l’un à l’autre.
Le troisième texte,
Qui a tué mon père, n’a pas donné non plus la moindre explication.

Or c’est bien cette transformation qui m’intéressait le plus. Je voulais savoir comment une telle métamorphose avait pu porter un jeune sous- prolétaire picard au statut naissant de star des médias. Mais je restais seul avec mes interrogations.

Édouard Louis, dans nos conversations privées, me donnait certes quelques pistes. Cela semblait se passer à Amiens, durant quatre années passées au lycée et à la faculté de Picardie. Il y avait là, entre le départ du village d’Hallencourt et l’arrivée à Paris, une période charnière à la fin des années 2000 qui semblait cruciale. Mais il n’en écrivait rien dans ses textes et s’y référait rarement dans ses interviews. Il se contentait de citer cette étape à Amiens sans entrer dans le détail.

Les années sont passées et cela me semblait très étrange que cet adepte de Pierre Bourdieu (capital culturel et déterminisme social) ne saisisse pas l’occasion de faire une analyse circonstanciée de son propre cas. Car son itinéraire m’apparaissait très significatif, en contre-exemple bourdieusien. A travers Édouard Louis, on découvre une manière de se transformer, de quitter sa condition sociale originelle, de changer de milieu culturel, de devenir un intellectuel dans la France du XXIème siècle ordinairement plus favorable aux élites de naissance. On voit comment un jeune homme mal né réussit, de manière tout à fait surprenante, à échapper aux classements qui lui étaient destinés.

Or il bien faut reconnaître que ce cheminement rejoint une préoccupation très actuelle. La transformation apparaît aujourd’hui comme une des clefs de la modernité. Il faut entendre ici transformation au sens de “traverser”, casser les codes figés, délaisser les normes, admettre l’altérité totale sous forme de mélange ou de renouveau. En résumé : se transporter ailleurs.

Le vocabulaire contemporain est traversé de tels impératifs : transfuge, transclasse, transgenre, transhumanité… Tout ce qui traverse et fissure les catégories issues de l’ancien humanisme occidental ; tout ce qui peut fonder une nouvelle approche de l’humain – et, par-delà, du vivant.

De nombreux débats tournent actuellement autour de cette question, en France comme à l’étranger. La réflexion est menée dans des colloques universitaires ou lors d’actions militantes médiatisées. Elle est souvent animée par des auteurs de grande notoriété. C’est le nouveau champ d’études de ce début de XXIème siècle.

Voilà l’horizon dans lequel surgit ce projet de film : Édouard Louis, ou la transformation.

COMMENT DEVIENT-ON TRANSFUGE DE CLASSE ?

(texte de François Caillat, figurant dans le projet initial de film)
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La force d’un écrivain est souvent le mélange subtil entre un personnage et une œuvre. Qu’on songe à Proust, Céline ou Duras, ces auteurs conjuguent une forte personnalité et une écriture nouvelle. Raconter la naissance d’un écrivain revient alors à s’aventurer sur un double front, ce binôme que la tradition appelait “la vie et l’œuvre”, avec l’inévitable question : comment l’une a-t-elle marqué l’autre ?

Dans le cas d’Édouard Louis, la tâche est rendue plus intéressante parce que l’auteur se réfléchit délibérément dans son œuvre. Il la suscite, l’accompagne, la commente. Il se met en scène à la fois comme acteur et dramaturge. Il s’en mêle jusque dans ses plus intimes détails.

Édouard Louis est un auteur créatif et critique. Il naît comme romancier et se prolonge comme analyste. Il fait le récit de sa vie (en Picardie, à Paris) et il la transforme en objet de pensée. Il parle des classes populaires dont il est issu et il se sert de son vécu pour analyser la violence sociale.

Il n’est certes pas le seul à mêler biographie et réflexion – la littérature contemporaine en présente plusieurs autres exemples : Annie Ernaux, Emmanuel Carrère, Didier Eribon, etc. Mais Édouard Louis est le premier à accomplir un si grand saut ; à traverser le gouffre qui sépare un enfant du sous-prolétariat picard, où la dépossession était telle que les ouvriers sont perçus comme des privilégiés, au jeune normalien fêté dès son premier roman, traduit dans de nombreux pays. Il est l’exemple incarné de l’écart critique.

Cet écart, c’est ce qui permet de qualifier Édouard Louis d’écrivain transfuge. Il est né quelque part, il s’en est détaché par l’écriture, il y retourne par l’écriture. Il peut faire ce mouvement d’aller-retour, d’un monde à l’autre, entre milieux populaires et élites intellectuelles. Il parle avec justesse de son milieu social parce qu’il en vient ; il en parle avec force parce qu’il a acquis les mots pour l’exprimer.

L’écrivain transfuge, c’est celui qui peut raconter le monde muet dont il vient.

Mais comment parler du monde d’où l’on vient ? Peut-on partir sans trahir ? Comment l’écriture naît-elle d’une déchirure .

« J’ai tout fait pour rester. »

À la sortie de En finir avec Eddy Bellegueule, quelques journalistes sceptiques s’étaient empressés de faire une enquête in situ, pour voir si l’écrivain n’avait pas construit un enfer fictif. Certains imaginaient qu’il avait délibérément noirci son passé pour se vanter d’être sorti de là. Ils se trompaient, car l’auteur n’en tirait aucune vanité. Au contraire, Édouard Louis disait clairement qu’il n’avait jamais organisé un départ triomphal. Ce monde, c’était le sien. Il n’était pas disposé à le quitter, à le renier. Pendant longtemps il avait tenté, de tout son cœur, d’être un Eddy Bellegueule heureux.

Édouard Louis : « Eddy Bellegueule n’essaie pas de partir mais il fait tout pour rester. Ce sont les individus de son milieu, sa famille –  ma famille – qui le chassent (…) Je n’avais pas rêvé de partir. J’ai tout fait pour rester.» [1]

« J’ai fui en me transformant. »

La seconde partie de En finir avec Eddy Bellegueule s’intitule “L’échec et la fuite”. Le jeune garçon voulait rester parmi les siens, mais ils n’ont pas voulu de lui. Alors il est parti, à Amiens puis à Paris, à l’inverse du héros stendhalien quittant son village natal pour accomplir le destin qui l’attend.
L’auteur refuse d’invoquer, comme d’autres auteurs avant lui, les ressorts de son intelligence, ou la nécessité de faire reconnaître ses qualités. Il est transfuge de classe, mais d’une autre manière. Il est parti parce qu’il n’avait pas d’autre solution que de fuir en se transformant. Puisque rien n’avait eu lieu comme il l’avait voulu, il lui fallait maintenant « en finir avec Eddy Bellegueule » et tout recommencer.

Le film explorera ces questions : doit-on parler de fuite ou de mise à l’écart pour comprendre l’arrachement d’un individu à son passé ?
Comment peut se réaliser une transformation radicale de soi ?
Peut-on réellement en finir avec ce que l’on a été ?

Édouard Louis : « J’avais remarqué qu’à peu près dans tous les grands récits de fuite, dans la littérature – que ce soit chez Bourdieu dans son “Esquisse pour une auto-analyse”, Marguerite Duras qui fuit Saigon, Peter Handke ou James Baldwin, bref dans toute la tradition littéraire qui explore le thème de l’individu qui quitte son milieu d’enfance, qui s’en détache, chaque fois celui qui fuyait se présentait comme quelqu’un qui avait toujours voulu fuir. Et l’histoire de la première partie de leur vie était chaque fois l’histoire d’une lutte contre les circonstances, d’une lutte contre un milieu où ils étaient nés par accident.
Ces individus toujours déjà plus ou moins libres dans un monde aliéné auraient lutté pour devenir autre chose, contre leur milieu, et pour accomplir leur différence.
J’ai voulu rompre avec cette longue tradition. »

La venue à l’écriture

À la publication de son premier roman, Édouard Louis a suscité l’intérêt et le questionnement, non seulement pour ce que ses livres disaient, mais aussi pour ce qu’ils ne disaient pas. De nombreux lecteurs se sont demandé: comment est-on passé d’Eddy Bellegueule à Édouard Louis ? Comment cet écart critique s’est-il construit ? Le journal Libération qualifiait cette métamorphose de « mystère ».

Le film propose de défaire le plus possible ce mystère.

Édouard Louis : « Je voulais tout changer de moi. Ne plus garder la moindre trace de mon passé. Et très vite, pour moi, cette transformation a voulu dire : écrire – comme Eribon, comme Duras, comme tous les modèles qui m’avaient insufflé cette envie de transformation. Ne pas seulement vivre mais essayer de réfléchir sur la vie. »

Quand Édouard Louis affirme que « très vite cette transformation a voulu dire : écrire », on aimerait en savoir plus. Comprendre comment la rupture d’Eddy Bellegueule avec son village misérable a pu le mener à un désir d’écriture – plutôt que, par exemple, à une volonté de revanche sociale qui l’aurait incité à s’enrichir et rechercher le contrepied le plus visible de sa condition initiale. Qu’est-ce que l’auteur a pu dire par la littérature et qu’il n’aurait pas pu dire autrement ?

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Le langage des classes populaires

Histoire de la violence reprend sur un autre front le thème du transfuge. Cette fois-ci l’histoire met en scène une série de personnages aux deux extrémités de la fracture sociale : un jeune Kabyle fils d’immigré (Reda, l’amant devenu violeur), la sœur d’Eddy (Clara, découverte dans le premier roman), et le duo d’amis intellectuels Didier et Geoffroy.
L’épisode narré, bref et brutal, est aussi dévastateur que l’enfance picarde pouvait être destructrice à petit feu. Dans les deux cas, Édouard Louis cherche à écrire la violence : avec des mots qui ne l’affadissent pas, mais laissent aussi le champ libre à la distance de l’analyse. D’une certaine manière, il s’agit d’incarner dans l’écriture la position exacte du transfuge : celui qui n’oublie pas le langage de la classe populaire dont il vient, mais qui possède aussi une autre langue pour pouvoir en parler.

Édouard Louis a décidé d’écrire pour réfléchir. Pour transformer l’autobiographie en machine à penser.

Édouard Louis : « Dans “Histoire de la violence”, j’ai voulu essayer de pousser plus loin la recherche commencée dans “En finir avec Eddy Bellegueule” : mettre le langage des classes populaires au cœur de mon écriture. Quand j’ai commencé à lire, à découvrir la littérature, j’ai été frappé par le fait que je n’y trouvais jamais le langage de mon enfance, le langage des classes les plus dépossédées et populaires. Et même, tout se passait comme si faire une littérature légitime signifiait exclure ce langage populaire. Même les écrivains qui ont voulu s’en rapprocher, comme Faulkner et Céline, disaient en dernier lieu : « Mais ce que j’écris, ce n’est pas le langage populaire, c’est autre chose ». Comme si, en dernier instance, il fallait toujours exclure ce langage-là, qu’il constituait le dehors absolu de la littérature, ce qu’elle exclut pour s’affirmer, exister. »

Une « littérature sociologique »

Ce que le film peut montrer, c’est à quelle littérature nous sommes ici conduits. Écrire une Histoire de la violence revient à la formuler la violence comme expression vécue et processus observable. Dans la description de son enfance tourmentée, comme dans la relation d’un viol, l’auteur rapporte différents épisodes de violence – sociétale, sexuelle, familiale, linguistique, etc. Et il montre que ces violences ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Elles se répondent, elles forment l’épais feuilletage de la violence sociale sous laquelle se révèle un processus de domination.

Édouard Louis met en scène ce processus. Il veut utiliser la littérature comme un instrument privilégié de réflexion. Il se demande ce que pourrait signifier l’idée d’une « littérature sociologique ». Il pose la question de la pensée au cœur de l’écriture.

Édouard Louis : « En racontant l’enfance d’Eddy Bellegueule, en brossant le portrait de son village, des gens qui l’entourent, c’est l’expérience de la domination que j’ai d’abord voulu montrer. La violence, l’humiliation, qui traversent nos vies et nous constituent, qui sont comme les fondations plus ou moins invisibles de nos existence (…)
Réussir à dire cette violence passait par deux choses.
La première, c’était écrire contre Jean Genet, qui, dans une scène du “Miracle de la rose”, se fait cracher dessus parce qu’il est homosexuel et métamorphose ces crachats en roses – comme si la littérature était une expérience de l’esthétisation, comme s’il fallait rendre les choses lyriques pour se les réapproprier, belles, métaphoriques.
La seconde, c’était écrire contre Pasolini, c’est-à-dire contre la mythification, l’idéalisation des classes populaires. Toute son œuvre est traversée par une vision des classes populaires comme plus simples, plus authentiques, plus vraies, les bons vivants.
C’est ce double refus, ce parti pris de montrer la violence dans sa crudité qui a peut-être produit ce dialogue avec les gens qui ont lu le livre. »

L’actualité du débat

La question du transfuge de classe traverse aujourd’hui de nombreuses écritures. On le voit en France avec la reconnaissance de l’œuvre d’Annie Ernaux, le succès de Retour à Reims de Didier Eribon, ou encore le livre de Chantal Jaquet, Les transclasses, qui tente une synthèse sur le sujet. On le voit aussi à l’étranger, par exemple aux Etats-Unis avec Zadie Smith, Toni Morrison, Ta Nehisi Coates…

La question du transfuge n’est pas seulement un sujet d’étude à part entière (qu’est-ce que le changement de milieu social, que dit-il de la place de la honte dans nos vies ?). C’est, plus largement, une façon de réinterroger le thème des classes sociales, de la domination, des identités fabriquées, du déterminisme social.

[1] Les propos cités entre guillemets sont extraits d’un entretien inédit avec Edouard Louis

 

 

IDENTITE OU CHANGEMENT

(texte de François Caillat, figurant dans le projet intial de  film)

 

Choisir Édouard Louis pour parler de la transformation n’est pas fortuit. L’écrivain incarne mieux que tout autre ce processus, il le porte au-delà de lui-même. Il n’est pas enfermé dans une démarche narcissique ou solitaire. Son processus de réinvention ne se réduit pas à mouvement personnel.
Il exprime au contraire une préoccupation collective actuelle.

On doit admettre que l’idée de transformation apparaît aujourd’hui comme une des clefs de la modernité. Il faut entendre cette idée au sens de : traverser, casser les catégories anciennes et les codes figés, se transporter ailleurs, admettre l’altérité – sous forme de mélange ou de renouveau.
Comme s’il y avait urgence à ne plus jamais rester le même.

Le vocabulaire contemporain est traversé de tels impératifs : transfuge, transclasse, transgenre – trans, pour tout dire.
De nombreux débats actuels tournent autour de cette question, en France, et plus encore dans les pays anglo-saxons avec les gender studies. Cette réflexion, qui façonne un champ d’études inédit, est menée dans des colloques et rencontres universitaires par des auteurs de grande notoriété (dont Judith Butler reste la figure tutélaire). Mais elle sort aussi des cénacles savants pour s’exprimer dans des interventions militantes et un activisme très médiatisé.

La trajectoire d’Édouard Louis s’inscrit dans cet horizon. Sans doute s’y est-il engagé malgré lui, et avec douleur, puisqu’il souhaitait au départ rester le garçon d’Hallencourt aimé de ses parents. Mais ensuite, quand la métamorphose s’est avérée inévitable, il l’a acceptée et poursuivie sans plus jamais s’arrêter.
Il est passé d’un changement de vie à une esthétique permanente de la transformation.
Se réinventer définit désormais son nouvel être impermanent.

On n’est pas obligé de partager tous les réquisits de cette pensée. Mais on doit au moins lui reconnaître un caractère assez radical, sans doute subversif. La métamorphose et le croisement des genres engagent une critique profonde de la notion d’identité. Ils ne concernent pas seulement l’individu, ils se prolongent sur le plan collectif et social en désir de métissage, de dépassement des frontières, d’hybridation des cultures, de déterritorialisation. Et ce mouvement grandissant est devenu aujourd’hui pour beaucoup un but en soi, un impératif, le combat prioritaire.

Or on voit bien que l’enjeu n’est pas mince. Ce combat, qui aurait pu rester autrefois théorique, est devenu très politique. Dans le camp d’en face, il y a les défenseurs acharnés de l’identité. On en connaît en France les militants actifs : Identité française chez des pamphlétaires comme Éric Zemmour, identité chrétienne dans la mouvance catholique ”tradi”, identité civilisationnelle chez les pourfendeurs du Grand remplacement… Tous ces Identitaires de la fachosphère donnent libre cours à leurs fantasmes, profitant des effets délétères de la mondialisation et des peurs migratoires.

Mais il n’y a pas que de tels extrémistes. Nombreux, de toutes religions ou couleurs politiques, sont ceux qui pensent dans ces termes : l’identité retrouvée sera le seul remède aux secousses du présent. Comme s’il était possible de faire cesser les flux. Comme si le monde contemporain pouvait s’arrêter de fuiter de tous parts.

On pourrait sans doute poser autrement le débat.

Pour tempérer les imprécations identitaires, on aimerait réfléchir à des solutions inédites, penser le changement sans y voir un danger, connoter autrement l’idée de mutation. En vérité, on devrait admettre que la transformation n’appauvrit pas l’être – cet être mythique invoqué comme un totem menacé – mais qu’elle peut le décliner, l’inscrire dans le temps, lui donner une plus longue histoire.

Les individus, comme les peuples, n’ont jamais gagné à se figer sur leur présent. L’idée de transformation permet de sortir d’une alternative manichéenne – rester le même ou disparaître.

 

 

 

LES TROIS VIES D'EDOUARD LOUIS


Hallencourt : une identité contrariée

L’enfance d’Édouard Louis à Hallencourt est largement relatée dans son premier roman, En finir avec Eddy Bellegueule, puis évoquée par fragments dans ses deux textes suivants, Histoire de la violence et Qui a tué mon père.

L’écrivain décrit une communauté – sa famille et ses proches – où chacun s’efforce de survivre aux difficultés de l’existence. Dans ce village picard, la misère se décline dans le logement, le travail, la nourriture, la santé… Chaque facette de la vie quotidienne peut se lire dans le prisme de la violence sociale. Le microcosme d’Hallencourt représente un paradigme des classes populaires oubliées.

Édouard Louis n’est pas seulement défini par sa naissance prolétaire. Il est aussi, dès l’origine, le garçon différent. A rebours des critères de masculinité qui servent ici de compensation à l’impuissance sociale, il présente un comportement imprévu. Son corps disconvient au discours général, on l’accuse d’être une pédale et il pressent déjà l’être. Il n’est pas à sa place dans ce village où le cours habituel des choses devrait plutôt le rendre, comme son frère aîné et ses camarades d’école, un adolescent batailleur, buveur, amateur de football et coureur de filles. Un dur. Au contraire, le garçon se complaît dans des stéréotypes féminins, les pas de danse et les manières gracieuses. Il n’endosse pas le rôle qui lui était préparé.

Dès le départ, le parcours d’Édouard Louis est ainsi marqué par la contradiction. Il appartient à un monde dont il ne remplit pas les critères. Il ne réussit pas à satisfaire le milieu qui le porte. Il est en porte-à-faux. Alors il doit se cacher, feindre, se faire passer pour ce qu’on attend de lui.

La suite de son parcours conservera toujours la trace de cet écart. Se dissimuler. Croire seulement à ce qu’on montre, l’affirmer. Vivre la vérité du paraître. Dans ce processus ambigu, la notion d’identité devient vite sans objet. Qui est Édouard Louis ?


Amiens : la réinvention de soi

Arrivé à Amiens pour suivre ses études au lycée Madeleine Michelis, le garçon décide d’entreprendre une mue. Il veut se débarrasser de son passé et trouver une nouvelle affirmation de soi. Il va donc se transformer et renaître. Mais il n’escompte pas retrouver une nature authentique, une véritable identité dont on l’aurait jusqu’alors privé. Il ne croit pas au mythe d’une destinée bridée, il ne se voit pas comme le héros stendhalien jetant enfin ses chaînes (destinée sociale et pesanteur familiale). Il ignore ce qu’il va devenir, il sait juste qu’il ne veut rien garder de son milieu de départ. Il doit se réinventer.
Les années à Amiens accomplissent ce mouvement de torsion. Ce n’est pas sans surprises. Le garçon est sans cesse trahi par des comportements issus de son ancien mode de vie. Hallencourt l’a marqué plus qu’il le croyait. Il décide alors de rendre plus systématique son processus de transformation.
Il observe attentivement ses camarades de lycée, jeunes bourgeois bohèmes et cultivés, et il cherche à se comporter comme eux. Il ne veut pas leur ressembler, mais il comprend que c’est l’étape nécessaire pour faire disparaître sa condition sociale originelle. La réinvention de soi exige des modèles.

Après les lycéens, exemples incarnés d’une vie festive et décontractée, Édouard Louis découvre le monde plus sérieux des étudiants de faculté. Il commence un cursus d’Histoire et s’applique à devenir studieux. Il fait bientôt la connaissance de Didier Eribon, professeur de sociologie à la faculté d’Amiens, qui le pousse dans les études et l’incite à préparer l’École Normale Supérieure. Édouard Louis trouve là un nouveau mentor. Didier Eribon a dû, lui aussi, fuir autrefois un milieu familial prolétaire et homophobe, c’est le conseiller idéal pour une réinvention.

En quelques années, Édouard Louis parvient à conjuguer la transformation profonde de son habitus et l’affirmation ouverte de sa sexualité. Il devient un jeune homme renouvelé.


Paris : « Je suis ce que je deviens »

Édouard Louis arrive à Paris. Il a été admis à l’École Normale Supérieure, mais il n’est pas encore décidé à devenir un intellectuel. Il aimerait aussi faire du théâtre, qu’il a pratiqué depuis toujours en amateur dans son village natal et à Amiens. Il rêve de monter sur les planches avec des partenaires célèbres et fraie dans les milieux qui pourraient le propulser dans une vie d’artiste.

Pourquoi ne pas devenir acteur ?

En même temps, il fréquente via l’ENS le milieu intellectuel parisien et fait la connaissance d’écrivains et penseurs bienveillants (Annie Ernaux, Arlette Farge, Geoffroy de Lagasnerie). Ces auteurs accomplis ou studieux lui indiquent une voie plus sage.

Pourquoi ne pas devenir écrivain ?

Il décide d’écrire un roman, comme un ballon d’essai de son futur. Il prend le sujet de son enfance et le traite avec la distance de celui qui s’en échappé. En finir avec Eddy Bellegueule, aussitôt publié par les éditions du Seuil, obtient un succès considérable. Le voilà devenu romancier célèbre en quelques mois. Il a vingt-et-un ans.

Que serait devenu Édouard Louis si ce premier roman était resté confidentiel, voire non publié ? Aurait-il mené une carrière d’enseignant ? Aurait-il préféré l’aventure théâtrale ? Rien n’est jamais acquis dans cette trajectoire aléatoire. Édouard Louis n’avait pas prévu de faire une carrière d’écrivain. Pas plus que d’intégrer l’ENS ou de donner des cours dans les universités américaines. Il est le produit de ce qu’il accomplit. Il ne cherche pas à dévoiler son être profond, il n’a pas d’intentions au long cours.
Il est ce qu’il devient.

Depuis En finir avec Eddy Bellegueule, Édouard Louis a publié deux autres romans, accueillis encore avec succès, et il en achève un nouveau. Il se maintient dans la voie de l’écriture qui lui réussit bien. Mais tout pourrait changer demain. Chez lui, la mue se n’arrête jamais.

Texte de François Caillat, figurant dans le projet intial de  film.

 

 

Autour du film

IMAGES DOCUMENTAIRES - entretien avec François Caillat

“Avec Edouard Louis, le partage de la pensée”
Revue Images Documentaires n°107/108
Entretien de Catherine Blangonnet avec François Caillat

à propos de Edouard Louis, ou la transformation[1]

 

Images documentaires : Avant d’aborder la question de la parole – comment filmer la parole, question centrale dans ton film – peux-tu nous dire comment est né le projet de ce film avec Edouard Louis ?

François Caillat : Je connaissais déjà Edouard Louis, nous avions travaillé ensemble sur mon film Foucault contre lui-même[2]. C’était en 2012 et je cherchais un étudiant en philosophie pour réfléchir avec moi sur ce film, relire Michel Foucault, faire des notes utiles au scénario. On m’avait conseillé un jeune normalien d’Ulm qui était disposé à cette collaboration. A l’époque, ce garçon de vingt ans s’appelait Eddy Bellegueule et était inconnu. Nous avons sympathisé et travaillé plusieurs mois ensemble pour préparer le contenu théorique de mon film. Nous avions des discussions régulières et menions une confrontation intellectuelle sur le sujet qui nous rassemblait : le travail de Foucault et, plus largement, la philosophie – discipline à laquelle j’avais été formé moi aussi (je l’avais enseignée autrefois, avant de devenir cinéaste). J’ai donc connu Edouard Louis très tôt, avant qu’il devienne écrivain et acquière la notoriété qui est la sienne aujourd’hui. Ceci explique notre relation très libre, simple et directe, imperméable à tout phénomène de mode ou de célébrité.

Le film sur Foucault a été diffusé sur Arte en 2014, pour le trentième anniversaire de la mort du philosophe. Le premier livre d’Edouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule[3], est sorti au même moment, avec le succès que l’on sait. Depuis cette époque, Edouard et moi conservions une relation amicale. Plusieurs cinéastes faisaient des projets de films documentaires sur lui, mais il s’y refusait. Un jour, c’est moi qui m’y suis mis.

Je crois que la trace de cette relation ancienne transparaît dans ce film. Il s’agit de confiance. La confiance réciproque est fondamentale dans un film documentaire, dans la relation de parole et d’écoute mutuelles. C’est le septième film que je réalise avec des écrivains ou des intellectuels, c’est la première fois qu’existe un tel niveau de confiance. Je crois que cela se ressent dans le film, c’est l’une de ses clés.

I.D. : Mais dans tes précédents films, il ne s’agissait pas d’auteurs vivants.

FC: Michel Foucault était disparu, oui. Mais j’ai fait par exemple un film dans de bonnes conditions avec Jean-Marie Le Clézio[4]. Je suis allé tourner chez lui. A l’époque il habitait en Corée, donc je suis allé à Séoul et sur l’île de Jeju. J’ai tourné aussi au Mexique, où il avait longtemps vécu. Bref, ce n’était pas un entretien vite fait chez son éditeur, c’était un film de rencontre, j’ai passé des semaines avec lui. Mais il n’y a jamais le même niveau de réciprocité qu’avec Edouard Louis. Peut-être parce qu’il avait une stature trop grande, c’était l’année de son prix Nobel etc. Peut-être aussi que je n’ai pas réussi à me mettre au bon niveau par rapport à lui, ou qu’il n’a pas voulu se mettre dans un rapport d’égalité avec moi. Cela se ressent dans le film et je le regrette.

Dans le film que j’ai réalisé sur Julia Kristeva[5], en revanche, il y a déjà beaucoup plus de réciprocité. J’avais étalé exprès le tournage sur une année entière, afin d’avoir le temps de construire dans la durée une relation d’estime réciproque, puis un rapport amical. Au bout du compte, Julia Kristeva a eu confiance dans le film et a beaucoup donné d’elle-même. Ce n’était plus seulement le portrait d’une intellectuelle.

I.D. : Avant de tourner avec Edouard Louis, tu avais préparé le film avec lui ou tu en avais discuté ? Il savait que tu allais l’emmener sur certains lieux ?

FC.: Nous avons eu quelques discussions préalables, mais nous n’avons pas parlé du film lui-même. Edouard Louis m’a complètement laissé faire. Il ne connaissait pas le projet et n’a même pas lu le texte écrit pour la production. Il savait juste que je voulais travailler sur le thème de la transformation.

Le film est construit sur un retour à Amiens. J’ai emmené Edouard dans cette ville parce que c’est l’étape principale de sa transformation. Entre son village d’Hallencourt et Paris, il a passé quatre années à Amiens : ses années de lycée puis de faculté, des années durant lesquelles il a découvert la littérature, le théâtre, et connu Didier Eribon. A Amiens, le jeune Eddy Bellegueule a fait des rencontres déterminantes pour sa transformation. J’ai organisé le film sur ces années-charnière, sur cette bascule. D’autant qu’Edouard en avait jusqu’alors peu parlé dans ses livres : il y avait une sorte de “trou noir” qu’il m’intéressait d’explorer.

Dans mes tournages, de manière générale, j’aime beaucoup improviser. Dans ce film, j’ai utilisé la ville d’Amiens comme un cadre fixe dans lequel je pourrais improviser sur l’idée de transformation. Je voulais emmener Edouard là-bas, mais sans trop préparer. J’ai fait un bref repérage de la ville, où je n’étais jamais allé. J’ai noté quelques lieux possibles (le lycée, la maison de la culture, etc), et nous sommes partis à l’aventure un jour d’été. Je n’ai pas dit à Edouard ce qu’on allait faire, d’ailleurs moi-même je ne le savais pas. J’ai utilisé simplement le décor d’Amiens et j’ai improvisé.

J’avais choisi de tourner au steadycam pour faciliter cette improvisation : pouvoir circuler plus librement, ne pas être tributaire d’une mise en scène avec des plans fixes, de la lumière et autres dispositifs longs à installer. Je voulais ”me promener dans le souvenir” avec Edouard. Nous avons fait presque tout le tournage en extérieur. J’aime beaucoup tourner en plein air, les décisions se prennent vite, les choix se concrétisent aussitôt.

Pour autant, c’était quand même très organisé dans ma tête. J’avais l’idée d’une “ville fantôme”, je voulais filmer le retour d’Edouard dans une ville qu’il avait oublié, rejetée, où il n‘était jamais revenu. C’était sa ville, et ce n’était plus sa ville. Edouard retournait à ses années Eddy Bellegueule, la ville avait changé autant qu’il s’était lui-même transformé. Il revenait dans un passé fantomatique : des lieux désertés, un décor flottant, une image floue.

Techniquement, c’était très compliqué pour le chef-opérateur : je lui demandais de travailler au steadycam, pour une fluidité d’improvisation ; mais je voulais aussi une longue focale, afin que l’image du décor soit floue : la mise au point était faite seulement sur le visage d’Edouard, tandis que les alentours étaient incertains comme dans une ville fantomatique. C’était difficile : garder le point en longue focale sur un personnage en mouvement relève de l’exploit…

Cette expérience technique m’excitait évidemment beaucoup, je plongeais dans l’inconnu. Comme la plupart de mes confères, je déteste refaire ce que je sais déjà faire. Je n’avais encore jamais utilisé de steadycam, ne serait-ce que dans un plan de trois minutes. Là, tout le tournage d’Amiens se faisait en steadycam, cela paraissait risqué, les producteurs pensaient que j’allais au casse-pipe. Je suis revenu très content. Ce choix technique a rendu possible à la fois l’esthétique flottante du film et une parole très libre : avec Edouard, nous pouvions improviser selon les lieux, la météo, notre humeur du jour…

ID. : Ce dispositif fait penser à plusieurs films, et notamment à S21 de Rithy Panh. Lorsque, pour les filmer, on fait revenir pour la première fois les personnes sur les lieux d’un passé qui a pu être douloureux, cela fait resurgir une mémoire très vive, des souvenirs et une mémoire du corps aussi.

FC.: C’est ce que j’espérais, et cela a fonctionné. Et c’est pourquoi que je n’avais rien préparé. J’avais juste déterminé quelques lieux où je savais qu’Edouard était allé autrefois, et je l’ai emmené là sans le prévenir. La manière de tourner faisait que j’étais prêt à filmer ce qu’il pouvait se passer. Quand quelqu’un est surpris, il ne faut pas lui demander d’attendre que la caméra soit installée, sinon il va rejouer la surprise et cela n’aura aucun intérêt. Donc j’ai filmé Edouard dans ces moments où il était surpris : il a été mis, comme l’opérateur et moi, en situation d’improvisation.

Ce que je dis ici peut sembler évident à tout documentariste, c’est banal. Pourtant, il y avait dans ce cas une exigence particulière : j’attendais d’Edouard Louis qu’il produise un discours à partir de ces situations qu’il découvrait à l’improviste. Un discours : une vraie réflexion, pas quelques souvenirs ou remarques de circonstance. C’est ce que j’appelle pratiquer la pensée en direct. Tout le monde n’est pas capable de le faire.

Il y avait aussi l’idée de ville fantôme à laquelle je tenais. Je l’ai accentuée en allant tourner à Amiens en plein été, à la fin du mois de juillet, parce que je savais que tout serait fermé. Le lycée, le campus de la faculté, la maison de la culture, tous les lieux étaient fermés ou désertés. Arrivé sur le campus, Edouard a fait quelque chose que j’espérais, mais que je ne lui avais pas demandé : il est allé à la fenêtre de la cantine et il a regardé à l’intérieur. Il ne pouvait pas entrer et revoyait les lieux qu’il avait fréquentés dix ans plus tôt. Cette scène était imprévue. Pareil au théâtre, je savais qu’il était fermé à cause des travaux, mais Edouard l’ignorait. Il est entré sur la scène vide et il a développé un discours à partir de là. Le fantôme a créé une sorte d’appel d’air.

Pour obtenir une parole intéressante, c’est-à-dire qui ne soit pas préparée en amont, répétition d’un savoir déjà maîtrisé, il faut fabriquer ces moments de surprise possible. Or c’est souvent compliqué, parce que le cinéma est aussi un art de l’organisation.

ID.: Et il dit là des choses qu’il n’a jamais dites ou écrites ?

FC.: Je ne suis pas venu au tournage avec des questions déjà prêtes, avec un questionnaire. Là-dessus aussi, tout est improvisé. Mais j’ai quand même une méthode. Voilà comment je procède. Je commence à parler avec Edouard Louis, je parle beaucoup (on ne peut pas garder ce que je dis au montage, sinon il y aurait trois fois le film, je parle quelquefois durant cinq minutes d’affilée). Ainsi, et sans qu’il s’en rende compte, je l’entraîne sur le terrain que je souhaite. Jusqu’à ce qu’il se mette à parler, parfois en me coupant : il poursuit, prolonge et va ailleurs. Cela se passe toujours ainsi, c’est infaillible. La discussion surgit parce que l’arc était déjà tendu à l’extrême.

Mais ce n’est pas fini, évidement. Pendant qu’Edouard me parle, je réfléchis à toute vitesse : comment continuer, comment engager déjà la suite, sans coupure ? Alors je reprends la parole en m’appuyant sur ce qu’il vient de dire, et ainsi de suite. On ne passe jamais d’une question à une autre. C’est une conversation qui continue et s’enrichit elle-même.

Tout cela est quand-même assez fatiguant ! Lors du premier tournage, nous avons eu deux jours de conversation quasi-ininterrompue. Edouard est reparti épuisé, ça ne lui était jamais arrivé. Cette méthode, que j’avais déjà expérimenté sur d’autres films, a beaucoup d’avantages. On n’y recherche pas la synthèse ou le résumé facile. On n’a pas la prétention de rassembler un contenu, de mettre une pensée en fiches, d’encadrer la parole – comme on le voit hélas souvent à la télévision. C’est le contraire du “prêt-à-penser”.

A cet égard,  le projet de ce film était clair. Je voulais absolument éviter qu’Edouard Louis reproduise ce qu’il fait dans les médias. Edouard est très efficace à la télévision, on l’a souvent vérifié sur des chaînes françaises ou étrangères. Mais sur un plateau de télévision, l’invité ne parle pas pendant une heure, il a droit à une durée définie. Il est donc obligé de calculer sa parole, il se tient dans un rapport d’urgence, d’efficacité. Quelqu’un qui vient défendre son livre, par exemple, doit bien calibrer son propos. C’est exactement ce que je voulais éviter. Je désirais qu’on entende Edouard Louis autrement, comme on ne l’avait jamais entendu. Qu’on l’écoute en train de parler dans une continuité, sans souci du temps qui passe.

ID.: Il y a une grande élégance, je trouve, dans l’écriture du film. Par exemple, j’ai beaucoup aimé que l’enfance soit très discrètement évoquée par quelques photos. Il y a une seule photo je crois de la maison d’enfance. La description vient du texte lu en voix off. C’est une manière de monter image et son en contrepoint, qui est à la fois économique en termes de moyens et efficace. On ne voit pas la misère à l’image, on l’imagine à partir de quelques signes. Et c’est bien plus fort.

FC.: Dans le film, il y a trois étapes, trois lieux évoqués. Amiens est l’étape principale, la bascule entre Hallencourt et Paris, la transition. Je devais évoquer l’avant et l’après d’Amiens, sinon on n’aurait pas compris cette transition. Il fallait parler du début, l’enfance dans ce village picard d’Hallencourt, qui sert de cadre au premier roman En finir avec Eddy Bellegueule. A la sortie du livre, en 2014, les journalistes s’étaient précipités là-bas. Il y avait eu toutes sortes de reportages qui insistaient sur l’extrême crudité des choses, le naturalisme appuyé, un côté Zola à faire pleurer les riches – toutes choses que je déteste. Je n’ai pas voulu aller dans cette voie. Plutôt que de filmer un village délabré et une famille dans la misère, j’ai préféré tourner des images de paysages assez beaux. Et sur ces plans de campagne attrayante, j’ai placé la voix off d’Edouard Louis qui parle de son enfance en lisant des extraits de son livre. J’ai pensé qu’il sortirait de ce contraste quelque chose d’intéressant. C’était aussi une manière de me démarquer de toute visée naturaliste et d’éviter de faire un documentaire sociologique. De même que je filmais Amiens comme une ville floue, je montrais le village natal de manière stylisée. Je n’ai pas voulu faire un film de dénonciation sociale à travers des images. Je pense que le discours d’Edouard Louis est assez fort, il y suffit.

ID.: Ce qui est intéressant c’est aussi la manière dont tu montres l’ambiguïté de sa relation avec son père. Je ne peux pas m’empêcher de le comparer avec Annie Ernaux, que je trouve beaucoup plus dure, froide, avec sa famille.

FC.: Il y a une douce ambiguïté chez Edouard Louis. Dans son premier livre, En finir avec Eddy Bellegueule, il a fait un tableau sévère de son village et de sa famille. Et pourtant il y est resté très attaché, il a écrit sur eux depuis quelques années des textes extrêmement tendres. C’était d’ailleurs l’un de mes objectifs dans ce film : présenter quelqu’un plein de douceur, de tendresse, d’empathie – toutes choses bienveillantes qu’il masque volontiers par son sens de l’humour. Douceur et drôlerie : voilà des qualités qui n’apparaissent pas d’emblée dans son image de jeune homme intelligent véhiculée dans les médias. J’ai eu envie de les montrer dans mon film.

Un film est fait de choix. J’ai privilégié cet aspect d’Edouard Louis que j’aime bien. On le considère parfois comme quelqu’un de mordant. Il défend des positions politiques radicales, il participe à des mouvements engagés. Il a écrit des adresses publiques bien sonnées (à Manuel Vals, à Chirac et d’autres), il ne dédaigne pas les libelles. Ses proches amis, Didier Eribon et Geoffroy de Lagasnerie, sont eux aussi plutôt tranchés, parfois clivants. J’ai voulu montrer une autre image d’Edouard Louis parce que je sais qu’il est tout cela, mais aussi le contraire. Il est capable, après avoir fait un premier livre qui dénonce violemment sa famille, d’écrire un livre sur son père[6], puis un livre sur sa mère[7], pour leur dire qu’il les aime.

ID.: Sa parole est précise et juste et, si son expérience est particulière, cette auto-analyse qu’il mène dans le film est un modèle de lucidité et de pénétration.

FC.: Ce qui est étonnant, chez lui, c’est qu’il réfléchit toujours à partir d’exemples très simples : une rencontre, une sortie avec ses amis, une soirée en famille. Il raconte une anecdote et il commence à tirer des fils. On ne le voit pas venir. Par exemple il décrit comment on mangeait chez lui, à Hallencourt. Puis, insensiblement, il parle des repas « chez les bourgeois » – et ce n’est pas du tout pareil. Dans sa famille, on se tape volontiers sur le ventre quand on a bien mangé : un repas, c’est fait pour se nourrir, on ne se cache pas d’avoir faim, on est content d’y avoir remédié. Dans un milieu aisé, en revanche, on ne mange pas seulement pour se nourrir. C’est aussi un rite, une forme de sociabilité autour de la table, une occasion de passer ensemble un moment agréable : en général, on n’est pas affamé en arrivant au déjeuner, on ne se précipite pas sur les plats ! Edouard Louis utilise ainsi de nombreuses anecdotes de la vie quotidienne, souvent drôlement. Il part d’exemples concrets et parvient à en tirer des analyses efficaces.

ID.: Et généralisables. Il s’adresse à chacun. Ce film n’est pas un simple portrait.

FC.: Absolument. Edouard Louis cherche à développer une réflexion qui dépasse son propre cas. Il pratique une sorte de “partage de pensée”. A propos de la transformation (le thème du film), il ne parle pas seulement de sa transformation. Il appelle chacun de nous à changer.

Je reviens sur la manière de tourner, dont je parlais précédemment. Le plus important, dans ma relation filmée avec Edouard Louis, c’était d’arriver à fabriquer du temps réel. C’est pourquoi j’ai pratiqué l’improvisation. Rien ne devait être préparé : ni de ma part (avec une mise en scène contraignante, avec des questions), ni de sa part (avec des contenus déjà connus, un discours prêt à être énoncé). Il fallait que tout se joue (se formule, s’entende) ici et maintenant. Si on tournait un quart d’heure plus tard, tout aurait été différent.

ID.: Tu n’as jamais demandé à Edouard Louis de refaire une prise.

FC.: Non, jamais. D’ailleurs, si on l’avait refait, cela aurait engendré d’autres réponses. Ce qui m’intéresse le plus, dans ce genre de tournage, c’est de voir une activité : moins la pensée elle-même que sa formulation en cours devant moi. Si je veux connaître avec précision une pensée, je peux acheter un livre, la pensée s’y incarne au mieux : elle est inscrite, retouchée, aboutie. La pensée est normalisée dans l’écrit. De fait, on n’a pas besoin d’une médiation par l’auteur, son regard ou son corps. Je peux lire et comprendre Aristote sans écouter l’homme devant moi. En revanche, lorsqu’on filme quelqu’un, ce qui est formidable – et qu’on n’a jamais dans un livre – c’est de le voir réfléchir à voix haute, parfois hésiter, se reprendre. D’une certaine manière, on le voit préparer un livre. Il nous fournit les étapes préliminaires, les articulations. Il fait le brouillon de son livre.

ID.: C’est ce que Jean-Louis Comolli a fait avec Carlo Ginsburg pour son film sur L’affaire Sofri. Il est allé chez lui pendant plus de deux ans pour filmer l’élaboration progressive du livre.

FC.: Oui, certains se passionnent pour ce processus d’élaboration de l’oeuvre. Leur obsession sera de retrouver les vingt-sept brouillons d’un texte, d’étudier ses plus infimes variations jusqu’à l’état final. Ceci se pratique beaucoup avec les romans, les œuvres littéraires. Je crois que cela se fait moins avec les œuvres de pensée, où l’on considère que seul le texte publié fait preuve. Les préalables restent une esquisse, sans grande utilité pour le lecteur (sauf, bien sûr, en cas de textes particulièrement obscurs, ou d’auteurs pratiquant à dessein le flottement de pensée !)

Filmer la pensée en acte, voilà ce qui m’intéressait. Je voulais donner la possibilité à Edouard Louis de chercher, douter, se reprendre : penser en direct. Et au final, si le spectateur du film le trouve convaincant, efficace, ce n’est pas parce que ses propos sont calibrés, bien cadrés. C’est parce qu’il est sincère. On sent qu’il est vraiment en train de le penser ce qu’il dit. Je ne l’ai pas mis dans un dispositif de performance, je l’ai mis dans un dispositif d’accompagnement.

ID. : Comment l’expérience des précédents films t’a-t-elle servie ?

FC.: Je peux pratiquer ce genre de tournage parce que je l’ai fait depuis longtemps : dans mes documentaires sur des penseurs, mais aussi dans mes autres films qui sont des récits, des films romanesques. J’ai toujours pris plaisir à entraîner les gens là où j’avais envie – doucement, subrepticement, en menant une conversation dirigée. Dans Bienvenue à Bataville[8], par exemple, les gens finissaient par me dire des choses qu’ils n’avaient pas du tout prévu de dire. Pareil dans L’Affaire Valérie[9], où j’avais une bonne méthode (mais celle-ci en peu de mots) pour faire dire l’indicible. C’est ce qu’on appelle la maïeutique : faire accoucher les gens d’une parole qu’ils possèdent déjà sans le savoir. Plus prosaïquement, c’est de l’anti-télévision. Le documentaire télévisé se déploie dans un registre assez frontal, brutal, il doit produire de l’effet. La maïeutique est plus lente, sa dynamique avance par touches progressives. J’ai souvent mené mes entretiens dans cette direction.

ID.: Tu veux bien parler du montage du film ?

FC.: Le film s’est fait simplement, à la fois au tournage et au montage. Le montage a duré six semaines, ce qui n’est rien du tout – je m’insurge contre des durées aussi courtes, c’est le temps imposé par la télévision pour des 52 minutes et je regrette ces délais qui empêchent les films d’éclore. Or, bizarrement, celui-ci s’est monté vite. Peut-être parce que c’est un film très unitaire, centré sur son objet, n’en démordant jamais. Je le vois comme un jet, tiré d’un seul trait. Je suis content de cette simplicité.

ID.: Je ne te crois pas tout à fait, parce que j’ai toujours pensé que le montage est quelque chose de compliqué, de lent et mystérieux.

FC.: En général, oui. Sauf ici ! Mais il est vrai que j’avais préparé le montage. Je connaissais exactement le contenu de mes rushes, j’avais réfléchi avant de travailler avec le monteur Manu Manzano. Il faut préciser aussi que c’est un film avec peu de paramètres, concentré en trois lieux : Amiens, le lieu principal ; le village d’Hallencourt, en quelques plans de campagne ; un studio parisien avec dispositif d’écrans (enregistrement de textes, extraits d’émissions télé, scènes de théâtre : le système médiatique). Ces trois lieux portent le personnage de la transformation : le lycéen qu’on retrouve à Amiens ; le garçon qu’on entend à Hallencourt ; l’homme public d’aujourd’hui, qu’on voit sur scène ou à travers des écrans.

ID.: Quelle a été la réception du film ?

FC. : Je crois que les spectateurs sont surpris de découvrir Edouard Louis sous cet angle. Il y a ceux qui aimaient déjà l’écrivain, appréciaient ses ouvrages ou ses interventions publiques. Et il y a ceux qui ne l’aimaient pas, mais sont venus parce qu’on leur avait parlé du film, et ils m’ont écrit : Je ne suis pas du tout d’accord avec ce qu’il dit, mais c’est quelqu’un de lumineuxCe qu’il fait ressentir est magnifique.

Dans ce cas-là il y une sorte de respect, imposé par le film. J’en suis très content. C’est l’objectif que je m’étais donné : montrer un garçon sensible, touchant. Bien-sûr il est très intelligent, mais les gens connaissent déjà son intelligence, tandis que l’autre aspect semble moins évident. Le film qui veut éclairer cette cette face.

ID.: Qu’est-ce que tu as enlevé pour la version courte ?

FC.: Surtout les morceaux de théâtre. Je trouvais intéressant de parler de théâtre parce que c’est encore une autre vie possible d’Edouard Louis. Quand il est arrivé à Paris pour faire l’ENS, il ne souhaitait pas du tout être un intellectuel. Il voulait être comédien et entrer à la Comédie Française. Et maintenant, depuis deux ans, il joue au théâtre. Il était dernièrement à New York dans la pièce de Thomas Ostermeier, Qui a tué mon père.

Le théâtre pose des questions intéressantes sur la transformation, puisqu’en principe, sur scène, on devient un autre que soi. Mais quel est ce soi ? Que veut dire l’authenticité ? C’est la grande question du film. Qui est le vrai Edouard Louis, si jamais il existe ?

Edouard Louis théorise sur l’inauthenticité des êtres, il dit qu’il n’y a pas d’original, il n’y a pas un vrai moi dont il faudrait s’approcher. A chaque fois je suis dans la vérité, je suis dans le devenir. C’est cela, la transformation : une transformation permanente. Donc le théâtre ajoute cette réflexion supplémentaire : qui est-on sur scène ? C’est une autre voie possible pour parler de transformation, une digression dans le film.

ID.: Il y a deux versions du film.

FC.: Il existe une version de 52 minutes, déjà diffusée sur France 3 Hauts-de-France. Nous voudrions faire une sortie en salles avec la version de 72 minutes, celle qui est passée en mars au festival Cinéma du Réel.

 ID.: A propos de la collection des Hommes-livres, Jérôme Prieur disait que l’entretien ne permet pas de savoir la vérité, mais de l’entrevoir, de l’entrevoir entre les mots, entre les images[10].

FC.: Cela voudrait dire qu’il y a une vérité de l’autre ? Non, je ne crois pas qu’il y ait une vérité de l’autre. Il n’y a pas une sorte de trésor secret que le réalisateur essayerait de dégager. Pour moi, tout se passe au moment du film. La vérité qui est dans le film, c’est la vérité du film. Ce n’est pas la vérité du personnage, c’est la vérité du moment.

 

 

[1] Edouard Louis, ou la transformation. Réalisation : François Caillat. Production : Tempo films, Acqua alta, Le Fresnoy-Studio national des arts contemporains. Distribution : Tempo films. 2022, 52 min et 72 min.

[2] Foucault contre lui-même. Réalisation : François Caillat. Production : The Factory, ina, Arte France. 2014, 52 min.

[3] Edouard Louis. En finir avec Eddy Bellegueule. Paris, Editions du Seuil, 2014.

[4] J.M.G. Le Clézio, entre les mondes. Réalisation François Caillat. co-scénariste Antoine de Gaudemar. Production : The Factory, ina, France 5. 2008, 52 min.

[5] Julia Kristeva, étrange étrangère. Réalisation : François Caillat. Production : Ina, Arte. 2005, 60 min

[6] Edouard Louis. Qui a tué mon père ? Paris, Editions du Seuil, 2018, 

[7] Edouard Louis. Combats et métamorphoses d’une femme. Paris, Editions du Seuil. 2021

[8] Bienvenue à Bataville. Réalisation : François Caillat. Production : Unlimited, ina. 2007, 90 min

[9] L’Affaire Valérie. Réalisation : François Caillat. Production : Archipel 33, ina. 2004, 73 min

[10] Jérôme Prieur. « Entretien/entrevoir », in Images en bibliothèques, 1993.

INTERVIEW pour Le MagduCiné

Depuis plus de vingt ans François Caillat, philosophe documentariste, filme dans une série de portraits des grands esprits qui diagnostiquent un certain état du présent. Avec Edouard Louis, ou la transformation, il revient sur la trajectoire brillante, profonde et réformatrice d’un de nos intellectuels les plus performatifs, invitant le spectateur à un programme : désincarcère-toi de ton passé, transforme-toi toi-même.

Le MagduCiné : Filmer la parole est toujours un pari périlleux, ce désir vous a-t-il été inspiré de vos propres années d’études de la philosophie, notamment à Vincennes ?
Y a-t-il eu très tôt une fascination pour le discours des maîtres tels Foucault, Deleuze, Lacan ?
Ou est-ce venu du théâtre ?

François Caillat : Je n’ai pas fait d’école de cinéma ni suivi la moindre formation à la réalisation, je suis autodidacte et me suis formé sur le tas en tournant mes films. En revanche, j’ai fait des études de philosophie (j’étais élève de l’école normale supérieure, étudiant à Vincennes et Nanterre) et j’ai eu la chance d’étudier à une époque où officiaient de grands esprits comme Gilles Deleuze ou Michel Foucault. De ces années formatrices (que j’ai un peu prolongées en enseignant la philosophie après avoir passé l’agrégation), il m’est resté un certain goût pour la réflexion, un appétit pour le concept. De là est né mon désir de filmer des penseurs – au sens large : intellectuels, écrivains, etc. – dans une série de portraits et rencontres que j’ai réalisés depuis vingt ans. Edouard Louis est le sixième personnage de cette série, dernier venu après Michel Foucault, Julia Kristeva, Jean-Marie Le Clézio, Peter Sloterdijk, et le trio Malraux-Aragon-Drieu la Rochelle. Cette série représente le côté un peu cérébral de mon travail, distinct d’une autre voie bien plus romanesque, que j’ai suivie dans une dizaine de longs-métrages documentaires (produits pour le cinéma et la télévision), construits sur une narration sensible, ayant pour thèmes le passé, la mémoire, les traces, l’oubli…

Quelle est pour vous la nécessité aujourd’hui de filmer la réflexion d’un écrivain tel que Edouard Louis ? 

Le travail d’Edouard Louis s’inscrit au cœur d’une réflexion contemporaine sur l’identité et le changement. Il traverse les débats d’aujourd’hui sur la permanence, la conservation, le repli sur soi, ou au contraire l’ouverture aux possibles, aux changements – c’est-à-dire à la transformation, qui est le sous-titre du film. La formule qu’Edouard Louis emploie parfois, “Je suis ce que je deviens”, balaie d’un grand souffle les sempiternelles idées sur la nature humaine et ses codes figés, sur notre présent qui risquerait de disparaître s’il se modifiait. La crainte du devenir, chez Edouard Louis, se retourne en désir de se réinventer.

À l’heure où les cours de Gilles Deleuze sont publiés aux Éditions de Minuit, auriez vous pu vouloir filmer Deleuze ? Y a-t-il selon vous une parenté entre la parole d’Edouard Louis dans votre documentaire et celle de Deleuze qui fabriquait de la pensée en parlant et s’adressait à tout le monde ? 

Je pense, en tout cas j’espère, que chaque penseur veut s’adresser à tout le monde ! C’est le cas d’Edouard Louis, et il le justifie avec raison en affirmant que sa parole est politique (au sens de la cité), parce qu’elle vise un espace public, un lectorat multiple, la plus large communauté sociale. C’était bien sûr le cas de Gilles Deleuze, qui aimait philosopher (il disait “bricoler des concepts”) devant ses étudiants de Vincennes, ou en direct devant la caméra de Claire Parnet dans ”L’abécédaire de Gilles Deleuze”, le magnifique film d’entretiens improvisés qu’elle a tournés avec lui. C’est le cas aussi de Michel Foucault qui pensait en direct, c’est-à-dire en s’inscrivant dans son époque, jour après jour, quitte à modifier sa pensée d’un ouvrage à l’autre, à parfois se renier, “se déprendre de soi” – d’où le titre du documentaire que je lui ai consacré en 2014 : Foucault contre lui-même. Dans ce film, je parlais donc déjà de transformation… 

Le titre de votre film est Edouard Louis ou la transformation, en même temps votre documentaire et l’œuvre d’Edouard Louis font réfléchir aux parcours et métamorphoses multiples d’une vie. Pourquoi avoir choisi le singulier plutôt que le pluriel ? 

Pour la raison que j’évoquais ci-dessus, d’une parole publique, politique, adressée à chacun de nous, exprimée par-delà les cas particuliers. Il s’agit de LA transformation, comme horizon possible et généralisable. Certes le film parle de changements particuliers survenus dans la trajectoire d’Edouard Louis, mais il les cite comme exemples, il cherche à en tirer un usage plus large. Il souhaite donner, à partir de là, un mode d’emploi utile à toute transformation. Le sous-titre du film, la transformation au singulier, est important. Il annonce qu’on ne sera pas dans un registre personnel (autobiographie, confessions, etc.), mais dans un film programmatique : Edouard Louis, voilà une transformation qui pourrait inciter à la vôtre.

Votre démarche résonne avec la maïeutique socratique. Êtes-vous d’accord avec Socrate qu’une vie qui ne s’est pas questionnée est une vie sans valeur? 

Je ne sais pas trop ce que serait “une vie sans valeur“ : toute vie me semble digne et valeureuse. Faut-il nécessairement la questionner ? Oui, si l’on est philosophe comme Socrate, qui réussit à faire accoucher son interlocuteur d’un savoir qu’il croyait ignorer (en quoi consiste la maïeutique) ; pour autant, je ne crois pas que la vie soit dépourvue de valeur si un tel questionnement n’advient pas. La réflexion et l’analyse sont des outils, des guides pour avancer dans le monde alentour, mais elles doivent être elles-mêmes informées par la vie, par ses surprises et ses aléas, pour rester pertinentes. Sinon, on tombe vite dans l’abstraction inutile, rhétorique ou sophiste. 

Quel penseur ou artiste accompagne votre travail ? 

J’ai fait un film sur Michel Foucault parce que c’est un penseur que j’admire énormément et en qui je me retrouve facilement. Malgré sa complexité et ses variations, il m’a toujours semblé très familier. C’est donc qu’il m’inspire personnellement, y compris dans la manière d’être et de réfléchir au jour le jour.

Concernant les artistes qui pourraient m’inspirer, je suis – paradoxalement – sur le versant opposé, attiré par des auteurs très sensibles et peu conceptuels, pratiquant le doute et la confusion volontaire – par exemple, en littérature, un écrivain un peu flottant comme Patrick Modiano. Ceux-là inspirent sans doute l’autre versant de mon travail, avec mes films que je qualifie de “romanesques”. 

Que vous a appris Edouard Louis ?

Je connaissais déjà sa pensée et ses livres, c’est pourquoi j’ai voulu faire un film avec lui. Ce n’était pas une découverte. En revanche, j’ai découvert sa manière de communiquer sa pensée à autrui. Quand nous avons tourné le film, il s’est montré d’une grande générosité, acceptant d’être pris en charge par mon projet, de suivre ses improvisations, de partager une grande liberté. Il était très disponible, chaleureux, amical. J’ai découvert que l’amitié, la simplicité des relations humaines, pouvaient aller de pair avec une grande rigueur de pensée – ce qui n’est pas le cas chez tous les penseurs !

Quelle est la personne que vous aimeriez filmer ? 

Celui ou celle qui sera le sujet de mon prochain film, sans doute. J’y réfléchis, mais rien n’est encore décidé.

Vous sentez vous héritier d’un mouvement, d’un élan, d’un auteur, ou sans héritage particulier? 

Mon héritage est aux confins d’une époque. J’ai eu vingt ans dans les années 1970. J’ai vécu cette jeunesse dans une décennie qui conjuguait l’extrême sensible (libération des mœurs, nouvelles manières de vivre sa liberté au quotidien) et la pensée théorique à son firmament (on parlait de Deleuze et Foucault, la liste est longue des grands penseurs de ces années). C’est donc un héritage à la fois riche et parfois contradictoire : vivre avec son corps, vivre avec sa tête… Je retrouve cette dualité dans ma filmographie, je l’ai poursuivie et expérimentée en tournant à la fois des documentaires romancés et des portraits d’intellectuels.

Quelle est la question que vous aimeriez que l’on vous pose ? 

Tout était parfait, merci !

(interview réalisée en novembre 2023)

Débat autour du film, Paris, Centre Pompidou, 16 mars 2022

A l’occasion de la présentation du film en avant-première au festival Cinéma du Réel :

Débat public, préparé par Alice Leroy, avec :
François Caillat, Edouard Louis et la philosophe Sandra Laugier.
Ecouter ci-dessous le débat (44 minutes)

Contacts et liens : production, diffusion, distribution

Production :
Tempo films – en coproduction avec Acqua alta, DDN, Pictanovo, Le Fresnoy
 Hortense Quitard/ Emilie Dudognon
tempofilmsprod@gmail.com

Distribution
contacter : Emilie Dudognon
tempofilmsprod@gmail.com


Supports disponibles à la programmation :

PRORES, DCP

Dans la presse

rubrique en cours

(remplissage en cours)

 

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IL ETAIT UNE FOIS LE CINEMA
Jean-Max Mejean

Portrait philosophique d’un jeune homme (trop) moderne.

 

Retour à Amiens

François Caillat, ancien professeur de philosophie devenu documentariste, nous propose un portrait de la révélation littéraire, exagérément médiatisée, d’un jeune génie au début des années 2000, Eddy Bellegueule, devenu plus tard Edouard Louis par arrêté de justice. Il faut dire que le jeune homme est séduisant et particulièrement intelligent. Filmé souvent de dos parce que la caméra le suit lorsque François Caillat lui a proposé sans préparation aucune de le conduire dans la ville d’Amiens, lieu de sa première transformation. Comme son maître Didier Eribon qui l’a fait avec son Retour à Reims en 2009, et en évoquant une certaine Annie Ernaux en son temps, en plus apaisé envers sa famille, Edouard Louis fait revivre ses souvenirs non d’une manière anecdotique, mais en développant le fil de sa pensée. Il nous entraîne alors dans une sorte de pensée en acte, un événement à contre-courant du documentaire de télévision trop mis en scène et orienté. Le réalisateur lui propose une sorte de maïeutique socratique qui lui permet de divulguer la pensée dont il est très fier sur la nécessité de la transformation, lui qui a échappé au déterminisme social et a même pu entrer dans le monde cadenassé du théâtre, de la littérature et a même obtenu de faire changer officiellement son nom, non pour couper court avec son passé mais pour entrer dans un autre monde qui ne le faisait même pas rêver auparavant. « J’attendais d’Edouard Louis qu’il produise un discours à partir de ces situations qu’il découvrait à l’improviste, déclare François Caillat dans le dossier de presse du film. Un discours : une vraie réflexion, pas quelques souvenirs ou remarques de circonstance. C’est ce que j’appelle pratiquer la pensée en direct. Tout le monde n’est pas capable de le faire. »

Un péripatéticien sous maïeutique

Cette conversation en marche comme les péripatéticiens de l’Antiquité nous conduit vers une fine analyse du monde tant Edouard Louis sait manier les mots avec précision, mais sans snobisme ni afféterie. On découvre ainsi un être en perpétuelle réflexion et transformation mais qui n’est jamais ni donneur de leçon, ni poseur intellectuel, un peu agaçant toutefois. Dans un certain sens, la définition sartrienne découverte dans les dernières ligne des Mots lui correspondrait presque même s’il aurait du mal à ressembler à Albert Camus : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. » Et pour ce faire, le documentariste a choisi non pas de mettre en scène les lieux minables où l’ex-Eddy a passé son enfance (en effet, on ne voit qu’une seule photo de leur maison délabrée) mais nous propose par moments une vision de beaux paysages, ou des retours vers les mises en scène créées à partir des textes écrits par Edouard Louis – dont le livre qui l’a révélé, Pour en finir avec Eddy Bellegueule – et, bien sûr, des lectures par l’auteur lui-même devant un micro et face à une belle mise en abyme.

Profil de médaille

Au final, un très beau film qui échappe intelligemment à toutes les chausse-trapes que le sujet aurait pu placer sous ses pieds et dessine en fait le portrait d’un homme en devenir incessant, avec son profil de médaille qui, hélas, évoque celui de Macron, mais un Macron affûté et sincère qui se faufile entre les mots et se donne à voir, non comme un modèle, mais comme un survivant du déterminisme social et qui a fait son miel des thèses de Bourdieu sans en faire « tout un plat »… « Je crois que les spectateurs sont surpris de découvrir Edouard Louis sous cet angle, se confie François Caillat. Il y a ceux qui aimaient déjà l’écrivain, appréciaient ses ouvrages ou ses interventions publiques. Et il y a ceux qui ne l’aimaient pas, mais sont venus parce qu’on leur avait parlé du film, et ils m’ont écrit : Je ne suis pas du tout d’accord avec ce qu’il dit, mais c’est quelqu’un de lumineux… Ce qu’il fait ressentir est magnifique. Dans ce cas-là il y une sorte de respect, imposé par le film. J’en suis très content. C’est l’objectif que je m’étais donné : montrer un garçon sensible, touchant. Bien sûr, il est très intelligent, mais les gens connaissent déjà son intelligence, tandis que l’autre aspect semble moins évident. Le film qui veut éclairer cette face. »

Jean-Max Méjean

 

 

English / Español / Italiano

The metamorphosis of a young boy from a sub-proletarian background in Picardy into a star of French cultural life. Édouard Louis, who in a few years has become the spokesman writer of a generation, encourages each of us to make permanent transformation a new way of life.

 


(texte à venir)

(texte à venir)