Paris lieu-dit.

Au départ, il y a toujours un désir, une intuition, une idée plus ou moins formulée. Il faut ensuite un long délai, quelques mois, voire des années, pour parvenir à la naissance du récit. Mon film “Une Jeunesse amoureuse” [1] n’a pas échappé à ce processus.

Je voulais faire une ode à la ville. Je circulais à moto dans Paris et j’imaginais que je racontais à mon passager cette ville que nous traversions. Tandis que nous roulions, je lui faisais un commentaire des rues parcourues et des façades longées. À chacune, je rapportais une expérience particulière que j’avais vécue : amicale, amoureuse, familiale, professionnelle, politique… Nous avancions à bonne allure et il n’y avait jamais place pour le silence. La ville, filant à nos côtés, devenait une suite de souvenirs, un défilé de la mémoire. Cette mémoire était emmêlée, elle rapprochait des faits hétéroclites, se jouait des décennies. Elle acceptait les anecdotes autant que les grands moments, elle passait sans cohérence d’une époque à une autre. C’était une sorte de mémoire-machine, une mise en mots qui refusait de hiérarchiser les contenus. Tout qui avait été vécu valait la peine d’être raconté.

Dans ce projet initial, j’avais ainsi imaginé filmer Paris comme un texte. La ville naissait de son commentaire. Elle n’existait pas autrement que dans le discours, elle s’y résumait entièrement. J’avais d’ailleurs donné un titre à ce projet : “Paris lieu-dit”. Paris était le point focal d’un récit, une performance de mots.

L’intérêt de ce dispositif tenait à son côté aléatoire. Le trajet en moto décidait de la continuité des souvenirs. Leur succession était imprévisible. Descendre la rue de la Roquette, puis tourner soudain à droite vers la Place de la République, suscitait un récit improbable quelques instants plus tôt : je n’aurais jamais pu assembler mes souvenirs dans cet ordre si je n’y avais pas été porté par le parcours de la moto. La mémoire était suscitée par l’enchaînement des lieux. Les souvenirs s’associaient de manière inédite, la ville provoquait arbitrairement leur naissance et leur formulation. Le dispositif était donc réversible : un récit créé par des lieux, des lieux découverts à travers un récit.

Des paysages hantés.

Avant de tourner “Une Jeunesse amoureuse”, j’ai travaillé plusieurs fois sur une mise en récit de lieux. Sans le savoir, sans le formuler comme je peux le faire aujourd’hui. Ce sont les commentaires sur mon travail qui m’ont fait prendre conscience de cette direction. Je savais que j’aimais beaucoup filmer les lieux, donc je m’y employais. Je filmais la ville et la campagne, le plus souvent possible, avec l’idée de formuler sur ces décors des récits passés. De faire renaître sur ces lieux des faits, des événements, des histoires qui s’y étaient déroulées. J’avais envie de redonner à ces lieux une mémoire.

Je dois évoquer ici un long-métrage que j’ai tourné dans le paysage de Lorraine, “Trois Soldats allemands” [2]. Ce film parle de l’interminable conflit entre la France et l’Allemagne, dans une région disputée par les deux pays. Entre 1870 et 1945, durant trois guerres, les habitants ont changé cinq fois de nationalité, de langue, d’uniforme. Le film raconte cette histoire chaotique, mais sans jamais la montrer directement – ni par des archives de guerre, ni par des explications d’historiens ou des paroles de témoins. Seul est filmé le paysage d’aujourd’hui : les forêts de Moselle, les sapins noirs, les bouleaux argentés, les clairières dans le contrejour de l’été, les étangs sous la lumière froide de l’hiver. À regarder de telles images, on pourrait croire à un film de paysage, un document sur la beauté trouble de la Moselle, un exercice inspiré par la peinture symboliste ou le pictorialisme photographique. C’est vrai, mais dans la mesure où le décor, filmé de cette manière, répond à une histoire ambiguë. Les images ressemblent aux mots. Le paysage se rend disponible au récit.

Dans ce film, une voix off raconte en détail ce que ces lieux ont vu durant trois générations : les changements d’identité, les familles écartelées entre les deux nations, les patriotes et les Malgré-nous… Et cette histoire confuse, imbriquée, parfois très équivoque, imprègne le paysage. Elle s’inscrit dans les forêts sombres, les étangs glacés, les chemins brumeux. Toute la nature semble destinée à raconter ce qu’elle a vécu.

Ici, comme dans “Paris lieu-dit”, les paroles et les lieux s’interpellent. On pourrait parler de paysages hantés. Et les revenants sont les souvenirs qui donnent sens au décor. Ils disent que le réel, ce monde que nous regardons, porte en lui une épaisseur invisible. Ces chemins et ces bois conduisent jusqu’à nous une histoire séculaire.

À mes amis.

Après avoir tourné en Lorraine ce long-métrage, et d’autres où je filmais la nature à satiété, j’étais content de revenir à Paris. De filmer un paysage urbain. De tenter avec la ville ce que j’avais essayé en pleine campagne : donner aux lieux la mémoire d’un possible passé.

Filmer Paris n’est pas aisé. On se trouve vite confronté à une surcharge d’images existantes, de clichés plus ou moins inventifs. La ville a été souvent montrée par de grands réalisateurs, cela fait presque peur de s’y aventurer. Sans compter que le public parisien, à force de fréquenter ses rues et ses immeubles, porte un regard désinvesti sur le décor. Comment montrer une ville comme si elle était inédite ?

J’avais fait une tentative autrefois, avec un court-métrage, “L’état des lieux”. Je racontais une histoire (dite par deux comédiens en off) sur les immeubles en brique rouge des Boulevards des Maréchaux. C’était une histoire possible, l’histoire d’un couple qui avait peut-être vécu dans l’un de ces immeubles. Je l’avais inventée. C’était une fiction.

Avec “Une Jeunesse amoureuse”, je me suis retrouvé dans cette même perspective. Je désirais filmer une ville pour raconter une histoire. Mais cette fois-ci, je délaissais la fiction. Je voulais que l’histoire soit possible, mais réelle. Qu’elle soit une option parmi toutes les histoires vraies que la ville peut nous offrir. Qu’elle surgisse comme un morceau de son passé, une couche parmi d’autres, une mémoire particulière.

Mais quelle histoire allais-je raconter ? Puisque je n’utilisais pas la fiction, je devais puiser dans un fonds existant. Plutôt que questionner d’autres Parisiens sur leur passé, j’irais chercher dans ma propre histoire, dans mon rapport personnel à la ville. L’idée d’un “Paris lieu-dit” me poursuivait, mais cette idée me semblait désormais trop vaste et théorique. Je voulais resserrer son matériau, éviter le fourre-tout des souvenirs et le désordre de la mémoire. J’ai donc renoncé au dispositif motocycliste de la mémoire-machine. J’ai décidé de faire un film “A mes amis”.

Dans mon esprit, ce film était destiné à mes amis parce qu’il se consacrait à eux. Parmi les souvenirs disponibles, je me restreignais à ceux qui les concernaient : lorsque j’avais partagé tel moment dans cet immeuble, lorsque j’avais vécu telle aventure dans cette rue. J’écartais mes autres souvenirs qui ne les impliquaient pas. Le projet consistait à visiter Paris sous ce seul biais. C’était la ville de mes amis épars, soudain rassemblés dans un film. Ensemble, nous faisions surgir une nouvelle communauté, affective et urbaine. Et le récit était celui de sa découverte. Comme il existait un “Paris des touristes”, ou un “Paris des amoureux” – définis par ceux qui le pratiquent, il y aurait un Paris “A mes amis”. Et ce Paris serait aussi le mien.

L’autobiographie.

J’ai eu l’occasion de filmer mes proches dans “La Quatrième génération” [3]. Avec ce long-métrage, j’explorais l’histoire de ma famille en Lorraine à travers plusieurs générations, des années 1850 aux années 1970. J’étais l’observateur, situé à la quatrième génération. Je me considérais comme une sorte de récitant impartial et critique.

Pourtant, j’avais oublié le principe selon lequel les positions de l’observateur et de l’observé jouent un pas-de-deux compliqué. Surtout lorsque l’un et l’autre sont du même bord. J’espérais montrer ma famille de l’extérieur, installé dans un recul adéquat, mais je continuais à faire partie de cette famille filmée. En explorant son histoire, je parcourais la mienne à mon insu. Le biographe faisait son autobiographie.

J’ai découvert, avec ce film familial, la fragilité du point de vue. Celui qui filme ses proches s’engage sur un terrain mouvant. À mesure qu’il se croit assuré, il rend ses pas plus incertains. Parler de ses parents, par exemple, entraîne dans une spirale affective où chaque mot prononcé semble exiger d’être aussitôt complété, rectifié par un autre. La tâche est vouée à l’échec : il faudrait dire clairement ce qui ne peut pas l’être, rapporter un vécu dont nul ne saurait faire un compte-rendu serein. Aussi le récit oscille-t-il vite entre l’affirmation et le démenti, la forfanterie de dire et le repentir de l’avoir dit. Et finalement, la seule attitude possible consiste à s’abandonner. À refuser les certitudes péremptoires et le désir de maîtrise. À éviter les propos définitifs au profit de paroles flottantes. La solution, c’est de se laisser aller au film avec modestie, dans l’émotion et la fragilité, comme on s’abandonne au sentiment qui submerge. Tourner un film sur ses proches revient à faire un film sur soi. Et l’on ne peut pas parler de soi si on ne laisse pas transparaître son humanité.

J’allais retrouver cette difficulté avec “Une Jeunesse amoureuse”. Le récit à la première personne exige un abandon. Presque un dépouillement de soi. C’est probablement ce qui gêne certains spectateurs rétifs à toute mise à nu. Chez ceux-là, les films à caractère intime ou autobiographique provoquent parfois un rejet radical, au motif que le cinéaste se complait dans un exhibitionnisme narcissique et malsain. À le formuler autrement, on doit plutôt dire que l’auteur accepte de ne plus contrôler son image. Il renonce au confort que donne la distance avec un sujet extérieur. Le genre autobiographique oblige à s’exposer sans retenue, mais son indécence est une marque de sincérité.

Tous les “Je” du monde.

La sincérité, toutefois, ne doit pas s’entendre de manière psychologique. Un récit autobiographique n’est pas réductible à une confession, celle qui naît devant un confident ou un auditeur bienveillant. Le dispositif filmique transforme le “Je” du cinéaste en “Je” du film – exactement comme un documentaire transforme une personne vivante en personnage de film. L’utilisation d’un “Je” relève de l’invention artistique, de la création, de l’artefact. Et cet artefact peut être utilisé de manière très variable, même en dehors de l’autobiographie.

Avant de tourner Une jeunesse amoureuse, j’avais déjà fabriqué plusieurs récits à la première personne. Dans La quatrième génération, et aussi dans L’Homme qui écoute [4], un long-métrage sous forme d’essai qui s’interroge sur le monde sonore et notre manière de le comprendre. Le film commençait ainsi : « Je suis l’homme qui écoute… ». Le “Je” s’exprimait au nom de tous les hommes qui écoutent. Le récit était une sorte de parole collective, dont le narrateur était le coryphée. Il voyageait sur plusieurs continents, tendait partout l’oreille, réfléchissait, captait de la musique et des bruits, découvrait des langues inconnues… Et chaque fois, il représentait l’espèce humaine engagée dans une épreuve sonore. Ce “Je” était missionné pour faire l’expérience du monde, il avait été inventé dans ce but.

Le ”Je” autobiographique dans Une jeunesse amoureuse semble se situer à l’opposé. La voix porte la signature de l’auteur. Le récit est subjectif, personnel. Celui qui s’exprime est identifiable, on ne doute pas de son existence. Nous sommes loin du discours de L’Homme qui écoute, tenu par un sujet collectif, abstrait, conçu comme dispositif de film. Pourtant, si les manières sont différentes, elles visent un même objectif : la formulation d’un récit énoncé à la première personne.

J’avais encore tenté une autre manière de “Je” dans “Bienvenue à Bataville[5]. Ce long-métrage raconte la vie dans une bourgade de Lorraine, où le chausseur Bata avait instauré une utopie patronale, paternaliste et autoritaire. Le système, qui dura cinquante ans, paraissait idéal : usine radieuse, cité modèle, maisons coquettes, divertissements et sports. Mais ce bonheur avait un prix, Bataville était une prison dorée.

Le film débute par ces mots : « Je suis Dieu… » C’est la voix off de Jan Bata, fondateur et ancien maître des lieux, qui revient sur place pour vanter, tel un bonimenteur de foire, sa merveille passée. Tout le film est ensuite entraîné par son récit orgueilleux. Bata rappelle comment il a créé Bataville, justifie ses préceptes tyranniques, intervient à tout propos dans la visite du site et la rencontre de ses habitants.

Bataville existe encore et les habitants filmés sont les vrais. Mais le récit de Bata est inventé, et la voix est celle d’un comédien. Tout est cependant conforme. Les idées exprimées sont celles de Bata, de semblables paroles ont été prononcées. Même si le propos est parfois ironique et le trait un peu forcé, le comédien porte une parole possible. Le “Je” scénarisé reflète fidèlement les idées d’un personnage réel.

Avec ce film, j’ai appris comment inventer un récit autobiographique. Mais, bien sûr, je me suis approché de la fiction.

Le documentaire romanesque.

La proximité de la fiction, dans un film dit “documentaire”, ne m’a jamais trop inquiété. Peut-être parce que la différence entre les deux genres n’existe qu’à la mesure de ce qu’on veut bien y mettre. Personnellement, j’ai tenté depuis une quinzaine d’années d’introduire dans mes films documentaires des paramètres qui relèvent plutôt de la fiction. Il ne s’agit pas tant de scénariser des textes, ou d’employer des comédiens, que de poser l’imaginaire comme vertu cardinale. L’imaginaire, c’est-à-dire le rêve, le possible, l’incertain – autant de termes qui peuvent sembler inappropriés lorsqu’on parle de réel, de personnes existantes, de faits avérés et de paroles véritablement prononcées. Mais ce sont bien eux que je souhaite convier.

D’une certaine manière, j’essaie de conjuguer les contraires. Je m’intéresse au réel dans la mesure où j’y trouve autre chose. Une dimension cachée, un souvenir lointain, un récit sous-jacent, une dernière trace. Autrement dit, je souhaite me confronter au monde réel si je puis prospecter sa profondeur : ce qui existe au-dessous, derrière, autrefois. Le film devient alors l’outil de cette recherche : matériel de fouille, lunette d’observation, télescope et antenne – voire, s’il n’existe plus rien, boule de divination. Oui, si les faits sont insuffisants, si les événements sont incertains ou obscurs, je suis prêt à compléter le tableau. Lorsque le manque vient au réel, je me propose de le combler.

Cette démarche, je voudrais la qualifier de cinéma documentaire romanesque. L’expression ressemble à un oyxmore. Comment prétendre mêler le document et l’invention du romanesque ? Comment concilier le regard sur le monde et la mise en scène de ce qui n’est pas ? Certains craindront l’ambiguïté d’un tel programme. Ils s’inquiéteront que l’Histoire soit trafiquée, que les personnes filmées soient soumises à manipulation, que les événements fassent l’objet d’un complément d’information laissé au seul caprice du cinéaste.

Il ne s’agit pas de cela. Parce qu’il n’est pas question ici d’informations dont le film serait le porteur. Ni d’actualité dont le récit ferait le compte-rendu. Mes films ne relèvent pas du journalisme, ni de la communication ou de l’enseignement. L’éthique de ces métiers ne me concerne pas. Je m’intéresse au monde réel dans la seule mesure où ses incertitudes peuvent inciter à l’invention. Je ne fais pas d’investigation scientifique ni d’étude impartiale. Et même quand j’avance sur le mode d’une enquête, je me désintéresse de son aboutissement. Je préfère les énigmes insolubles, les histoires trop compliquées pour avoir une fin. Je m’applique au possible du monde. À ce lieu où l’imaginaire viendra nourrir le film.

Le vrai et le faux.

Lorsque j’ai tourné “Une Jeunesse amoureuse”, on m’a suggéré de compléter le récit de ma vie passée par des épisodes inventés. De donner à mes souvenirs un surcroît de vigueur lorsqu’ils paraissaient fades. Après tout, puisque j’avais échappé à un assassinat au Liban, habité avec des hippies californiens et traversé la moitié de l’Afrique à pied, je pouvais avoir connu mille autres événements qui mettraient le spectateur en émoi. On m’a conseillé d’améliorer mon profil pour les bienfaits du film.

J’ai écrit le récit off pendant le montage. Rien n’était rédigé auparavant. Le décor et le texte se sont assemblés dans un même mouvement : un lieu, une parole. Les rues et les mots se répondaient, le mélange se formait devant mes yeux. Je pouvais donc facilement le constituer autrement. Il suffisait de glisser dans mon récit quelques suppléments de fausse vie.

L’idée de modifier mon existence ne m’a pas convaincu. Je savais, intuitivement, que si je m’engageais dans cette voie, le projet s’écroulerait vite. Si je m’écartais de ma vie, même légèrement, je n’avais plus aucune raison de m’y tenir. Il valait mieux tout inventer, scénariser la vie d’un jeune homme des années 70 qui aurait vécu des choses plus passionnantes que moi, connu des amours magnifiques et mené une vie digne des plus grands récits. Je pouvais demander à un écrivain d’inventer cette vie exemplaire. Je m’y suis refusé. Il s’agissait de ma propre existence, dans un projet posé comme autobiographique. Je n’imaginais pas tronquer ma vie sans devenir un mythomane. Plus que le film, je me mettais moi-même en danger. Soit je devenais un autre, et je devais m’effacer complètement ; soit je restais moi-même, et ce que je racontais s’était effectivement passé.

J’ignore si l’authenticité de mes propos, dans ce film, influe ou non sur la perception des spectateurs. Le récit ne repose pas sur un parti-pris de vérité. J’aborde le sujet dans les débats publics, lorsque la question m’est posée, et je ne manque pas de dire que le récit est véridique. Mais je considère que cette affaire ne concerne que moi. Je ne serais pas gêné de mentir au public si je considérais que le mensonge était approprié au film. Ce n’est une affaire de morale, mais de dispositif : la position du récitant, la place du spectateur.

Avant “Une Jeunesse amoureuse”, j’avais expérimenté cette question de la vérité avec “L’Affaire Valérie” [6]. Dans ce long-métrage, je retournais dans des villages alpins où, vingt ans plus tôt, j’avais entendu parler d’une affaire mystérieuse : Valérie, jeune serveuse d’hôtel, avait disparu après avoir assassiné son amant. De ce lointain événement, je ne possédais pas de témoignage ni de trace. Et j’allais maintenant par monts et par vaux interroger ceux qui voulaient bien se souvenir de cette histoire. Mes informations sur Valérie étaient trop ténues, personne ne se souvenait. Mais chacun avait une autre histoire à raconter. Une histoire avec une autre Valérie qui avait disparu dans les environs. Chacun avait sa propre Affaire Valérie. Le film devenait une sorte de mémoire collective, partagée en différents récits. Et tous étaient formulés avec émotion par ceux que je filmais.

Cette Valérie, je l’avais inventée. La jeune fille n’avait jamais existé, elle était un miroir tendu à mes interlocuteurs. Pourtant, je n’ai pas le sentiment d’avoir fait un mensonge dont je devrais me repentir. J’ai pris prétexte d’une jeune fille dont je ne savais à peu près rien. Je connaissais seulement quelques bribes colportées par d’improbables rumeurs. Ce on-dit m’a suffi pour en faire un personnage possible. C’est sur cette possibilité qu’est née la réponse de mes interlocuteurs. Ils se sont installés dans le vide que je leur ménageais. Ils ont profité du manque pour élaborer leur récit. Pour extraire de leur mémoire une histoire authentique. Et de mon personnage faux a surgi la véracité de leurs dires. La fiction a rendu possible le documentaire.

Hymne à la mémoire.

Dans L’Affaire Valérie, la vérité des personnages naît d’une invention, comme elle naît de son contraire dans Une Jeunesse amoureuse. Mais l’enjeu ne se situe pas là. Il en va de même pour mes autres films. En fait, la question de la vérité ne m’a jamais intéressé. Elle repose sur des a priori qui contreviennent à mon rapport au temps. Elle est trop autoritaire. Ce que je ressens d’un monde conçu comme monde possible, c’est la multiplicité de ses abords. S’il y a vérité, elle est feuilletée, contradictoire, faite de croisements et de couches successives. La problématique du vrai et du faux est inadéquate à ces propriétés.

La seule affaire qui me concerne est celle de la mémoire. De ses proliférations, de sa complexité infinie, de ses trop-pleins, de ses excès. C’est-à-dire de sa capacité de narration. La mémoire recrée le monde dans son immense variété. Elle donne une matière aux millions de connexions du cerveau. Elle dit que le possible est un accompagnement du réel, son accroissement et sa richesse. Elle nous invente, emporte vers d’autres mondes. La mémoire a un pouvoir de légende.

Une Jeunesse amoureuse” est une tentative de mémoire. Le film ne cherche pas à retrouver tel ou tel événement déjà connu, ni à faire le récit circonstancié d’une décennie exemplaire. L’autobiographie elle-même n’est pas décisive – si je me suis pris comme objet, c’est parce que cette existence était disponible. Il s’agit surtout de fabriquer une mémoire filmique. De mettre en scène une machine à souvenir : montrer des lieux, dérouler une histoire – dans un même mouvement. Le temps du récit se situe aujourd’hui. La voix s’exprime au présent, sur les images d’un Paris contemporain. Le temps du film, c’est celui qui se déroule dans l’énoncé des souvenirs. C’est le temps présent d’un film-souvenir.

On est loin des débats sur la vérité, sur le partage de genre entre documentaire et fiction, sur la morale au cinéma. De telles questions me semblent secondaires en regard de cet enjeu : comment filmer le réel dans tous ses états ? Comment, à la fois, exprimer ce qui est, ce qui a été, et ce qui pourrait être ?

Paris, capitale des amours.

J’en étais resté au projet dédié “A mes amis”. Et j’ai commencé à chercher comment tailler dans cette matière immense. Mes amis me semblaient aussi nombreux que les rues de Paris et je n’étais pas tiré d’affaire. Je me suis bientôt demandé où commençait et finissait l’amitié, si elle devait inclure certaines relations professionnelles, si les amis devenus ennemis devaient en faire partie, si une bonne amie pouvait figurer là avant qu’elle soit devenue une maîtresse – et dans ce cas-là, s’il faudrait alors l’exclure. Ainsi, la contraction de mon récit, sa réduction à l’amitié, posaient plus de soucis qu’elles n’en réglaient.

Et puis le temps a encore fait du chemin. Et je me suis aperçu que l’amour avait davantage compté dans ma vie que l’amitié, surtout dans ma jeunesse, et que je devais me porter vers cet horizon. Le choix d’en parler ne relevait pas d’un désir exhibitionniste, je redoutais de rendre publiques mes aventures passées. Mais l’amour venait comme un matériau romanesque bienvenu. Il correspondait à une décennie qui m’était chère : les années 70 incarnaient à la fois mes vingt ans et une époque qui, chacun le sait, avait innové dans la manière de vivre l’amour et la sexualité. Et il pouvait s’inscrire dans les nombreux appartements de Paris où j’avais vécu. Il y avait là une unité de temps et de lieu, c’est-à-dire une convergence d’histoires et de décors. Cela répondait bien à mon désir de fabriquer des récits sur des lieux.

Ayant précédemment raconté la guerre sur un paysage lorrain, l’idée de raconter l’amour sur un décor urbain semblait une variation opportune. Cela me confortait dans l’idée que mon travail mémoriel est avant tout un travail de cinéma, aussi artificiel que créatif. J’aurais pu procéder à l’inverse : raconter une histoire douce en Lorraine et un récit effrayant à Paris. Les lieux sont propices à toutes sortes de récits. Le film se charge de les associer fermement, comme si les uns étaient nécessairement destinés à être racontés par les autres. Le montage achevé donne l’idée que cette relation était nécessaire, inévitable – que la Lorraine est par nature un décor guerrier, tandis que Paris serait la capitale obligée des amours. Mais cette corrélation est bien sûr réversible. En sorte que le plaisir du cinéaste consiste moins à retrouver qu’à créer, de toutes pièces, ces relations arbitraires entre des images et des mots, entre ces paysages et ces récits. Le cinéma est la décision de les assembler en tel ordre.

Une histoire très banale.

Je me suis mis au travail. Au travail de mémoire. Je pourrais presque dire au devoir de mémoire. Se souvenir, essayer de se rappeler ce qui s’était passé en tel lieu, quand et comment, savoir si tel épisode précédait tel autre et selon quelle importance. Mettre à jour des couches et les hiérarchiser.

Pour mener à bien cet effort de mémoire – sans l’aide d’un psychanalyste qui m’aurait allongé ou d’un policier qui m’aurait menacé -, je me suis rendu sur les lieux. J’ai erré dans les rues où j’avais vécu. J’ai attendu des heures devant les immeubles où d’autres menaient désormais une vie différente de la mienne. Je me postais sous les fenêtres, je laissais filer mon esprit pour retrouver mes souvenirs.

J’attendais, mais il ne se passait rien. La mémoire me faisait défaut. Soit que la rue en question me soit devenue indifférente parce que je l’avais parcourue tant de fois depuis cette époque. Soit que la façade observée ne provoque plus en moi la moindre émotion ni le moindre souvenir. J’étais devenu, d’une certaine manière, étranger à mon passé. Et bien sûr cela n’arrangeait pas mon affaire.

J’ai persévéré, retournant à différents moments sur les mêmes lieux, espérant que la nuit ferait renaître quelques fantômes, ou que l’aube serait propice aux apparitions. Mais décidément, rien ne venait. J’en ai alors tiré une conclusion radicale. J’ai décidé que, pour une fois, je ne m’occuperais plus de la mémoire, mais plutôt de son manque, de sa disparition. Je me suis dit que le projet serait plus intéressant s’il racontait comment ne pas se souvenir. Comment le monde qui nous est familier peut devenir indifférent, dépourvu d’attrait, sans relief, informe. J’ai eu l’idée d’un film sur le banal. Ce terme de banal, je ne l’entendais pas au sens courant, l’anecdotique ou le déjà-connu, mais dans sa forme la plus extrême : un manque absolu d’intérêt, un désinvestissement total, l’impossibilité de porter un quelconque affect sur les choses. Je prévoyais de mettre en scène le banal comme une coupure totale et définitive avec le monde.

J’imaginais déjà quelques principes de mon dispositif. Je filmerais les lieux de telle sorte qu’ils manifestent leur indifférenciation. Qu’aucun d’eux ne puisse décider le spectateur à l’aimer plus qu’un autre. Je tournerais des images difficiles à déchiffrer, des fragments de décor et des plans formels d’où serait chassée toute émotion. Le montage favoriserait les répétitions, les parcours en boucle, afin qu’une usure se produise tôt ou tard. Le récit accentuerait la mise à distance. Il décrirait sans état d’âme des lieux indéfinis, il réduirait le discours amoureux à quelque dimension quantifiable et le compte-rendu serait glacial. Mon projet consistait à promouvoir une histoire que je ne pouvais pas raconter. C’était le récit, mort-né, de ma propre existence.

Cela ne s’est pas fait. J’ai retrouvé la mémoire. À force de fréquenter les lieux, il m’est bientôt revenu le souvenir de ma vie passée. Ou plutôt, j’ai trouvé comment faire pour reconstituer ce passé. J’ai mis en marche une procédure pour fabriquer le souvenir. Le film pouvait commencer, le film-souvenir qui allait me raconter ma vie.

J’étais quand même un peu déçu. Mon projet sur le banal m’avait paru très prometteur. Et, d’une certaine manière, il était peut-être plus moderne qu’un nième film sur la mémoire. En poursuivant ma démarche ancienne, je renonçais à explorer ce dispositif original.

Heureusement, tout ne s’est pas perdu. J’en ai tiré un enseignement. J’ai mieux compris comment le vide mène au plein.

Le vide et le plein.

“Une Jeunesse amoureuse” montre les rues et les immeubles où j’ai vécu. Tel spectateur a pu éventuellement vivre dans la même rue, tel autre dans le même immeuble, mais je suis le seul à avoir fait tout le parcours. Mes images montrent donc des lieux très anonymes.

Filmer l’intérieur des appartements aurait permis d’incarner le récit, de donner à chaque épisode une matière, une couleur ambiante, une intimité particulière. Mais cela n’arrive pas dans le film. La caméra reste toujours à l’extérieur, devant la fenêtre. Elle s’approche, mais se refuse à entrer. Elle laisse juste deviner. Un tel dispositif n’est pas sans difficulté : il faut donner l’envie au spectateur d’un lieu dont on lui montre très peu. Il faut le tenter, créer une attirance qui le mette en émoi. Mais c’est à lui de faire ensuite aboutir le processus. De s’approprier l’immeuble filmé, comme s’il l’avait lui-même habité. De faire sienne la façade, comme s’il connaissait la chambre qu’on devine derrière les carreaux.

En somme, il s’agit de fabriquer un vide pour que le spectateur puisse le remplir. Non pas un vide absolu, à la manière du banal sur lequel rien n’aurait prise. Mais un vide à demi, une moitié qui appelle son complément. C’est comme dans un relais, un passage à témoin. Le cinéaste s’adresse aux spectateurs : « Je vous présente un lieu indéterminé. J’y suis très attaché, c’est pourquoi je vous le montre selon mon point de vue, à ma façon. Mais vous pouvez le reprendre à la vôtre, inscrire cette image dans votre histoire passée ou présente. Cette rue filmée n’est peut-être pas très différente de celles où vous avez vécu. Cet appartement au numéro 32 vous rappellera sans doute celui que vous occupiez au numéro 95. Cette fenêtre du second étage ne vous est pas si étrangère… »

On se trouve là dans une sorte de partage de souvenir. Paris est un bien collectif qui appartient aux spectateurs comme au cinéaste. Et c’est ce bien dont le film veut assurer la répartition. Une place devient possible pour chacun. Un espace lui est destiné, une responsabilité lui est donnée. Chacun peut prendre en charge le film, qui devient son propre film. Et dans la salle, il y a autant de films que de regards. A partir du vide projeté, deux cents formules différentes se construisent pour aller vers le plein. Et chaque formule est un spectateur.

La question du vide et du plein, posée ici à propos d’un filmage de façades, nous entraînerait vite vers un débat plus large. On verrait comment le moins est toujours disposé à fabriquer le plus : le manque est moteur du désir, le hors-champ est une incitation à voir, l’absence suscite l’empressement à trouver. Et à la rencontre de tous ces termes se trouve l’imaginaire. C’est lui qui nous engage à aller de l’avant, à suppléer à ce qui fait défaut, à induire ce qui est absent. L’imaginaire est au cinéma ce que le cerveau est à l’œil. Son intelligence.

Dans “Une Jeunesse amoureuse“, j’ai retrouvé ce mouvement qui va du moins au plus. Je l’ai expérimenté à travers la relation entre l’invisible et le visible. Filmer une façade opaque, pour figurer ce qui existe derrière, revient à montrer l’invisible. C’est représenter ce qui ne se laisse pas voir, mettre un obstacle à ce qu’on veut découvrir. C’est installer l’œil en suspension, dans le doute et le rêve.

J’ai tenté sur Paris cette mise en scène de l’invisible et du visible, et c’est peut-être ce que je cherche depuis quinze ans, dans ce film et dans les précédents. Ils sont à la fois documentaires et romanesques. Ils s’appliquent au réel entendu comme possible. Ils sont plein de spectres vivants.

Ma Jeunesse amoureuse fait partie de ce cinéma fantomatique, où les êtres se mélangent et les temps se confondent.

[1] “Une Jeunesse amoureuse”, 105’, 2012. Films du Tamarin, Ere Production, Atopic, Ina. Sorti en salles en 2013.
[2] “Trois Soldats allemands”, 80’, 2001. Gloria Films, Ina. Diffusion Arte, éd. DVD Docnet.
[3] “La Quatrième génération”, 75’, 1996. Gloria Films, Ina. Diffusion Arte, éd DVD Docnet.
[4] “L’Homme qui écoute”, 90’, 1998. Gloria Films, Ina. Diffusion Arte, éd. DVD Magnolias.
[5] “Bienvenue à Bataville” , 90’, 2007. Films Unlimited, Films Hatari, Ina. Sorti en salles en 2007
[6] “L’Affaire Valérie”, 75’, 2004. Archipel 33, Ina. Diffusion Arte, éditions DVD Docnet.

Texte de François Caillat, paru dans la revu « Trafic« , n°88.