Filmer les lieux de mémoire

— La dernière trace, c’est ce qui est donné à voir lorsque nous arrivons trop tard. Après coup. Les cinéastes s’expriment toujours après coup. Comme les historiens qui parlent quand c’est déjà fini, presque réglé, en cours d’être passé – plus ou moins bien passé. Aux historiens, la raison d’être commande un tel délai. Pour réfléchir à ce qui s’est passé, il faut attendre que cela soit passé. Difficile d’allier les deux, de vivre l’événement et d’en faire l’analyse distanciée. D’ailleurs on n’est jamais sûr que ledit événement en soit un, qu’il mérite de passer à la postérité – même si parfois, quand l’époque est agitée et l’émotion intense, on a le sentiment grisant de « vivre l’Histoire ». Les historiens ne vivent pas l’Histoire, ils font de l’Histoire. Et pour ce faire, ils ont besoin de recul, de retard. Ils ne sont pas chroniqueurs de l’actualité. À peine contemporains de leur propre pensée.

Pas plus que les historiens, les cinéastes n’ont vocation à vivre dans l’instant. Ni témoins du réel, ni observateurs des événements en cours. En filmant, ils créent de la distance et prennent du recul. Ils refabriquent l’espace et le temps en déplaçant l’événement ailleurs et plus tard, c’est-à-dire sous forme d’un récit travaillé. Ils scénarisent le réel à l’aide de médiations techniques qui font écran.

« La dernière trace » intéresse cinéastes et historiens parce qu’ils ne cherchent pas à exhiber le réel mais à le reformuler. La « dernière trace » superpose deux états du monde : celui qui a été, et celui qui est. Ce qui s’est passé, et ce qui se passe. Montrer la dernière trace, c’est organiser l’existence de ce qui n’existe plus. C’est mettre en scène une manifestation ultime, à l’aide d’un témoignage, d’une photographie ou d’une archive, d’un monument ou d’un lieu anonyme, voire à l’aide d’un minuscule fragment de rien du tout. Tout ce qui forme « lieu de mémoire » devient ainsi susceptible d’être exploré, lu ou regardé, filmé.

Texte de François Caillat, paru dans le catalogue du 14ème festival “Les Ecrans Documentaires” (Gentilly).