Plaidoyer pour les mystères du monde
par François Caillat

Un cinéma de la lumière. Le cinéma documentaire semble s’être longtemps donné pour but de rendre le monde un peu plus lisible. En lui donnant un surcroît de lumière et de sens. En faisant mieux connaître ce qui semblait déjà connu. Le cinéaste coupe dans le réel et délimite une séquence de vie sur laquelle exercer l’acuité de son regard. Il taille et détaille, met en valeur, fragmente, grossit, exagère à dessein. Par son point de vue, par ses choix de plans et de montage, il élargit le domaine du visible en agissant comme une loupe ou un révélateur. Il montre autrement ce qui était jusqu’alors mal regardé, peu vu, parfois même ignoré.
On pourrait relire sous cet angle les grands courants qui ont nourri le cinéma documentaire. Le cinéma militant brandit une torche pour éclairer les luttes et préciser les antagonismes du monde. Sa vocation n’est pas de témoigner, mais d’expliquer, d’apporter de la causalité, pointer les contradictions. Il porte le regard au loin, comme le porte-voix amplifie les mots d’ordre. Le cinéma ethnographique se donne, lui aussi, un rôle de pionnier. Il présente la diversité du monde avec un mode d’emploi. Il ne propose pas des clefs, mais une autre manière de voir et d’entendre, une disponibilité. Il promeut une disposition particulière à comprendre ce qui vient à l’écran. Il veut rendre le regard critique, aiguiser l’oeil et affûter l’oreille, acculturer. C’est un guide vers le nouveau, l’étranger. Il accroît le régime de visibilité.

Terrasser le monde obscur. Le cinéma documentaire ne déteste pas les ténèbres. Il quitte alors les limites du visible pour aborder le domaine des ombres. Il poursuit là son projet de clarification. Il fait venir à la lumière, il accomplit sa mission de déjouer toutes les opacités. Ce qu’il savait faire avec le méconnu, en lui donnant un surcroît de sens, il s’emploie à le faire maintenant du côté de l’inconnu. Il braque son projecteur et fouille la scène obscure. Il dévoile, révèle, exhibe. Il illumine le monde sur son écran. Et dans ce mouvement qui le mène de l’invisible au visible, il prend des airs de conquérant, comme si la clarté était un gage de réussite, le critère décisif de son art.
Ici encore, on pourrait relire quelques pans du cinéma documentaire. On verrait à l’oeuvre, chez certains, le désir de tout dire et tout montrer. C’est le syndrome de l’enquêteur. Le cinéaste policier se donne pour but de dénouer les intrigues et mettre un peu ordre dans un monde illisible. Chez les autres, plus subtilement, on trouve l’idée d’une mission dévolue au cinéaste. Le voilà promu explorateur bienveillant, apôtre de la juste distance et de l’altérité mesurée. Un tel cinéma messianique, paré des meilleures intentions, n’est certes pas indigne. Mais il ne répond pas à la question : pourquoi vouloir tant de lumière ? De quelle histoire se prévaut-on pour vouloir dissoudre les mystères du monde ? Ne serait-il pas plus intéressant de se tenir à la frontière ?

Mettre en scène l’invisible. Il existe une manière de traiter la dualité visible-invisible, sans pour autant la réduire. Le cinéaste ne cherche plus à supprimer l’invisible, mais il le met en scène. Il veille à lui conserver son statut. Il souhaite que l’invisible se déploie sans disparaître, qu’il soit présent sans s’effacer, qu’il reste une autre partie du monde : sa part d’ombre, sa face cachée, comme un arrière-plan nécessaire. On pourrait prendre ici la métaphore de l’étoile dans le ciel. Regarder une étoile qui scintille n’empêche pas de dire qu’elle est peut-être éteinte. Là-haut, la source a disparu, dissoute dans le néant, morte au regard malgré la lumière qui vient tardivement jusqu’à nous. Cette étoile exprime le visible et l’invisible mêlés.
En cherchant à résoudre la question de l’invisible, le cinéma se donne une tâche difficile. Comment construire l’image de ce qui ne se laisse pas voir ? Comment représenter ce qui a priori n’est pas représentable ? Le projet documentaire, qui avait pour objectif de faire toute la lumière, doit proposer ici une double visée, accommoder son regard à deux focales simultanées. D’un côté, il ne renonce pas à son but d’accroître le visible ; de l’autre, il convoque l’invisible et le fait exister. Il associe les deux. Il filme ce qui se voit devant, ce qui se laisse éclairer sous les feux ; et il fait entrevoir l’autre versant, ce qui subsiste en arrière-plan, ce qui ne dépend pas du projecteur de l’avant-scène.
Présenté selon cette double face, le monde apparaît alors comme un projet ouvert, un chantier à mener. Le spectateur n’est plus confronté à une image achevée, vite réduite, facile à décrypter. Il doit au contraire travailler, porter un regard plus curieux, se laisser capter par plusieurs directions simultanées : toute image apporte avec elle son double. Le plus visible ne peut se défaire d’un autre qui l’encombre et le hante. Ainsi le spectateur est-il convié à participer à une quête complexe où le visible et l’invisible dialoguent à l’écran. On pourrait parler d’un cinéma “fantomatique”. On y découvre un réel composé de strates, un entrelacement de ce qui se voit et ce qui ne se voit pas. Une présence-absence.

Documentaires sans documents. De nombreux films se sont engagés dans cette nouvelle voie depuis une ou deux décennies. Ils ont délaissé l’impératif qui demandait au cinéma documentaire de conquérir le monde par le regard. Peut-être cet impératif était-il lié à une époque où la propagation des images restait encore restreinte. Quand les documentaires ne dédaignaient pas de faire aussi document. Les films proposés dans les cinémas de quartier, autant que les programmes d’une télévision soucieuse d’instruire, répondaient alors à une demande d’explication et un désir d’ordonnancement. A quoi pourrait prétendre aujourd’hui une pédagogie documentaire ? Le projet d’un cinéma apte à clarifier le monde semble obsolète face à la multiplication des réseaux. La circulation des messages et la vitesse des échanges sont devenus les seuls référents. La réactivité remplace le sens.
Cette situation nouvelle devrait pourtant renforcer le cinéma documentaire. Elle pourrait même le rendre indispensable. Mais à condition qu’il renonce à son habit de lumière. À condition qu’il accueille l’incertitude autant que la vérité et se méfie des fausses gloires du coup de projecteur. Ainsi conçu, le cinéma documentaire se séparerait à jamais du reportage, du journalisme et de l’information. Il se perpétuerait comme un art autonome et délié du réel – de la même façon que la peinture s’est autrefois sauvée en renonçant à photographier le monde.

Texte de François Caillat paru dans la revue “Images Documentaires”, numéro spécial 75/76. (Cet article est la reprise – modifiée, élargie – du texte “Filmer l’invisible”, écrit pour le catalogue “François Caillat, un cinéma hanté”, édité par l’Institut Français.)