Le paysage comme personnage.
Tourner un film dans la nature exige disponibilité et modestie. La nature n’est jamais telle qu’on l’avait imaginée, repérée, préparée. Elle reste imprévisible et se renouvelle à chaque instant. Elle prend la lumière avec caprice et suit les aléas du moment. Aussi doit-on, pour la filmer, guetter le moment opportun, ou plutôt conformer ce qu’on filme au moment opportun : s’adapter, refaire le programme. La nature est un composé vivant, sujet aux sautes d’humeur. Elle est multiple, variable, et chaque paysage est un personnage provisoire. Le cinéaste doit rester toujours prêt à l’investir.

Le paysage comme lieu d’investissement.
Filmer une forêt (ou une prairie, une montagne), c’est lui porter un regard particulier, la charger d’émotion, de sentiment. Le paysage est peut-être le lieu idéal où exprimer un état d’âme. Le cinéaste dispose là d’une matière adéquate pour mettre en forme, ou mettre en scène, les intentions humaines. Et il recueille aussitôt ce qu’il a investi. Un paysage, même s’il n’est qu’un tas de pierres surmonté de feuilles mortes, donne l’illusion d’être le partenaire de l’homme qui le filme. Aussi peut-on le décliner à l’envi : paysage hanté, paysage sonore, paysage familial. C’est une invention autant qu’un référent.

Le paysage comme référent.
Rien n’est plus difficile, souvent, que de filmer un paysage. Car il est devenu, depuis le milieu du XXème siècle, un référent quotidien pesant. La télévision, et dans une moindre mesure le cinéma, lui assignent le rôle de gardien du réel. Il évoque la pérennité du monde par-delà les vicissitudes humaines ou les soubresauts de l’Histoire. Il rappelle le bon sens et l’entêtement paysan. Il est labellisé « Nature ». Autant dire que la question du réalisme travaille le paysage au point de lui faire généralement rendre gorge. Inventer une vision personnelle oblige alors à se débarrasser des oripeaux naturaliste ou réaliste. Le cinéaste doit retrouver, devant un champ ou une forêt, la possibilité du doute, de l’incertitude. Il doit filmer le paysage comme une réalité sinon improbable, du moins très indécise. Il en fait alors non pas la preuve du monde, mais un objet d’art. Moins un référent qu’une représentation.

Le paysage comme représentation.
Filmer la nature fait surgir des siècles de représentation. En Europe, tout paysage est déjà présent dans l’imaginaire collectif. Il figure dans les images de la peinture, de la photographie, du cinéma. Il est porteur de sens et nous affecte sans que nous sachions toujours comment. Le cinéma documentaire peut s’emparer de représentations existantes pour les détourner, les amener à un support original fait d’images animées. La peinture ou la photographie inspirent alors des cadres, des couleurs, une lumière. Par exemple, dans la mise en scène d’un paysage « hanté », le pictorialisme et son esthétique du flou aide à construire un cinéma fantomatique. Le tournage devient alors une expérimentation où des images sont travaillées sans fin. Et le paysage devient l’expression de ce travail.

Le paysage comme travail.
Filmer la nature oblige à une médiation technique forte. La caméra est l’outil qui donne au paysage son expression unique : ce champ-là, à telle heure, en telle lumière. Un paysage n’existe jamais deux fois de suite à l’identique. Son expression est à la fois son acte de naissance et de mort. C’est la formulation d’un court instant, datée et localisée, et qui ressort de choix techniques : cadres et objectifs, filtres, rendus de couleurs, etc. Le chef opérateur, avec le réalisateur, est celui qui fabrique le paysage. Il a des recettes artisanales comme un peintre ou un photographe. A la fois l’art et la manière. Il travaille sur une technique aussi mobile et fluctuante que son objet. Devant ses yeux, le paysage est toujours une mise en question.

Texte écrit par François Caillat pour le catalogue du festival « Le réel en scène », organisé en par « Les Ecrans Documentaires » (Gentilly).