Le cinéma documentaire ne fait pas oeuvre de communication. Si l’on s’en tient à une définition classique de la communication (dispositif d’encodage/décodage entre deux interlocuteurs, univocité recherchée du message transmis, etc), on constate qu’un film documentaire n’obéit pas aux critères requis. On n’y trouve pas de message au sens strict, les propos ne sont jamais d’un seul tranchant, il y a beaucoup de non-dit… Le contenu s’avère surdéterminé, plurivoque, ambigu. En termes de communication, on est ici dans une zone de flou – le fameux « flou artistique » que dénoncent les amateurs de messages sûrs.

Le cinéma documentaire n’a pas vocation à communiquer, même si une grosse machine communicante comme la télévision aimerait bien l’inscrire au registre et le faire concourir à son projet-maison. Dans cette perspective, le documentaire deviendrait le frère du journal télévisé – probablement frère ennemi, incontrôlable et détesté à cause de ses prétentions artistiques, mais frère quand-même par sa supposée capacité à transmettre au spectateur un énoncé de l’état du monde. C’est bien dans la logique télévisuelle de vouloir drainer et unifier toutes les images dans un même projet de communication globale, mais le cinéma documentaire y demeure rétif. Pour mesurer l’écart, soulignons que la télévision exige que chaque image soit accompagnée de signes de lisibilité adéquats (case de programmation, horaire, présentation, etc) ; rappelons que les diffuseurs attendent d’un film qu’il soit clair, compréhensible, formaté à la juste mesure du spectateur recherché ; notons enfin que la plupart des « documents » diffusés à la télévision sont affectés d’un gros coefficient communicant et investis d’une incontestable mission « messagère ». En réalité, il semble bien que se poursuive ici, par-delà la quête d’audience, une très ancienne exigence, ancrée dans le passé de la télévision, antérieure même à l’invention de l’audimat sur les chaînes : la recherche de communication avec le public. La logique télévisuelle semble en effet s’inscrire dans la fonction originaire du petit poste : dispositif de transmission, machine technique à importer des contenus, invention faite dans la lignée du télégraphe, de la radio, du téléphone… mais certainement pas du spectacle. Toute l’histoire de la télévision reste marquée par son origine, sa marque fondatrice, sa vocation initiale – vocation que l’avenir ne paraît d’ailleurs pas menacer puisque le petit poste, rebaptisé écran d’un « réseau » généralisé, risque bientôt d’acquérir une dimension communicante accrue. Ainsi peut-on dire aujourd’hui, sans paradoxe, que la télévision court à grands pas vers son origine.

Le cinéma documentaire est impropre à la communication parce qu’il ne transmet pas d’informations quantitatives. Mais peut-être est-il propice à des informations de nature qualitative. On pourrait retrouver ici une distinction, utilisée dans l’économie moderne, entre des informations dites « codifiables », et des informations dites « tacites ». Les premières sont celles qui peuvent s’écrire, se quantifier, se transmettre en temps réel par des réseaux informatiques ; les secondes, en revanche, ne sont pas quantifiables et nécessitent, pour être accumulées ou échangées, la présence physique des uns et des autres dans une activité commune ; elles exigent non seulement de travailler ensemble mais aussi de travailler dans un même lieu qui permet de se rencontrer, de discuter, d’évaluer les réactions des uns et des autres, d’apprendre de concert, de progresser à l’intuition. Dans cette définition d’informations « tacites », on retrouve une caractéristique du cinéma documentaire : les informations susceptibles de figurer dans le film sont issues d’une expérience de tournage exigeant la présence physique des uns et des autres (équipe et intervenants) dans un même lieu. En d’autres termes, le cinéma documentaire est d’abord le produit d’un travail commun. C’est un processus de fabrication fondé sur du collectif, de l’échange vivant, de l’interaction physique entre individus.

On pourrait donc dire que certaines informations ont droit de cité dans le cinéma documentaire, à condition de rester le produit d’une expérience. La même réserve doit s’appliquer à l’idée de communication : on parlera de communication pour évoquer la transmission de données qualitatives, à condition de souligner que ladite communication n’est pas dénuée d’un certain flou artistique. Au mieux un film documentaire peut-il communiquer la qualité d’un travail partagé, c’est-à-dire un échange, une confrontation physique, une pensée collective – avec tous les aléas inhérents à de tels moments ; mais ce film ne sera jamais capable de communiquer des données étrangères à toute forme d’expérience sensible. En ce sens le cinéma documentaire ne sera jamais du pur concept.

Le cinéma documentaire s’appuie sur une expérience inédite et chaque fois renouvelée : la rencontre d’un filmeur et d’un filmé. Mais comment transmettre cette expérience? Comment représenter la rencontre qui la constitue? Y a-t-il matière à générer là une quelconque information? On sait que toute rencontre semble susciter une expérience très complexe : difficile à cerner, source d’indétermination, inapte à se mouler dans un cadre prédéterminé. Au point qu’on peut légitimement se demander : qu’est-ce qu’une rencontre? C’est l’occasion d’évoquer la « Théorie de l’esprit » (theory of mind) chère aux cognitivistes et neuro-biologistes : le cerveau humain se caractérise par la capacité d’attribuer à autrui des pensées et des états mentaux. Par exemple : je regarde Paul et, sans même qu’il prononce un mot, en observant seulement son expression faciale, je puis me dire : Paul est en colère contre moi. Une telle attribution caractérise l’homme parce qu’elle rend possible l’échange intersubjectif, c’est-à-dire ici une rencontre définie comme relation circulaire entre deux individus : chacun projette sur l’autre sa propre capacité à penser, chacun interprète les intentions d’autrui, chacun sait que l’autre sait.

Voilà l’expérience complexe que doit transmettre le cinéma documentaire : une rencontre indéterminée, une rencontre qui apparaît à la fois rencontre et rencontre de la rencontre, une rencontre « sans fin ». Pour montrer une telle expérience, le film documentaire doit lui donner un visage, la figurer. Il doit faire une « représentation de la rencontre de la rencontre ». Par là-même, il se situe à un troisième niveau de représentation.

Nous voilà loin des procédures d’information propres à la théorie de la communication. Le cinéma documentaire – par définition, pourrait-on dire – opère très haut : il se situe d’emblée au troisième étage du réel. C’est là que se trouve son socle, sa base, son territoire d’origine, le point de départ à partir duquel il peut encore opérer, à condition de toujours remonter vers des niveaux supérieurs de représentation.

Pour éprouver concrètement ce processus, exportons les (bonnes) idées de la « Théorie de l’esprit » sur le terrain de l’ethnologie. Imaginons par exemple qu’un explorateur occidental rencontre, au coeur de la Nouvelle-Guinée, un papou qui n’ait jamais vu d’homme blanc. La rencontre des deux hommes est marquée par le fait que chacun se demande : que pense de moi cet « autre » en face de moi? Me veut-il du mal, me veut-il du bien, comment et pourquoi? L’expérience est simultanément une rencontre de ces deux hommes, et une rencontre de leur rencontre : que pense l’explorateur, que pense le papou de l’explorateur, que pense l’explorateur de la pensée qu’il attribue au papou, etc. L’expérience est « sans fin », elle se développe en cercle et induit un patient processus de reconnaissance de l’autre. Supposons maintenant qu’un cinéaste, tierce personne, veuille filmer cette scène. Pour bien faire, il doit rendre compte de la circularité de la rencontre à laquelle il assiste. Mais comment la figurer? Existe-t-il une information susceptible de rendre compte d’un tel processus, et laquelle? On devine les impasses auxquelles aboutirait un film qui chercherait une représentation unitaire de cette expérience multiforme. Le cinéaste doit composer avec une matière très fugace, en incessant devenir. Et pour peu que ce cinéaste soit en même temps l’explorateur, on devine le surcroît de difficulté auquel il se trouve confronté. Or ce qui est valable d’une rencontre avec un papou de Nouvelle-Guinée l’est tout autant d’une rencontre avec un jivaro du nord de l’Amazonie ou avec une boulangère de l’est parisien. Supposons en effet que notre cinéaste ait décidé de tourner un film documentaire sur sa boulangère. Celle-ci se demandera pourquoi on vient la filmer ; le filmeur, à son tour, se demandera ce que la boulangère pense du tournage ; celle-ci, en retour, réfléchira à ce que le cinéaste pense de ce qu’elle pense du tournage ; etc.

Ces quelques exemples visent seulement à rappeler qu’une rencontre, objet privilégié du cinéma documentaire, n’est pas susceptible d’être « informée » de manière univoque ; elle n’est ni quantifiable, ni transmissible avec précision. C’est le principe de Heisenberg appliqué au documentaire : la position de l’observateur agit sur l’observé, donc sur l’observateur, etc. On n’en sort pas, sauf à admettre que la soi-disant information relatant la rencontre est tout aussi surdéterminée que la rencontre elle-même. Surdéterminée, c’est-à-dire multiple, contradictoire, ambigüe. Source de malentendu.

Face au malentendu, le cinéaste est tenté de répondre de deux manières : soit tout filmer, pour ne rien perdre de l’expérience, pour tenter de la circonscrire en exprimant à la fois différentes vérités contradictoires ; soit s’astreindre à la parcimonie, voire à la rareté, pour rechercher une vérité unique, intime, essentielle. En schématisant, on peut parler ici d’une ligne de partage entre les partisans du « tout montrer », et les partisans du « mieux montrer ». Les uns poursuivent la profusion du monde, les autres veulent révéler l’essence des choses. Il semble que nombre de documentaristes se sentent obligés de choisir l’une ou l’autre voie. Pourtant, il se pourrait que toutes deux soient vouées à une même impasse, car issues d’un même présupposé erroné.

Des deux tendances, celle qui veut « tout montrer » est évidemment la moins « film d’auteur », la moins « documentaire de création » – pour tout dire : la moins chic. A croire qu’il suffit de gros moyens pour s’approprier le monde, à confondre quantité et qualité, cette tendance fait même un peu « nouveau riche ». On en voit le signe à son équipement. La méthode du « tout montrer » est en effet pourvue d’une large panoplie technique, dotée de tous les outils adéquats, soucieuse de rentabiliser au maximum chaque figure de style : on y exalte le zoom (surtout arrière) qui, dans une même visée, cherche à obtenir à la fois le plan serré et le plan large ; on pratique le panoramique qui, dans une même saisie, attrape la scène de gauche et celle de droite ; on n’oublie pas le recadrage qui, par-delà les aléas de l’action, se « recolle » vite au sujet en espérant que rien ne s’est perdu ; on a éventuellement recours au multi-caméra qui, couvrant tous les axes possibles de vision, ne laisse aucune possibilité d’angle mort… En somme, c’est une manière de filmer qui veut englober le monde et, dans ce but, transforme les outils cinématographiques en matériel de visionnement.

Le « tout montrer » est ainsi, autant qu’une manière de filmer, un état d’esprit très inquiet. D’où lui vient une telle inquiétude? Pourquoi une telle peur du hors-champ? On peut certes admettre qu’il soit utile de « tout montrer » dans la captation d’un match de football. Mais pourquoi éprouver l’angoisse de la perte dans une expérience documentaire? N’est-ce pas prendre le tournage pour du filmage tous azimuts? Confondre le filmé et le filmable? Faire d’une caméra-regard une caméra-surveillance?

Surveiller / se rassurer, voilà probablement l’arrière-fond de cette méthode : il faut couvrir le monde, sinon de ses armées du moins de son regard ; concourir à un processus de contrôle plus ou moins avoué ; veiller à ce que rien ne subsiste d’invisible, en tout cas de « non-montrable » ; s’assurer que tout demeure assimilable, reproductible, cataloguable ; faire de l’oeil un principe d’ordonnancement ; appliquer au cinéma documentaire cette idée politique : il faut toujours maîtriser pour ne pas se laisser inquiéter (et réciproquement).

L’ennemi de l’ordre, outre le désordre, c’est aussi l’indétermination, l’à-peu-près. La méthode du « tout montrer » ne se résume donc pas à parcourir le monde. Elle doit aussi répondre aux risques de confusion. Elle doit réagir aux manques, absences, et autres malheureux trous de réel, par un surplus d’informations, dites complémentaires. Ceci peut s’obtenir par tous les ingrédients possibles d’un film. Ainsi du commentaire, considéré comme palliatif : ce qu’on ne voit pas bien dans l’image, ce qui n’est pas suffisamment explicite malgré les laborieuses descriptions du monde, ce qui n’est pas assez « informé », le devient soudain par les vertus d’un texte. Lequel texte est mis à contribution comme force d’appoint, « troisième oeil » de contrôle – alors que sa fonction pourrait être l’inverse : le texte viendrait perturber ce qu’on voit, contredire ou décaler les images, éventuellement les dénier… Et plutôt que verre grossissant, ce texte jouerait le superbe rôle du « traître à l’oeil ».

L’exemple du commentaire pourrait être élargi à de nombreux autres matériaux du film : dans la prise de son, au montage, au mixage, etc. On y trouverait détaillées mille manières de « tout montrer ». On verrait comment le souci d’exhaustivité se manifeste par le biais d’un principe de remplissage : remplir l’écran, l’image, le son, le spectateur… Surtout ne rien laisser vacant. Car l’ennemi, c’est le vide ; et l’angoisse, c’est d’en avoir peut-être laissé un morceau quelque part.

Encore une fois, il s’agit moins de technique que de posture et de rapport au monde : vouloir « tout montrer » revient à décréter que tout est montrable ; vouloir donner de la réalité une formulation exhaustive revient à dire que la réalité est totalement formulable. En définitive, la position de « tout montrer » revient à confirmer que le monde est à notre portée.

Le monde est à notre portée, certes, mais il faut se rappeler que c’est un monde multiple, complexe, contradictoire, souvent ambigu… Un monde plein de malentendus. Forts de ce constat, de nombreux cinéastes s’engagent alors dans la voie inverse : le « mieux montrer ». Ceux-là conviennent que le monde est si multiple qu’il ne saurait figurer tel quel dans une scène, aussi vaste soit-elle ; que la réalité est trop complexe pour être réduite à des informations. Et que, devant pareils débordements, il convient de mener un processus de simplification, voire d’épuration. On parlera ici de vérité intrinsèque, de sens profond et d’origine première, de mécanique intime, de coeur des choses ou d’énergie, de principe actif, de ressort secret… Toutes formules apparentées en ce qu’elles figurent une même métaphore de l’intériorité. Voilà pourquoi le travail du cinéaste devient une entreprise centripète : sculpter, dévoiler, révéler, faire office de médium, se mettre en quête de centre mythique.

Cette métaphore de l’intériorité repose pourtant sur quelques présupposés discutables. Du côté du cinéaste, on y affirme la prééminence d’un Moi empli de sa mission, seul capable de s’enfoncer dans le réel pour en dévoiler le sens caché ; du côté du monde, on veut croire que le réel ressemble effectivement à une gangue dont on pourrait extraire un noyau essentiel. Cette pensée masque bien sûr l’acte de fabrication du filmeur, c’est-à-dire le travail, la transformation simultanée du pseudo-centre et des scories périphériques. Pour tout dire, cette pensée élude l’intervention de l’outil. De fait, tandis que les partisans du « tout montrer » mettaient en exergue l’outil pour valoriser sa force de frappe, ici, chez les adeptes du « mieux montrer », l’outil est dissimulé comme un recours un peu honteux. On préfère penser que c’est le coeur des choses qui nous attire irrésistiblement. On laisse croire à un enfouissement inexorable et oh combien plaisant. La vérité s’affirme alors comme une aimantation, la vérité devient brûlure.

On retrouve dans ce cheminement toute une posture de documentaristes qui exaltent l’acte de filmer comme un acte de modestie, voire d’abnégation. S’effacer devant la force des choses, laisser parler la vérité des situations, ne pas brusquer le cours des événements, dévoiler la réalité des sentiments humains… Toutes ces attitudes relèvent d’un même rapport à l’autre, mêlant l’idée d’échange, de partage, de don, etc. Disons, pour être bref, qu’on voit se profiler ici les avatars d’une conception de la transparence, corrélative de l’intériorité évoquée ci-dessus.

Ainsi formulé, ce rapport à l’autre n’est pourtant pas sans danger. Il induit une conception moralisatrice, voire mystificatrice, de l’activité de cinéaste. Car la position de dévoilement est bien sûr tributaire d’un dispositif filmique englobant à la fois des outils et une manière technique. Et les adeptes du « mieux montrer » ont besoin – autant que les partisans du « tout montrer » – de moyens adaptés à leur cause. Sauf que leur cause implique précisément ici de cacher les outils à la vue de chacun. De fait, pour que la vérité éclose et que les rapports humains surgissent pleinement, il importe de ne pas mettre trop en lumière l’artifice (outil et utile) par lequel ils adviennent. Pour opérer le subtil dévoilement, il faut – autant que possible – se rendre invisible. Et c’est ainsi que le cinéaste qui se veut passeur s’oblige à devenir passe-muraille.

On mesure la différence avec le nouveau riche du « tout montrer » : celui-ci paradait avec sa batterie d’outils rutilants destinés à totaliser le monde, impérialiste par son appareillage autant que par son but ; celui-là, au contraire, se présente modeste et démuni. C’est un pauvre. Il lui incombe la tâche de parcourir le monde pour y trouver son chemin de Damas sous forme de vérité révélée et de rencontre avec autrui. Pauvre en quête de semblables, il devient le petit frère des pauvres.

Il y aurait beaucoup à dire sur les manières, et les moyens, de cette tendance documentaire. On peut la repérer à différents indices qui en font une marque très reconnaissable. Par exemple : l’exigence de face-à-face exclusif entre filmeur et filmé, c’est-à-dire le privilège accordé au rapport duel, le goût du contact rapproché. Lorsqu’il rencontre son prochain, le « mieux filmeur » aime se confronter sans détours et cherche à éviter l’interférence de tiers. Fi de la grosse équipe industrieuse qui voudrait s’assurer la propriété de l’échange par l’occupation militaire du terrain. Ici, on part en campagne avec tout son barda sur le dos. Ni intendance ni garde-flancs. Et puisqu’il faut se rendre invisible tout en favorisant le face-à-face, on minimise l’appareillage emporté. Diverses solutions peuvent y concourir : filmer seul, miniaturiser l’outil jusqu’à le rendre quasi-invisible (à quand les caméras de la taille d’un verre de contact avec lesquelles elles seraient confondues?), gommer la présence agressive du matériel technique (par habituation progressive, voire par acculturation)… Dans tous ces cas, on cherche à inscrire l’acte de filmer dans le prolongement du corps. On affirme que c’est le corps qui parle, et non l’outil. On veut que ce soit un homme qui s’adresse à un autre homme, et non un cinéaste qui filme un individu (démuni de caméra).

En réalité, il y a, chez les partisans du « mieux montrer », un goût affirmé pour la méthode artisanale, avec ses habituels corollaires humanistes concernant la vérité des rapports humains ; tout comme il y a, chez les partisans du « tout montrer », un goût pour la méthode militaro-industrielle qui aime couvrir le monde de travellings et les cieux de caméras-espions. Soyons plus précis, quitte à être excessif. Il y a chez les premiers une certaine forme de passéisme (tendance pré-industrielle), à vouloir occulter toute médiation trop criante dans les rapports humains, notamment dans le travail ; tout comme il y a chez les seconds un relent de capitalisme triomphant, à vouloir se rendre maître-oeil du monde. Mais il existe aussi un point commun entre eux. Le filmeur apparaît, dans les deux cas, comme celui qui ne sera jamais mis en question, celui dont le pouvoir ne saurait être véritablement contesté. Et la caméra, qu’elle soit visible ou invisible, s’y montre toujours omniprésente. Chez l’un, la caméra est omniprésente afin de maîtriser la totalité des hommes et des regards : c’est une caméra « à tout voir », de type policier ; chez l’autre, la caméra, devenue transparente, existe potentiellement partout : personne n’est à l’abri, personne ne peut savoir s’il n’est pas filmé par l’outil invisible – ce qui aboutit au même résultat que dans la méthode policière.

Au bout du compte, nous assistons à un débat de dupes entre le « tout filmeur » et le « mieux filmeur ». Le premier tire sa puissance de sa visibilité, le second de son invisibilité. L’un est un nouveau riche, mais l’autre est un faux pauvre. Et tous deux relèvent d’une même situation privilégiée car il ne croient pas au travail. Ils méprisent le travail. Il y voient la preuve trop criante de leur intervention. Ils préfèrent penser que le monde s’est livré de lui-même. Ils se gardent de nous rappeler qu’ils fabriquent – au sens laborieux du terme – une vision ; que cette vision doit se construire et reconstruire ; qu’elle engage un mode de transformation incessant ; qu’elle abolit toujours une réalité au profit d’une autre réalité ; ils feignent d’oublier que l’oeil du cinéaste est l’oeil de la perturbation : autoritaire, violent, révolutionnaire et poétique.

Le monde est complexe, comment le filmer? On peut soit chercher à traduire exhaustivement la complexité, soit vouloir extraire le simple du complexe. Dans ces deux cas, pourtant, on est dans un accompagnement du réel. On veut « faire entendre » le réel. On respecte l’idée d’une conformité, aussi difficile soit-elle à établir. On reste dans un processus de fidélisation (avec la crainte de passer pour un époux volage), de filiation (avec la crainte de paraître mauvais fils), mais jamais dans un rapport de parentalité : ce rapport qui admettrait enfin qu’on fabrique du réel comme on fabrique des enfants. Pourtant le cinéaste documentariste n’est-il pas toujours en train de « concevoir » le réel, c’est-à-dire d’en fabriquer des modèles, des échos, des métaphores? N’a-t-il pas, comme avec les enfants, un rôle ambivalent : initiateur d’une histoire qui lui échappe, énonciateur d’une parole aussitôt déformée? Voilà le genre de complexité qu’entretient le cinéaste avec le monde. Il contribue à son caractère ambigu, contradictoire, surdéterminé. Il s’y mêle et le redouble. Il est juge et partie. Comme tout autre, et plus encore qu’un autre, le cinéaste est une figure du malentendu.

Faire l’éloge du malentendu, c’est faire l’éloge du trop-plein autant que des manques et ratées. C’est, par là-même, exprimer la profonde discontinuité constituant notre rapport au monde. Une telle discontinuité, soulignons-le, est le fruit du travail. Peu importe qu’on le nomme art ou industrie, création ou divertissement, rapport marchand ou communion d’esprits, tâche exaltante ou sale besogne : aucune de ces formules ne peut masquer qu’il y ait transformation, construction, mise en oeuvre d’une réalité inédite. En d’autres termes, et au risque de paraître quelque peu tautologique, la première caractéristique d’un film, c’est d’être un film : médiation avouée, intervention délibérée. Et filmer, c’est prendre le risque du malentendu parce que c’est pratiquer l’ouverture incontrôlable : promouvoir une parole qui dépasse la seule information ; permettre une profusion de sens irréductible à toute communication stricto sensu ; manier un outil qui autorise les voix simultanées, le non-dit, l’interprétation. Voilà pourquoi le cinéma documentaire sera toujours moins habile à transmettre des valeurs qu’à proposer des formes d’intersubjectivité : auteur et spectateur, filmeur et filmé, ou tous autres couples prêts à l’échange imprévisible – blancs de sons, noirs d’images, hors-champs variés. Le malentendu ne doit pas être confondu avec l’erreur, ni avec le silence. Le malentendu, c’est ce qui est « mal-entendu », c’est-à-dire : « mal-bien-entendu ». Il nous oblige à écouter et à regarder avec un surcroît d’attention, il nous met en position intentionnelle vis-à-vis d’autrui, il nous décide à agir sur le monde alentour.

Le malentendu, c’est ce qui nous fait travailler.

Texte de François Caillat publié dans la revue “Images documentaires” n°32/33.