Lorsqu’on parle de « lieu de mémoire », on évoque un lieu propice à accueillir une sédimentation : du passé, des souvenirs, de la remémoration… C’est-à-dire une fabrication de mémoire. Il y a lieu de mémoire lorsqu’il y a lieu de se souvenir.

On sait que les lieux de mémoire ne sont pas nécessairement affectés d’un même coefficient de visibilité. Tous ne se laissent pas admirer, à l’instar de l’Arc de Triomphe (mémoire orgueilleuse des victoires napoléoniennes) ou de la Tour Eiffel (mémoire dressée de la modernité). Il existe en effet des lieux de mémoire plus modestes, tels les monuments aux morts de chaque commune française. Il existe aussi des lieux de mémoire dépourvus de toute monumentalité, anonymes, presque insignifiants. Par exemple, à courte distance du Mémorial de Caen, qui commémore le débarquement du 6 juin 1944, on trouverait moulte lieux – prés, bâtisses, fermettes – qui portent en eux la mémoire de ce jour. Ils en portent la mémoire incontestable puisque l’événement (tel ou tel épisode de cette journée du 6 juin) s’y est véritablement déroulé. En regard du Mémorial de Caen – reconstitution a posteriori, lieu symbolique de mémoire – ce sont là des lieux réels. Et pourtant, paradoxalement, ces lieux sont devenus muets sur l’événement passé (route anonyme, champ ordinaire) tandis qu’un autre lieu s’est attribué leur fonction mémoriale dans une mise en scène publique. Ainsi le lieu de mémoire s’est-il déplacé de son terrain d’origine vers son terrain de représentation : l’événement est devenu monument, le visible a déserté le réel pour investir le symbolique – au prix, certes, d’un tour de passe-passe topologique puisque le débarquement du 6 juin 1944 n’a pas eu lieu devant le Mémorial de Caen, pas plus que le soldat inconnu n’est mort en haut des Champs Elysées…

L’idée de travailler sur des lieux de mémoire anonymes et banals recoupe cette relation visible / non visible. Il s’agirait d’explorer deux sortes de lieux de mémoire, chacun étant susceptible d’être cinématographié. D’un côté, on trouverait les « monuments de mémoire » tels qu’ils figurent dans le patrimoine collectif (toutes tendances confondues : du Panthéon au Sacré-Coeur). Ici, la difficulté consiste à représenter quelque chose qui est déjà de l’ordre de la représentation : comment mettre en scène un monument qui est déjà (par nature) mis en scène, comment « panthéoniser » le Panthéon ? De l’autre côté, on trouverait les « lieux réels » où s’est déroulé l’événement : des paysages où il n’y a souvent plus grand-chose à voir, des espaces rendus muets sur leur passé, le champ de Waterloo devenu morne plaine… Ici, le projet consiste à faire revivre ces lieux dans leur histoire, à les réinscrire dans une filiation, à les remettre à leur tempo. En vérité, il s’agit rien moins que de partir du vide pour aller vers le plein.

Partir du vide… Mais comment faire avec si peu ? À quoi s’accrocher lorsque le passé s’est tellement éloigné? Lorsqu’il ne subsiste, de ce passage du temps, qu’une sorte de dissolution, un effacement ? Il faudrait réfléchir à cela : comment le cinéma peut-il parler de l’effacement ? Et comment peut-il le faire sans risquer à chaque instant la falsification ? Car le « cinéma mémorial », on s’en doute, fait obligatoirement appel à de nombreux fantômes : il les convoque, les écoute, leur demande d’intervenir à tout propos… Mais qu’adviendrait-il si certains d’entre eux s’avéraient, malencontreusement, être des fantômes de vérité, c’est-à-dire de vrais mensonges ?

Pour que les fantômes ne soient pas mensongers, pour qu’une « archéologie imaginaire » conserve sa vérité, il faut s’intéresser aux traces. La trace, on le sait, signale le chemin possible du présent au passé. C’est plus qu’un signe, plus qu’un indice. C’est une véritable empreinte, une trace matérielle – un peu comme la griffe du cerf inscrite dans la boue exprime matériellement qu’un animal est passé là (pour peu, bien sûr, qu’on sache déchiffrer le sol). Faire un cinéma du lieu de mémoire exige ainsi de s’appuyer sur des traces matérielles aussi souvent que possible. Mais de quelles traces matérielles parlera-t-on ici ? Car il en existe toutes sortes qui peuvent orienter le lieu de mémoire : certaines sont écrites (carnets de routes, ou journaux intimes, relatant un historique du lieu), d’autres sont orales (témoignages, ou parcours commentés), d’autres encore sont picturales ou photographiques (représentations du lieu au passé, donc preuves par simple comparaison d’images), etc. Il y a également, et c’est ce qui nous intéresse ici, ce qu’on pourrait appeler des « fragments du décor » : morceaux de paysage, route, arbres, maison, etc. – chacun de ces fragments pouvant incarner, à lui seul, le passé qui vient jusqu’à nous. Autrement dit, il existe, au sein du visible, des figures métonymiques.

“Métonymie” (Petit Larousse illustré) : « Procédé par lequel on exprime l’effet par la cause, le contenu par le contenant, le tout par la partie, etc. » Appliqué à notre problématique du lieu de mémoire, la figure métonymique est l’inscription – partielle mais significative – du passé dans le présent. Quelques exemples. La nature offre de nombreuses figures métonymiques. Ainsi, dans le monde animal, le lézard est une métonymie de la préhistoire : son corps d’écailles exprime la configuration ancienne d’un monde peuplé de reptiles ; de même le fossile est-il métonymie : comme empreinte matérielle d’animal (ou de plante), il transporte à lui seul une époque et une datation. Quelle serait la métonymie dans le règne cinématographique ? Quand appliquer cette figure à l’oeil documentaire ? Très exactement, c’est quand le regard se porte sur un élément isolé du décor, en tant que cet élément figure à lui seul le passé qui le constituait autrefois. Regardons par exemple ce reste de mur d’usine envahi par la végétation : il figure qu’une usine se dressait alentour. Regardons cette cheminée à demi écroulée : elle révèle à elle seule l’activité industrieuse dont elle n’était jadis qu’un maillon. Et encore cette cheminée, par son côté ostentatoire, traduit-elle mieux que tout autre la dimension de l’ensemble ; mais il est d’autres parties moins symboliques et tout aussi métonymiques. Ainsi le terril minier ornant un paysage du Nord : recouvert aujourd’hui de verdure, un peu perdu dans un environnement agricole, il est la figure métonymique du passé charbonnier. Certes on doit savoir interpréter sa forme conique et son dôme verdoyant (tout comme l’empreinte du cerf dans la boue est lisible par le seul chasseur). Mais pour qui sait voir, ce terril peut traduire la totalité historique du décor qui l’entoure. Point n’est besoin de le compléter par d’autres fragments. Ce terril, petite partie du paysage d’aujourd’hui, figure en même temps la totalité du paysage d’autrefois. En lui se côtoient ainsi la partie et le tout. Sa présence atteste que « Le tout est dans la partie».

On parle ici d’usine, de cheminée, de terril… Ce sont des éléments de décor très visibles, presque excessifs. Il en est d’autres plus ténus, minuscules, presque futiles, qui joueraient aussi bien la partition métonymique. C’est par exemple un bout d’embarcadère délabré sur une plage, un hangar éventré à la lisière d’un bois, un reste de mirador perché dans un arbre… Chacun peut figurer une totalité passée, chacun est un fragment qui a la prétention d’être un résumé complet. Car chacun raconte une histoire, parle de temps anciens, donne une image de ce qui se passait ici autrefois. Même un petit bois peut signifier qu’il existait jadis une vaste forêt. Ce petit bois, ou même cet arbre isolé, est la figure métonymique d’une forêt qui se dressait jadis. Le projet de « cinéma mémorial » consistera ici à montrer cet arbre tel qu’il est isolé, c’est-à-dire à la fois une réduction extrême de la forêt d’antan et son incarnation parfaite. Car cet arbre isolé incarne à la fois « tous les arbres » de la forêt, et « le seul arbre » présent devant nos yeux. Le tout et la partie, le tout dans la partie… Voilà précisément la figure métonymique de ce modeste arbuste.

On connaît le dicton «Derrière l’arbre se cache la forêt». Adapté à notre dessein métonymique, ce dicton s’avère fructueux. Il dit en effet que la forêt est cachée par l’arbre et qu’en même temps l’arbre est l’indice de cette forêt. Autrement dit, l’arbre masque et révèle à la fois. Il est la trace visible de l’invisible. Autrefois l’un et l’autre se répondaient dans l’espace (l’arbre était situé devant la forêt), aujourd’hui l’un et l’autre se répondent dans le temps (derrière cet arbre, il y a eu une forêt). Pas d’arbre sans une forêt qui l’ait rendu possible et – inversement – pas de forêt possible sans un premier arbre placé devant nous. Dire ainsi que «L’arbre cache la forêt» consiste à formuler avec beaucoup de précision la relation présence/absence. Du point de vue du « cinéma mémorial », c’est donner une formulation du travail mené sur les lieux de mémoire : comment montrer l’invisible ? Comment parler de l’effacement ? Comment reformuler le passé, et à quelles conditions éviter la falsification ? La tâche de notre « archéologie imaginaire » devient claire : elle doit représenter une forêt entière à travers ce qu’il en reste : un arbre ; mais, sauf à risquer le faux, elle ne peut probablement jamais se passer de cet arbre-là.

Élargissons l’enjeu. Est-il possible d’étendre la figure de la métonymie à des lieux de mémoire qui ne soient plus géographiques, mais humains ? Peut-on regarder les visages comme des paysages, déchiffrer les corps en détail, faire une topologie du vivant ? Peut-on, dans un projet de « cinéma mémorial », considérer chaque individu comme une parcelle du passé ? Autrement dit, l’homme peut-il être, lui aussi, un lieu de mémoire ? La réponse, si elle est positive, consiste à montrer en chacun une inscription venue d’antan : un signe fantomatique, une manifestation de présence / absence, la preuve du travail d’effacement. À ce moment, devant nous, dans tel visage précis, on scrute à la fois le nouveau et l’ancien. Le « cinéma mémorial » considère ainsi les hommes comme il considère les lieux : il les fait parler, d’autant plus qu’ils sont muets ou prétendent n’avoir rien à dire. Ceci, évidemment, ne concerne pas seulement le discours parlé. Il faut savoir présenter un visage en cherchant, dans cette présentation, un indice du passé. Comment faire résonner ce visage de ce qui l’habite depuis des millénaires ? Appliqué à l’humain, le lieu de mémoire n’est pas l’effet d’une dissection menée par les médecins-légistes de l’âme. Il relève plutôt de la généalogie. On y considère en effet que l’homme est une figure métonymique de l’humanité passée. L’homme porte la généalogie de son passé, il est à lui seul son propre arbre généalogique.

Nous voilà revenus à “L’arbre qui cache et révèle la forêt”. Tout homme est un arbre généalogique parce qu’il est à la fois partie et tout : branche et tronc, morceau de la famille et ferment de famille. L’arbre généalogique dessine en lui un présent et un passé. Le terme de « généalogie » doit s’entendre ici au sens génétique du terme (chacun existe comme nouvelle combinaison héréditaire, reformulation originale de composants connus) et, plus encore, au sens de filiation généralisée : transmission de comportements, d’histoire, de temps… Autrement dit, c’est la généalogie en tant que processus de fabrication de mémoire. De ce point de vue, on comprend que l’homme soit lui-même un lieu de mémoire, puisqu’il est l’occasion de cette mémoire : dès lors qu’il vit, et évolue dans le temps, il fabrique de la mémoire, c’est-à-dire le souvenir du temps auquel il participe et contribue en partie. On admettra donc aisément que, ici encore, «L’arbre cache la forêt» : l’homme cache l’humanité en même temps qu’il la révèle. Il la cache parce qu’il s’installe en avant-plan, comme en exergue (lui, cet homme tout seul, entité unique et parfois exemplaire) ; mais il la révèle aussi parce qu’il transporte en lui les caractéristiques de ses semblables, et qu’il manifeste ainsi, parfois à son insu, qu’il est la totalité des hommes du seul fait de cette parenté. Le voilà arbre et forêt à la fois. Homme seul et humanité au complet.

Le « cinéma mémorial » doit s’emparer de cette relation présence / absence pour interroger les hommes comme des figures métonymiques : chacun est une partie représentative du tout, chacun est présent à la condition d’être parent des absents. Et le moindre vivant devient un fragment des morts. Dans sa mise à jour du passé, l’ »archéologie imaginaire » fabrique alors une dramaturgie humaine. Elle met à jour des strates, elle fait une topologie feuilletée du vivant, elle donne à chacun une valeur d’exemplarité autant que de singularité. L’enjeu d’une telle démarche consiste évidemment à montrer (cinématographiquement) l’homme dans sa dimension proprement historique. N’oublions pas les préalables : pour qu’il y ait de la mémoire, il faut qu’il y ait à la fois du semblable et du différent, du même et de l’autre, de la continuité et de la rupture – la mémoire étant précisément la comparaison en acte de ces différents états. Voilà pourquoi un « cinéma mémorial » est un cinéma qui privilégie la dimension historique de l’homme. Il veut montrer son inscription dans le monde.

Texte de François Caillat paru sous le titre « Le tout est dans la partie », Journal de l’Association des cinéastes documentaristes ADDOC.