KATHLEEN EVIN : Bienvenue dans cette «humeur vagabonde» qui vous demandera aujourd’hui une écoute toute particulière. Pas facile, en effet, d’évoquer des sentiments, des sensations, des émotions, qui n’ont pas de nom précis, mais qui pourtant vous envahissent parfois avec une violence surprenante devant un paysage apparemment paisible.

L’histoire tourmentée des hommes imprègne-t-elle à jamais les lieux où elle se déroule ? Et pourrait-on traverser la place du marché à Rouen, les vastes plaines de la Somme, les collines caillouteuses qui bordent l’Ebre, les champs paisibles qui entourent la petite ville de Weimar, sans ressentir, au plus profond, les douleurs et les morts dont ils ont été le théâtre indifférent ?

Philosophe de formation, François Caillat est un documentariste très particulier puisqu’il ne filme que l’infilmable : l’ouïe, le langage, le souvenir. Originaire de Lorraine, une région écartelée entre deux patries, il a cherché à comprendre par les paysages, les silences, ce que la parole des hommes se refusait à livrer : la mémoire des lieux.

C’est exactement cela dont il nous parlera ce soir.

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KATHLEEN EVIN : François Caillat, on ne va pas se livrer à un inventaire à la Georges Perec. Et pourtant, c’est bien de souvenance qu’il s’agit ce soir. Qu’est-ce qui vous a plongé dans ce domaine si flou pour un documentariste ?

FRANÇOIS CAILLAT : “ Si flou ”, je ne suis pas sûr. On parle de mémoire des lieux. Et je pense que les lieux, c’est quelque chose d’extrêmement cinématographique. C’est quelque chose qu’on peut filmer assez facilement, qui est très présent. Et c’est une donnée de départ séduisante pour un documentariste.
Je m’intéresse beaucoup à l’idée de trace : en partant de ces paysages, de ces décors, de ces lieux, de ces villes dans lesquelles se sont passés des événements à la recherche desquels je m’en vais. La réunion des deux directions, mémoire et lieu, fabrique quelque chose de très précis. Pour moi, c’est vraiment un projet cinématographique. C’est aussi un projet de documentariste parce que je parle de lieux bien réels. Je m’intéresse à des histoires réelles. Passées, mais réelles.

K.E. : Il s’agit, en tout cas pour vous, François Caillat, de lieux très précis puisque vous êtes d’origine lorraine. Toute votre famille y est implantée. Et d’ailleurs, vous avez réalisé en 1997 un film qui s’appelle « La quatrième génération » : la vôtre.
Est-ce que le fait d’appartenir à une terre comme la Lorraine – qui a été si souvent envahie, dépecée, prise, reprise, conquise, abandonnée -, est-ce que c’est cela, qui vous tient le plus à coeur ? Est-ce que cette mémoire, ce goût pour la mémoire des lieux, vous viennent d’abord de l’histoire familiale ?

F.C. : Oui, obligatoirement, au sens où les émotions qu’on a eues comme enfant sont toujours fécondes et très porteuses pour faire des films. C’est rechercher dans ses émotions d’enfance quelque chose sur quoi travailler. Je suis né dans cette région, j’y ai grandi, j’ai passé pas mal de temps là-bas étant jeune. C’est donc pour moi à l’origine de beaucoup de significations. Mais ce sont des significations d’enfant, ou d’adolescent. Ce sont des souvenirs. Et il s’agit de les retravailler, de les transcrire, de les importer, dans un domaine qui est tout autre : celui de l’activité que je fais, c’est-à-dire cinéaste. Tout ce travail, qui va de l’enfance jusqu’à un métier d’adulte, est très passionnant. C’est un travail de transformation qui me prend tout mon temps, toute ma tête. D’ailleurs je ne sais même pas si c’est un travail. C’est une situation, une position, un sentiment. C’est presque une manière d’être.

K.E. : En tout cas, cette terre est à la fois familiale – donc agréable – et en même temps hantée par des morts : des morts allemands, des morts français. Est-ce que ça veut dire que, pour vous, cela a été comme une sorte de territoire hantéqu’il vous fallait, arrivé à l’âge adulte, réapprivoiser ?

F.C. : Oui, et même plus que réapprivoiser. Tout simplement pouvoir m’en approcher. Le film « La quatrième génération« , que j’avais fait sur ma famille, était déjà une première manière de m’en approcher. C’est-à-dire de penser à ce qu’avait pu être ma famille dans ce lieu que je connaissais bien. Quand on grandit dans un lieu, on ne sait pas forcément qui a vécu avant : la génération d’avant, deux générations, trois générations… Les gens ne sont plus là. Pour moi, retrouver ce passé, c’était déjà un point de départ. Je découvrais que ces lieux – que j’avais cru simplement chargés de mon enfance – étaient en fait chargés de bien plus que ça. Ils étaient chargés de toute une histoire que je me suis mis en quête d’aller rechercher.

K.E. : Votre dernier film passe sur Arte, lundi 5 novembre à 22 h 30, et s’appelle « Trois soldats allemands« . Ce film s’ouvre sur l’exhumation en 1951 d’un squelette – le cadavre d’un soldat allemand inconnu -, sur les lieux de votre enfance. Et on se rend compte assez vite que cette anecdote, qui est un bon point de départ pour un film qui raconterait une histoire, n’est qu’une sorte de prétexte à un voyage dans une Lorraine un peu… j’allais dire devenue une sorte de métaphore, puisque on n’y voit pas un être vivant. On entend des voix, le plus souvent par téléphone, mais il n’y a de vivant que les paysages.
Avant d’en parler, on va écouter la voix d’une vieille dame qui raconte, en quelques mots terribles, ce qu’a été l’histoire de ces lieux en Lorraine.

Extrait sonore du film
« Trois soldats allemands »

K.E. : Ce document raconte bien la déchirure apparue chez les jeunes lorrains : ils étaient obligés de porter un uniforme étranger et, en même temps, ils se sentaient considérés comme des ennemis. C’est vrai que ça pose la question : Qui sommes-nous? Contre qui nous battons-nous ?

F.C. : Reparlons de cette histoire de soldat déterré car c’est le point de départ. Dans le jardin d’une propriété privée, il y avait une dépouille de soldat allemand. J’en ai toujours entendu parler quand j’étais enfant. Dans les années 50, ce soldat a été déterré – je ne sais pour quelle raison, les militaires de la guerre de 40 devaient probablement être renvoyés ailleurs. Ce qui m’a intéressé, à partir de ce fait divers, de cet événement un peu singulier, c’est de réfléchir plus largement à ce qui s’était passé pour tous les gens qui avaient vécu à cet endroit-là. Et à partir d’une anecdote d’allemand enterré dans un jardin, j’ai découvert qu’il y avait eu effectivement alentour des tas de destinées avec des gens qui avaient été là. Et je me suis demandé ce qui s’était passé pour tous ces gens, durant la mobilisation et la guerre de 40.

K.E. : D’autant plus que, au sein d’une même famille, on pouvait combattre sous l’uniforme français ou sous l’uniforme allemand. C’est-à-dire que des frères, des cousins, des gens d’une même famille, pouvaient se retrouver embrigadés dans deux armées ennemies.

F.C. : Oui, mais il faut distinguer ce qui s’est passé durant les deux annexions allemandes : celle qui a eu lieu de 1871 à 1918, et celle qui a eu lieu entre 1940 et 1944.
Entre 1940 et 1944, quasiment tous les jeunes Mosellans et Alsaciens ont été enrôlés dans l’armée allemande et sont partis, en général sur le front de l’Est. Ils ont combattu dans les rangs de la Wehrmacht.
En 1914, les Lorrains étaient annexés, mais il y avait quand même de l’autre côté de la frontière – c’est-à-dire dans la partie de la Lorraine qui n’avait pas été annexée en 1871 (par exemple du côté de Nancy) -, il y avait des Français qui étaient leurs cousins. Et effectivement, il y a eu des familles qui se sont retrouvées avec des enfants dans chacune des deux armées qui se sont combattues durant la Première Guerre Mondiale.

K.E. : Du coup, la mémoire qui vient après ces événements tragiques – qui consiste à célébrer les martyrs, les morts, et à repartir dans un avenir apaisé – cette mémoire est devenue impossible sur cette terre. Comment faire pour concélébrer le souvenir de morts allemands dans un pays qui est redevenu français ? C’est assez particulier…

F.C. : Aujourd’hui, c’est l’avènement de l’Europe, donc tout est un peu apaisé. Mais il reste encore beaucoup de survivants de la dernière guerre. Il y a des traces fortes, il y a des gens qui ont la mémoire de cette guerre de manière très vive, très douloureuse. Et il existe une espèce de fossé entre ceux qui ont vécu cette période, qui en gardent un souvenir un peu…. presque une certaine culpabilité : aucun Mosellan ni aucun Alsacien ne se vanterait d’avoir été engagé dans l’armée allemande ; c’était une obligation et elle est restée pendant très longtemps vécue comme une tache… Donc, entre ces survivants de la guerre et la génération plus jeune qui n’a pas connu la guerre – par exemple ma génération : la première génération de lorrains qui n’a pas connu de guerre franco-allemande, ce qui est à la fois magnifique et tout à fait incroyable -, entre ces générations il y a forcément un hiatus. Et je trouve qu’il y a un peu… non pas d’incompréhension réciproque, mais… le poids de l’Histoire est passé par là. Ça fait une grosse différence.
Ce qui m’a intéressé, c’est d’articuler deux époques : l’époque à laquelle j’appartiens, c’est-à-dire l’époque de la construction européenne avec tous les aléas qu’on connaît – mais la relation franco-allemande, même si ce n’est pas toujours facile, a été considérée jusqu’à présent comme le noyau dur de l’Europe ; et la période d’avant, c’est-à-dire la génération de mes parents et de mes grands-parents qui ont vécu, eux, ce noyau franco-allemand dans des termes beaucoup plus rudes…

K.E. : François Caillat, dans ce film « Trois soldats allemands« , je disais tout à l’heure que les vivants étaient réduits à des voix, et que vous aviez filmés les paysages comme les vrais acteurs de cette histoire.
Les paysages de Lorraine vous ont-ils dit quelque chose que les survivants de cette histoire tourmentée ne pouvaient pas vous dire ?

F.C. : Les paysages ont pris la place des personnages parce que j’ai eu envie de faire un film un peu fantomatique. Un peu hanté. Sur des destinées passées qui imprègnent beaucoup ces lieux. Les gens ne sont plus là, donc je ne pouvais pas les faire parler. Mais même ceux qui étaient là, ceux qui restaient, je n’avais pas envie de les mettre en avant et de les faire trop parler. Je préférais voir comment tout ce passé pouvait s’inscrire dans les lieux, et notamment les paysages.
Il faut rappeler que cette partie de la Lorraine dans laquelle se passe le film, c’est-à-dire la Moselle du côté de Sarrebourg, est une Lorraine très paysagée. Ce n’est pas la Lorraine sidérurgique, ce n’est pas la Meurthe-et-Moselle industrielle. C’est un paysage situé au pied des Vosges, assez magnifique, fait de plaines, d’étangs, avec des forêts complètement incroyables, notamment des sapins. C’est un paysage qui est très fort, très prenant, il a vraiment une dimension qui… il porte en lui la possibilité de retrouver tout un passé. Et il y a là toute une histoire investie – à supposer qu’on s’y intéresse et qu’on ait envie de la filmer d’une certaine manière. C’est ce que j’essaye de faire.
Je pense que le paysage peut… non pas prendre la place de l’homme, mais en tout cas porter en lui toute la dimension de ce que l’homme a mis dedans. On peut faire parler un paysage. Et c’est aussi le propre d’une démarche cinématographique. C’est-à-dire qu’il y a une manière de montrer les choses qui leur donne une ampleur. Mais ceci n’existe pas forcément au premier regard quand on se promène dans la Lorraine d’aujourd’hui. Si on passe rapidement sur une route, on ne sera pas forcément sensible à ça. Mais il suffit de rester un petit peu, de s’imbiber des lieux, et on peut essayer de retrouver dans ce paysage quelque chose qui vient du passé. C’est aussi une manière de les filmer un peu intemporelle. Ce que j’ai essayé de faire, dans « Trois soldats allemands« , c’est de filmer les lieux de telle manière qu’ils puissent fonctionner de la même manière aujourd’hui, ou il y a cinquante ans, ou il y a cent ans. Les mêmes lieux que j’ai filmés fonctionnent ainsi sur plusieurs époques, dans une dimension qui traverse le temps. Mais si elle traverse le temps, ce n’est pas parce qu’elle est dénuée d’humain. C’est parce qu’elle traverse les époques, elle porte toutes ces époques, elle charrie plusieurs dimensions. Il y a une espèce de stratification des lieux, d’archéologie. Du coup, évidemment, ça devient très hanté, très fantomatique. Et le moindre champ, la moindre maison, peuvent devenir terriblement lourds. Et même pesants.

K.E. : Est-ce qu’il n’y a pas aussi, peut-être, une petite méfiance à l’égard de la mémoire humaine ? La mémoire des lieux : il suffit d’interroger les lieux, et ils raconteront l’Histoire. Alors que la mémoire humaine est souvent refabriquée, recomposée ; elle est partielle. D’une certaine manière, la mémoire des hommes est plus faillible que celle des lieux ?

F.C. : C’est sûr que la mémoire des survivants est toujours faillible. Je ne suis pas historien, mais je sais que les historiens, souvent, ont une certaine méfiance pour les témoins. Ils sont les premiers à dire qu’un témoin, même s’il a vécu les choses, peut s’être trompé. Ou avoir en tous cas une mémoire défaillante. N’ayant pas vécu cette période, je ne vais pas dire que je me méfie des témoins, ça serait peut-être beaucoup. Ça pourrait supposer que je veux me mettre à leur place – ce qui n’est pas le cas, parce que je n’ai rien à dire à côté de quelqu’un qui a vécu ces moments.
Je ne suis pas historien, je ne suis pas survivant. Je suis cinéaste. Je ne me méfie pas des gens en tant que témoins, j’essaye de construire quelque chose qui soit plus collectif, plus romanesque. D’un point de vue global. Je pourrais convoquer un témoin, deux témoins, dix témoins… Même ces dix ou cent témoins seraient toujours moins que le lieu qui les a vu vivre à un moment donné. Parce que le lieu est forcément porteur de quelque chose de plus transversal, de plus général – dans le bon sens du terme : je pense que le lieu peut porter tous les témoignages.

K.E. : Par exemple, dans le film « Trois soldats allemands« , une des histoires que vous racontez est celle de la famille Cailloux, qui a eu un jeune mort pendant la guerre de 14-18. C’était une famille française auparavant, et Edouard Cailloux est mort sous l’uniforme allemand. Et il est assez troublant d’entendre les descendants de cette famille dire : “ Oui, mais il paraît qu’il est mort en se rendant vers les lignes françaises, pour revenir à sa patrie d’origine ”. Alors que toute la correspondance qu’il échangeait avec sa famille montre bien qu’il n’avait pas d’états d’âme : il était soldat allemand. Cette mémoire, aujourd’hui, des Lorrains redevenus français, a peut-être besoin aussi de s’arranger avec la réalité que les lieux s’obstinent à raconter ?

F.C. : Les témoins ne font finalement que prolonger les contradictions qui ont existé tout le temps. Prenons l’exemple de cette famille Cailloux. Ils étaient français et après 1870, ils ont été annexés. Edouard Cailloux, mort à 21 ans en 1915 sous uniforme allemand, était né citoyen allemand. Probablement « français de coeur » (comme on disait à l’époque) parce que sa famille au départ était française, il est mort sous nationalité et uniforme allemands. Ensuite, en 1918, toute cette partie de la Lorraine est redevenue française et la famille Cailloux n’avait donc plus de raison de revendiquer le moindre héritage allemand. Mais c’est vrai qu’après, il est resté pendant longtemps une espèce de contradiction vivante, consistant à dire ce paradoxe étonnant : Edouard est mort sous uniforme allemand, mais en fait il est mort parce qu’il voulait, très probablement, rejoindre les tranchées françaises et retrouver ses frères français. Je pense qu’il existe effectivement des Lorrains qui ont essayé de déserter l’armée allemande pour rejoindre les Français, ce n’est pas du tout impossible. Mais dire cela, c’est aussi faire fi de cette réalité : toute la jeunesse de Moselle et d’Alsace a combattu sous uniforme allemand pendant la guerre de 14/18. Et c’est là une contradiction nationale : il faut quand même rappeler que la première annexion n’était pas une annexion de fait, c’était une annexion tout à fait légale : le Parlement français a voté, en bonne et due forme, la cession de la Moselle et de l’Alsace aux Allemands en 1871. Tout ça était très légal, tout à fait arrangé. Et le fait d’être allemand en 1914, pour quelqu’un qui était originaire de Lorraine, n’était finalement que l’effet de ce qu’avaient décidé ses aînés.

K.E. : Ce qu’il y a d’extraordinaire, dans cette histoire, c’est qu’elle connaît un épilogue en 1984, dans un lieu – oh combien parlant ! : Verdun, où François Mitterrand prend la main du chancelier allemand Helmut Kohl. En présence du neveu de Edouard Cailloux, Bruno Cailloux, qui est général et qui commande la nouvelle brigade franco-allemande…

Extrait sonore du film
« Trois soldats allemands »
(commentaire off, dit dans le film par Jean-Pierre Kalfon)

 “Quarante ans plus tard. En 1984. Ce militaire français qui commande la prise d’armes s’appelle Bruno Cailloux. Il a contribué à la création de la nouvelle brigade franco-allemande… Il a participé aux premières opérations conjointes des deux armées…

Bruno Cailloux est un général français.… C’est le fils de Paul qui s’est battu à Saumur en 1940… C’est le neveu d’Edouard, l’artilleur tué en 1915 sous uniforme allemand… C’est aussi le neveu de Lucien Gasser, l’infirmier militaire réquisitionné en 14… Comme son garde Charles Engel… Lucien Gasser, dont le père Chrysostome est parti en Amérique en 70 pour ne pas servir dans l’armée du Reich… Et qui est revenu ensuite en Lorraine annexée avec la nationalité allemande qu’il a conservée jusqu’en 1919… Il est alors redevenu français…“

K.E. : Les histoires de famille en Lorraine, c’est ça : un moment on est français, un moment on est allemand. Et puis finalement l’Europe apporte, en tout cas là, une réponse qui ne renie pas la mémoire mais qui est une sorte de pardon. Est-ce qu’on peut parler de pardon réciproque ?

F.C. : De pardon, je ne sais pas. En tout cas d’aboutissement, oui.
Je voudrais apporter une précision concernant l’extrait sonore qu’on vient d’entendre. C’est à la fin du film, ça résume toute la contradiction qui n’a pas cessé d’avoir lieu entre plusieurs générations tantôt allemandes, tantôt françaises. Et qui ont combattu d’ailleurs avec bravoure : Edouard est mort en 1915 sous uniforme allemand ; son jeune frère Paul n’a pas fait la guerre de 1914 mais celle de 40 où il a été un héros – sous uniforme français cette fois-ci ; et le neveu de Edouard, le général Bruno Cailloux est, quant à lui, un des concepteurs de la Brigade franco-allemande… C’est assez étonnant de voir que le nouvel embryon de l’armée franco-allemande a été conçu par des gens qui avaient des parents militaires français et militaires allemands !
Je pense que la relation franco-allemande n’est pas de l’ordre du pardon, mais de l‘apaisement. Et c’est plus que ça : il n’y avait rien d’autre à faire, d’une certaine manière. Il y a eu trois guerres, trois guerres en un siècle. Il y a eu une première tentative de faire l’Europe de manière… on va dire une préfiguration négative, sous l’hitlérisme. On sait ce que ça a donné. Il y avait eu l’annexion précédente, jusqu’en 1918, qui était beaucoup plus douce et qui n’était pas du tout semblable idéologiquement. Et puis il y a eu la construction de l’Europe. Et c’est arrivé à un moment où il y a eu un épuisement absolu des deux pays. Ce n’est pas par hasard si ces deux pays ont pu former le noyau de ce qui se passe aujourd’hui. Ce n’est pas un pays qui a pardonné à l’autre – même si les Allemands ont été vaincus en 1945 et en 18 – c’est plutôt l’aboutissement d’une histoire. Je ne sais pas si ça aurait pu être autrement.

K.E. : François Caillat, pour savoir bien regarder, notamment les lieux, il faut savoir aussi écouter. Avant 1999,vous avez réalisé un film qui s’appelle « L’Homme qui écoute« .

Extrait sonore du film
« L’Homme qui écoute »
(commentaire off, dit dans le film par François Caillat)

Le silence : ce qui annonce le doute et l’inquiétude…
Il y a ce qu’on entend, il y a ce qu’on invente. J’observe les gens durant le soir. J’imagine des vies. Je mets en images des rêveries sonores.…
Après, il ne me reste plus qu’à accorder les lieux aux sons que j’ai imaginés. Peut-être l’ai-je vécu, peut-être pas…
Alors, je me mets à imaginer que tous les lieux gardent la mémoire sonore de leur passé. Ça pourrait être Marseille : souvenirs de grèves et cortèges de dockers, souvenirs de toute la Méditerranée…
Je suis l’homme qui écoute et qui rêve…

K.E. : François Caillat, c’est vous, “ l’homme qui écoute et qui rêve ” ?

F.C. : Oui, ça m’arrive ! Ce qui est bien, avec les lieux, avec les paysages, c’est qu’on peut imaginer tout ce qui s’est passé : non seulement l’histoire des hommes, mais aussi toutes les sonorités qui ont fait cette histoire.
Tout à l’heure, vous me demandiez si je remplaçais les témoins par les paysages. C’est vrai que les lieux permettent, eux aussi, d’inventer toutes sortes de vies. Je fais du documentaire avec des gens qui ont existé, mais j’essaye aussi de compléter ce que je sais en inventant le reste. J’invente toutes les vies qui auraient pu se passer, à côté de celles dont j’ai pu reconstituer quelques bribes. Disons que je m’intéresse surtout aux histoires dont je n’ai que des bribes.
Pour les sons, c’est pareil : s’agissant du passé, il faut les inventer. Je vois un paysage et j’imagine des choses qui se sont passées là. Par exemple à Marseille, comme dans l’extrait sonore qu’on vient d’écouter. À Marseille, et dans beaucoup de ports (je suis sensible à des villes comme Marseille mais ça pourrait être n’importe où), on imagine tout un passé qui est matérialisé par des voix, des musiques, des événements sonores. Dans mon film « L’Homme qui écoute« , consacré à la perception des sons, il y a toute une partie qui consiste à savoir ce qu’on peut imaginer, rêver… ce qu’on peut compléter… comment on peut restituer ce qui n’existe plus qu’à moitié…

K.E. : François Caillat, vous savez que ces termes de lieux de mémoire, ou de mémoire des lieux, ont inspiré beaucoup d’historiens et de philosophes. Pierre Nora a écrit un très beau livre là-dessus, « Les lieux de mémoire« , et on pense tout de suite à l’énorme travail qui a été fait. Dans son livre, Pierre Nora fait une distinction très intéressante entre la mémoire et l’Histoire. Pierre Nora dit que la mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude : il y a autant de mémoires que de groupes ; la mémoire est collective, plurielle et individualisée. L’Histoire, au contraire, appartient à tous et à personne. La mémoire s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste, l’image et l’objet ; la mémoire est un absolu. L’Histoire ne connaît que le relatif. Et il ajoute que l’Histoire était plus équitable que la mémoire, sous-entendu : pour les humains qu’elle juge.
Est-ce que c’est aussi votre avis ?

F.C. : L’Histoire est plus “ équitable ”, c’est ce que dirait un historien. Effectivement, les historiens ont l’idée de faire un travail plus objectif, donc plus débarrassé des sentiments, des souvenirs, des sensations. Ces historiens sont toutefois les premiers à reconnaître que chaque décennie fabrique une nouvelle conception de l’Histoire, et que c’est très bien comme ça. Disons que c’est une science en évolution permanente. Par rapport à la mémoire, ça n’a rien à voir parce qu’on peut dire que l’Histoire advient quand la mémoire n’est plus là. La mémoire existe tant qu’il y a des survivants, une tradition orale minimale, des gens qui ont vu, ou qui ont entendu quelqu’un qui avait vu que, etc… Mais tout finit par s’épuiser. Aujourd’hui, si par exemple on parle de l’époque napoléonienne, il n’y a plus que l’historien qui puisse en parler. C’est sur la base de choses écrites, de restes de mémoire, mais l’historien est venu prendre la place de la mémoire.
Le travail du cinéaste se situe, chronologiquement, avant le travail de l’historien. Le cinéaste travaille sur un registre qui est encore celui de la mémoire (soit que l’on fasse parler des témoins, comme le font beaucoup de mes collègues cinéastes, soit qu’on s’en passe). Le cinéaste reste sur un sentiment des choses, sur une mémoire assez récente. Tandis que l’historien prétend à une impartialité, une objectivité, en tout cas une distance, qui n’auraient pas grand intérêt dans un film. Je traite de faits historiques dans mes films, c’est vrai, mais je ne pense pas du tout faire des films d’Histoire.

FRANCE-INTER, émission « L’humeur vagabonde », de Kathleen Evin.
Invité : François Caillat. Thème : La mémoire des lieux.
Films évoqués : « La quatrième génération », « L’Homme qui écoute », « Trois Soldats allemands »

LA MEMOIRE DES LIEUX
(France-Inter, « L’humeur vagabonde”, Kathleen Evin et François Caillat)

KATHLEEN EVIN : Bienvenue dans cette « humeur vagabonde » qui vous demandera aujourd’hui une écoute toute particulière. Pas facile, en effet, d’évoquer des sentiments, des sensations, des émotions, qui n’ont pas de nom précis, mais qui pourtant vous envahissent parfois avec une violence surprenante devant un paysage apparemment paisible. L’histoire tourmentée des hommes imprègne-t-elle à jamais les lieux où elle se déroule ? Et pourrait-on traverser la place du marché à Rouen, les vastes plaines de la Somme, les collines caillouteuses qui bordent l’Ebre, les champs paisibles qui entourent la petite ville de Weimar, sans ressentir, au plus profond, les douleurs et les morts dont ils ont été le théâtre indifférent ?

Philosophe de formation, François Caillat est un documentariste très particulier puisqu’il ne filme que l’infilmable : l’ouïe, le langage, le souvenir. Originaire de Lorraine, une région écartelée entre deux patries, il a cherché à comprendre par les paysages, les silences, ce que la parole des hommes se refusait à livrer : la mémoire des lieux.

C’est exactement cela dont il nous parlera ce soir.

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KATHLEEN EVIN : François Caillat, on ne va pas se livrer à un inventaire à la Georges Perec. Et pourtant, c’est bien de souvenance qu’il s’agit ce soir. Qu’est-ce qui vous a plongé dans ce domaine si flou pour un documentariste ?

FRANÇOIS CAILLAT : “ Si flou ”, je ne suis pas sûr. On parle de mémoire des lieux. Et je pense que les lieux, c’est quelque chose d’extrêmement cinématographique. C’est quelque chose qu’on peut filmer assez facilement, qui est très présent. Et c’est une donnée de départ séduisante pour un documentariste.
Je m’intéresse beaucoup à l’idée de trace : en partant de ces paysages, de ces décors, de ces lieux, de ces villes dans lesquelles se sont passés des événements à la recherche desquels je m’en vais. La réunion des deux directions, mémoire et lieu, fabrique quelque chose de très précis. Pour moi, c’est vraiment un projet cinématographique. C’est aussi un projet de documentariste parce que je parle de lieux bien réels. Je m’intéresse à des histoires réelles. Passées, mais réelles.

K.E. : Il s’agit, en tout cas pour vous, François Caillat, de lieux très précis puisque vous êtes d’origine lorraine. Toute votre famille y est implantée. Et d’ailleurs, vous avez réalisé en 1997 un film qui s’appelle « La quatrième génération » : la vôtre.
Est-ce que le fait d’appartenir à une terre comme la Lorraine – qui a été si souvent envahie, dépecée, prise, reprise, conquise, abandonnée -, est-ce que c’est cela, qui vous tient le plus à coeur ? Est-ce que cette mémoire, ce goût pour la mémoire des lieux, vous viennent d’abord de l’histoire familiale ?

F.C. : Oui, obligatoirement, au sens où les émotions qu’on a eues comme enfant sont toujours fécondes et très porteuses pour faire des films. C’est rechercher dans ses émotions d’enfance quelque chose sur quoi travailler. Je suis né dans cette région, j’y ai grandi, j’ai passé pas mal de temps là-bas étant jeune. C’est donc pour moi à l’origine de beaucoup de significations. Mais ce sont des significations d’enfant, ou d’adolescent. Ce sont des souvenirs. Et il s’agit de les retravailler, de les transcrire, de les importer, dans un domaine qui est tout autre : celui de l’activité que je fais, c’est-à-dire cinéaste. Tout ce travail, qui va de l’enfance jusqu’à un métier d’adulte, est très passionnant. C’est un travail de transformation qui me prend tout mon temps, toute ma tête. D’ailleurs je ne sais même pas si c’est un travail. C’est une situation, une position, un sentiment. C’est presque une manière d’être.

K.E. : En tout cas, cette terre est à la fois familiale – donc agréable – et en même temps hantée par des morts : des morts allemands, des morts français. Est-ce que ça veut dire que, pour vous, cela a été comme une sorte de territoire hantéqu’il vous fallait, arrivé à l’âge adulte, réapprivoiser ?

F.C. : Oui, et même plus que réapprivoiser. Tout simplement pouvoir m’en approcher. Le film « La quatrième génération« , que j’avais fait sur ma famille, était déjà une première manière de m’en approcher. C’est-à-dire de penser à ce qu’avait pu être ma famille dans ce lieu que je connaissais bien. Quand on grandit dans un lieu, on ne sait pas forcément qui a vécu avant : la génération d’avant, deux générations, trois générations… Les gens ne sont plus là. Pour moi, retrouver ce passé, c’était déjà un point de départ. Je découvrais que ces lieux – que j’avais cru simplement chargés de mon enfance – étaient en fait chargés de bien plus que ça. Ils étaient chargés de toute une histoire que je me suis mis en quête d’aller rechercher.

K.E. : Votre dernier film passe sur Arte, lundi 5 novembre à 22 h 30, et s’appelle « Trois soldats allemands« . Ce film s’ouvre sur l’exhumation en 1951 d’un squelette – le cadavre d’un soldat allemand inconnu -, sur les lieux de votre enfance. Et on se rend compte assez vite que cette anecdote, qui est un bon point de départ pour un film qui raconterait une histoire, n’est qu’une sorte de prétexte à un voyage dans une Lorraine un peu… j’allais dire devenue une sorte de métaphore, puisque on n’y voit pas un être vivant. On entend des voix, le plus souvent par téléphone, mais il n’y a de vivant que les paysages.
Avant d’en parler, on va écouter la voix d’une vieille dame qui raconte, en quelques mots terribles, ce qu’a été l’histoire de ces lieux en Lorraine.

Extrait sonore du film
« Trois soldats allemands »

K.E. : Ce document raconte bien la déchirure apparue chez les jeunes lorrains : ils étaient obligés de porter un uniforme étranger et, en même temps, ils se sentaient considérés comme des ennemis. C’est vrai que ça pose la question : Qui sommes-nous? Contre qui nous battons-nous ?

F.C. : Reparlons de cette histoire de soldat déterré car c’est le point de départ. Dans le jardin d’une propriété privée, il y avait une dépouille de soldat allemand. J’en ai toujours entendu parler quand j’étais enfant. Dans les années 50, ce soldat a été déterré – je ne sais pour quelle raison, les militaires de la guerre de 40 devaient probablement être renvoyés ailleurs. Ce qui m’a intéressé, à partir de ce fait divers, de cet événement un peu singulier, c’est de réfléchir plus largement à ce qui s’était passé pour tous les gens qui avaient vécu à cet endroit-là. Et à partir d’une anecdote d’allemand enterré dans un jardin, j’ai découvert qu’il y avait eu effectivement alentour des tas de destinées avec des gens qui avaient été là. Et je me suis demandé ce qui s’était passé pour tous ces gens, durant la mobilisation et la guerre de 40.

K.E. : D’autant plus que, au sein d’une même famille, on pouvait combattre sous l’uniforme français ou sous l’uniforme allemand. C’est-à-dire que des frères, des cousins, des gens d’une même famille, pouvaient se retrouver embrigadés dans deux armées ennemies.

F.C. : Oui, mais il faut distinguer ce qui s’est passé durant les deux annexions allemandes : celle qui a eu lieu de 1871 à 1918, et celle qui a eu lieu entre 1940 et 1944.
Entre 1940 et 1944, quasiment tous les jeunes Mosellans et Alsaciens ont été enrôlés dans l’armée allemande et sont partis, en général sur le front de l’Est. Ils ont combattu dans les rangs de la Wehrmacht.
En 1914, les Lorrains étaient annexés, mais il y avait quand même de l’autre côté de la frontière – c’est-à-dire dans la partie de la Lorraine qui n’avait pas été annexée en 1871 (par exemple du côté de Nancy) -, il y avait des Français qui étaient leurs cousins. Et effectivement, il y a eu des familles qui se sont retrouvées avec des enfants dans chacune des deux armées qui se sont combattues durant la Première Guerre Mondiale.

K.E. : Du coup, la mémoire qui vient après ces événements tragiques – qui consiste à célébrer les martyrs, les morts, et à repartir dans un avenir apaisé – cette mémoire est devenue impossible sur cette terre. Comment faire pour concélébrer le souvenir de morts allemands dans un pays qui est redevenu français ? C’est assez particulier…

F.C. : Aujourd’hui, c’est l’avènement de l’Europe, donc tout est un peu apaisé. Mais il reste encore beaucoup de survivants de la dernière guerre. Il y a des traces fortes, il y a des gens qui ont la mémoire de cette guerre de manière très vive, très douloureuse. Et il existe une espèce de fossé entre ceux qui ont vécu cette période, qui en gardent un souvenir un peu…. presque une certaine culpabilité : aucun Mosellan ni aucun Alsacien ne se vanterait d’avoir été engagé dans l’armée allemande ; c’était une obligation et elle est restée pendant très longtemps vécue comme une tache… Donc, entre ces survivants de la guerre et la génération plus jeune qui n’a pas connu la guerre – par exemple ma génération : la première génération de lorrains qui n’a pas connu de guerre franco-allemande, ce qui est à la fois magnifique et tout à fait incroyable -, entre ces générations il y a forcément un hiatus. Et je trouve qu’il y a un peu… non pas d’incompréhension réciproque, mais… le poids de l’Histoire est passé par là. Ça fait une grosse différence.
Ce qui m’a intéressé, c’est d’articuler deux époques : l’époque à laquelle j’appartiens, c’est-à-dire l’époque de la construction européenne avec tous les aléas qu’on connaît – mais la relation franco-allemande, même si ce n’est pas toujours facile, a été considérée jusqu’à présent comme le noyau dur de l’Europe ; et la période d’avant, c’est-à-dire la génération de mes parents et de mes grands-parents qui ont vécu, eux, ce noyau franco-allemand dans des termes beaucoup plus rudes…

K.E. : François Caillat, dans ce film « Trois soldats allemands« , je disais tout à l’heure que les vivants étaient réduits à des voix, et que vous aviez filmés les paysages comme les vrais acteurs de cette histoire.
Les paysages de Lorraine vous ont-ils dit quelque chose que les survivants de cette histoire tourmentée ne pouvaient pas vous dire ?

F.C. : Les paysages ont pris la place des personnages parce que j’ai eu envie de faire un film un peu fantomatique. Un peu hanté. Sur des destinées passées qui imprègnent beaucoup ces lieux. Les gens ne sont plus là, donc je ne pouvais pas les faire parler. Mais même ceux qui étaient là, ceux qui restaient, je n’avais pas envie de les mettre en avant et de les faire trop parler. Je préférais voir comment tout ce passé pouvait s’inscrire dans les lieux, et notamment les paysages.
Il faut rappeler que cette partie de la Lorraine dans laquelle se passe le film, c’est-à-dire la Moselle du côté de Sarrebourg, est une Lorraine très paysagée. Ce n’est pas la Lorraine sidérurgique, ce n’est pas la Meurthe-et-Moselle industrielle. C’est un paysage situé au pied des Vosges, assez magnifique, fait de plaines, d’étangs, avec des forêts complètement incroyables, notamment des sapins. C’est un paysage qui est très fort, très prenant, il a vraiment une dimension qui… il porte en lui la possibilité de retrouver tout un passé. Et il y a là toute une histoire investie – à supposer qu’on s’y intéresse et qu’on ait envie de la filmer d’une certaine manière. C’est ce que j’essaye de faire.
Je pense que le paysage peut… non pas prendre la place de l’homme, mais en tout cas porter en lui toute la dimension de ce que l’homme a mis dedans. On peut faire parler un paysage. Et c’est aussi le propre d’une démarche cinématographique. C’est-à-dire qu’il y a une manière de montrer les choses qui leur donne une ampleur. Mais ceci n’existe pas forcément au premier regard quand on se promène dans la Lorraine d’aujourd’hui. Si on passe rapidement sur une route, on ne sera pas forcément sensible à ça. Mais il suffit de rester un petit peu, de s’imbiber des lieux, et on peut essayer de retrouver dans ce paysage quelque chose qui vient du passé. C’est aussi une manière de les filmer un peu intemporelle. Ce que j’ai essayé de faire, dans « Trois soldats allemands« , c’est de filmer les lieux de telle manière qu’ils puissent fonctionner de la même manière aujourd’hui, ou il y a cinquante ans, ou il y a cent ans. Les mêmes lieux que j’ai filmés fonctionnent ainsi sur plusieurs époques, dans une dimension qui traverse le temps. Mais si elle traverse le temps, ce n’est pas parce qu’elle est dénuée d’humain. C’est parce qu’elle traverse les époques, elle porte toutes ces époques, elle charrie plusieurs dimensions. Il y a une espèce de stratification des lieux, d’archéologie. Du coup, évidemment, ça devient très hanté, très fantomatique. Et le moindre champ, la moindre maison, peuvent devenir terriblement lourds. Et même pesants.

K.E. : Est-ce qu’il n’y a pas aussi, peut-être, une petite méfiance à l’égard de la mémoire humaine ? La mémoire des lieux : il suffit d’interroger les lieux, et ils raconteront l’Histoire. Alors que la mémoire humaine est souvent refabriquée, recomposée ; elle est partielle. D’une certaine manière, la mémoire des hommes est plus faillible que celle des lieux ?

F.C. : C’est sûr que la mémoire des survivants est toujours faillible. Je ne suis pas historien, mais je sais que les historiens, souvent, ont une certaine méfiance pour les témoins. Ils sont les premiers à dire qu’un témoin, même s’il a vécu les choses, peut s’être trompé. Ou avoir en tous cas une mémoire défaillante. N’ayant pas vécu cette période, je ne vais pas dire que je me méfie des témoins, ça serait peut-être beaucoup. Ça pourrait supposer que je veux me mettre à leur place – ce qui n’est pas le cas, parce que je n’ai rien à dire à côté de quelqu’un qui a vécu ces moments.
Je ne suis pas historien, je ne suis pas survivant. Je suis cinéaste. Je ne me méfie pas des gens en tant que témoins, j’essaye de construire quelque chose qui soit plus collectif, plus romanesque. D’un point de vue global. Je pourrais convoquer un témoin, deux témoins, dix témoins… Même ces dix ou cent témoins seraient toujours moins que le lieu qui les a vu vivre à un moment donné. Parce que le lieu est forcément porteur de quelque chose de plus transversal, de plus général – dans le bon sens du terme : je pense que le lieu peut porter tous les témoignages.

K.E. : Par exemple, dans le film « Trois soldats allemands« , une des histoires que vous racontez est celle de la famille Cailloux, qui a eu un jeune mort pendant la guerre de 14-18. C’était une famille française auparavant, et Edouard Cailloux est mort sous l’uniforme allemand. Et il est assez troublant d’entendre les descendants de cette famille dire : “ Oui, mais il paraît qu’il est mort en se rendant vers les lignes françaises, pour revenir à sa patrie d’origine ”. Alors que toute la correspondance qu’il échangeait avec sa famille montre bien qu’il n’avait pas d’états d’âme : il était soldat allemand. Cette mémoire, aujourd’hui, des Lorrains redevenus français, a peut-être besoin aussi de s’arranger avec la réalité que les lieux s’obstinent à raconter ?

F.C. : Les témoins ne font finalement que prolonger les contradictions qui ont existé tout le temps. Prenons l’exemple de cette famille Cailloux. Ils étaient français et après 1870, ils ont été annexés. Edouard Cailloux, mort à 21 ans en 1915 sous uniforme allemand, était né citoyen allemand. Probablement « français de coeur » (comme on disait à l’époque) parce que sa famille au départ était française, il est mort sous nationalité et uniforme allemands. Ensuite, en 1918, toute cette partie de la Lorraine est redevenue française et la famille Cailloux n’avait donc plus de raison de revendiquer le moindre héritage allemand. Mais c’est vrai qu’après, il est resté pendant longtemps une espèce de contradiction vivante, consistant à dire ce paradoxe étonnant : Edouard est mort sous uniforme allemand, mais en fait il est mort parce qu’il voulait, très probablement, rejoindre les tranchées françaises et retrouver ses frères français. Je pense qu’il existe effectivement des Lorrains qui ont essayé de déserter l’armée allemande pour rejoindre les Français, ce n’est pas du tout impossible. Mais dire cela, c’est aussi faire fi de cette réalité : toute la jeunesse de Moselle et d’Alsace a combattu sous uniforme allemand pendant la guerre de 14/18. Et c’est là une contradiction nationale : il faut quand même rappeler que la première annexion n’était pas une annexion de fait, c’était une annexion tout à fait légale : le Parlement français a voté, en bonne et due forme, la cession de la Moselle et de l’Alsace aux Allemands en 1871. Tout ça était très légal, tout à fait arrangé. Et le fait d’être allemand en 1914, pour quelqu’un qui était originaire de Lorraine, n’était finalement que l’effet de ce qu’avaient décidé ses aînés.

K.E. : Ce qu’il y a d’extraordinaire, dans cette histoire, c’est qu’elle connaît un épilogue en 1984, dans un lieu – oh combien parlant ! : Verdun, où François Mitterrand prend la main du chancelier allemand Helmut Kohl. En présence du neveu de Edouard Cailloux, Bruno Cailloux, qui est général et qui commande la nouvelle brigade franco-allemande…

Extrait sonore du film
« Trois soldats allemands »
(commentaire off, dit dans le film par Jean-Pierre Kalfon)

 “Quarante ans plus tard. En 1984. Ce militaire français qui commande la prise d’armes s’appelle Bruno Cailloux. Il a contribué à la création de la nouvelle brigade franco-allemande… Il a participé aux premières opérations conjointes des deux armées…

Bruno Cailloux est un général français.… C’est le fils de Paul qui s’est battu à Saumur en 1940… C’est le neveu d’Edouard, l’artilleur tué en 1915 sous uniforme allemand… C’est aussi le neveu de Lucien Gasser, l’infirmier militaire réquisitionné en 14… Comme son garde Charles Engel… Lucien Gasser, dont le père Chrysostome est parti en Amérique en 70 pour ne pas servir dans l’armée du Reich… Et qui est revenu ensuite en Lorraine annexée avec la nationalité allemande qu’il a conservée jusqu’en 1919… Il est alors redevenu français…“

K.E. : Les histoires de famille en Lorraine, c’est ça : un moment on est français, un moment on est allemand. Et puis finalement l’Europe apporte, en tout cas là, une réponse qui ne renie pas la mémoire mais qui est une sorte de pardon. Est-ce qu’on peut parler de pardon réciproque ?

F.C. : De pardon, je ne sais pas. En tout cas d’aboutissement, oui.
Je voudrais apporter une précision concernant l’extrait sonore qu’on vient d’entendre. C’est à la fin du film, ça résume toute la contradiction qui n’a pas cessé d’avoir lieu entre plusieurs générations tantôt allemandes, tantôt françaises. Et qui ont combattu d’ailleurs avec bravoure : Edouard est mort en 1915 sous uniforme allemand ; son jeune frère Paul n’a pas fait la guerre de 1914 mais celle de 40 où il a été un héros – sous uniforme français cette fois-ci ; et le neveu de Edouard, le général Bruno Cailloux est, quant à lui, un des concepteurs de la Brigade franco-allemande… C’est assez étonnant de voir que le nouvel embryon de l’armée franco-allemande a été conçu par des gens qui avaient des parents militaires français et militaires allemands !
Je pense que la relation franco-allemande n’est pas de l’ordre du pardon, mais de l‘apaisement. Et c’est plus que ça : il n’y avait rien d’autre à faire, d’une certaine manière. Il y a eu trois guerres, trois guerres en un siècle. Il y a eu une première tentative de faire l’Europe de manière… on va dire une préfiguration négative, sous l’hitlérisme. On sait ce que ça a donné. Il y avait eu l’annexion précédente, jusqu’en 1918, qui était beaucoup plus douce et qui n’était pas du tout semblable idéologiquement. Et puis il y a eu la construction de l’Europe. Et c’est arrivé à un moment où il y a eu un épuisement absolu des deux pays. Ce n’est pas par hasard si ces deux pays ont pu former le noyau de ce qui se passe aujourd’hui. Ce n’est pas un pays qui a pardonné à l’autre – même si les Allemands ont été vaincus en 1945 et en 18 – c’est plutôt l’aboutissement d’une histoire. Je ne sais pas si ça aurait pu être autrement.

K.E. : François Caillat, pour savoir bien regarder, notamment les lieux, il faut savoir aussi écouter. Avant 1999,vous avez réalisé un film qui s’appelle « L’Homme qui écoute« .

Extrait sonore du film
« L’Homme qui écoute »
(commentaire off, dit dans le film par François Caillat)

Le silence : ce qui annonce le doute et l’inquiétude…
Il y a ce qu’on entend, il y a ce qu’on invente. J’observe les gens durant le soir. J’imagine des vies. Je mets en images des rêveries sonores.…
Après, il ne me reste plus qu’à accorder les lieux aux sons que j’ai imaginés. Peut-être l’ai-je vécu, peut-être pas…
Alors, je me mets à imaginer que tous les lieux gardent la mémoire sonore de leur passé. Ça pourrait être Marseille : souvenirs de grèves et cortèges de dockers, souvenirs de toute la Méditerranée…
Je suis l’homme qui écoute et qui rêve…

K.E. : François Caillat, c’est vous, “ l’homme qui écoute et qui rêve ” ?

F.C. : Oui, ça m’arrive ! Ce qui est bien, avec les lieux, avec les paysages, c’est qu’on peut imaginer tout ce qui s’est passé : non seulement l’histoire des hommes, mais aussi toutes les sonorités qui ont fait cette histoire.
Tout à l’heure, vous me demandiez si je remplaçais les témoins par les paysages. C’est vrai que les lieux permettent, eux aussi, d’inventer toutes sortes de vies. Je fais du documentaire avec des gens qui ont existé, mais j’essaye aussi de compléter ce que je sais en inventant le reste. J’invente toutes les vies qui auraient pu se passer, à côté de celles dont j’ai pu reconstituer quelques bribes. Disons que je m’intéresse surtout aux histoires dont je n’ai que des bribes.
Pour les sons, c’est pareil : s’agissant du passé, il faut les inventer. Je vois un paysage et j’imagine des choses qui se sont passées là. Par exemple à Marseille, comme dans l’extrait sonore qu’on vient d’écouter. À Marseille, et dans beaucoup de ports (je suis sensible à des villes comme Marseille mais ça pourrait être n’importe où), on imagine tout un passé qui est matérialisé par des voix, des musiques, des événements sonores. Dans mon film « L’Homme qui écoute« , consacré à la perception des sons, il y a toute une partie qui consiste à savoir ce qu’on peut imaginer, rêver… ce qu’on peut compléter… comment on peut restituer ce qui n’existe plus qu’à moitié…

K.E. : François Caillat, vous savez que ces termes de lieux de mémoire, ou de mémoire des lieux, ont inspiré beaucoup d’historiens et de philosophes. Pierre Nora a écrit un très beau livre là-dessus, « Les lieux de mémoire« , et on pense tout de suite à l’énorme travail qui a été fait. Dans son livre, Pierre Nora fait une distinction très intéressante entre la mémoire et l’Histoire. Pierre Nora dit que la mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude : il y a autant de mémoires que de groupes ; la mémoire est collective, plurielle et individualisée. L’Histoire, au contraire, appartient à tous et à personne. La mémoire s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste, l’image et l’objet ; la mémoire est un absolu. L’Histoire ne connaît que le relatif. Et il ajoute que l’Histoire était plus équitable que la mémoire, sous-entendu : pour les humains qu’elle juge.
Est-ce que c’est aussi votre avis ?

F.C. : L’Histoire est plus “ équitable ”, c’est ce que dirait un historien. Effectivement, les historiens ont l’idée de faire un travail plus objectif, donc plus débarrassé des sentiments, des souvenirs, des sensations. Ces historiens sont toutefois les premiers à reconnaître que chaque décennie fabrique une nouvelle conception de l’Histoire, et que c’est très bien comme ça. Disons que c’est une science en évolution permanente. Par rapport à la mémoire, ça n’a rien à voir parce qu’on peut dire que l’Histoire advient quand la mémoire n’est plus là. La mémoire existe tant qu’il y a des survivants, une tradition orale minimale, des gens qui ont vu, ou qui ont entendu quelqu’un qui avait vu que, etc… Mais tout finit par s’épuiser. Aujourd’hui, si par exemple on parle de l’époque napoléonienne, il n’y a plus que l’historien qui puisse en parler. C’est sur la base de choses écrites, de restes de mémoire, mais l’historien est venu prendre la place de la mémoire.
Le travail du cinéaste se situe, chronologiquement, avant le travail de l’historien. Le cinéaste travaille sur un registre qui est encore celui de la mémoire (soit que l’on fasse parler des témoins, comme le font beaucoup de mes collègues cinéastes, soit qu’on s’en passe). Le cinéaste reste sur un sentiment des choses, sur une mémoire assez récente. Tandis que l’historien prétend à une impartialité, une objectivité, en tout cas une distance, qui n’auraient pas grand intérêt dans un film. Je traite de faits historiques dans mes films, c’est vrai, mais je ne pense pas du tout faire des films d’Histoire.

FRANCE-INTER, émission « L’humeur vagabonde », de Kathleen Evin.
Invité : François Caillat. Thème : La mémoire des lieux.
Films évoqués : « La quatrième génération », « L’Homme qui écoute », « Trois Soldats allemands »